Au bout d’une éternité, je me décide à me remettre debout. Ça ne sert à rien de rester là. Mes pensées ne se sont pas miraculeusement éclaircies et je n’ai pas arrêté de me dégoûter. En partant, j’essaie de récupérer le fragment rocheux. Il est isolé, séparé de la stèle, depuis tellement longtemps... D’après les brumes, c’est particulièrement douloureux. La pierre s’effrite dans ma main dès que j’y touche. Le Yokai est trop affaibli. Il… Il se révèle plus simple de détruire ce morceau que de tenter de les réunir. Je ne sais pas quelles seront les conséquences, mais je ne suis pas capable d’y réfléchir. Je me dirige vers la sortie, dans un état second. Je pourrai trouver plus d’informations, peut-être des réponses à des questions…
Mais là… c’est juste trop d’un coup. Je ne peux pas encaisser plus.
À l'extérieur des égouts, les hukas sont toujours aussi denses et omniprésentes. Les volutes me portent les mille murmures qui charrient la peur panique des habitants. Jamais un tel phénomène ne s’est produit, chacun pense à une attaque de Yokai majeur. Même les Lames de Sang ne savent pas à quoi s’attendre puisque toutes les stèles sont intactes.
Et là…
Les brumes me demandent ce que je souhaite. Plusieurs images me viennent en tête. Même si les bâtiments sont renforcés par la mistergie, elles pourraient les ronger et tout détruire petit à petit. Au contraire, je pourrai exiger la libération de tous les Yokais d’un coup et provoquer la fin de Néo-Knossos. Je reste sans réaction, comme anesthésié. Elles peuvent aussi revenir à leur état normal si cela me soulage. Par contre, elles ne peuvent pas quitter la ville. Elles n’ont jamais pu. Tant que des Yokais sont piégés ici, elles sont enchaînées là, irrésistiblement attirées.
Je ne sais pas.
Est-ce qu’il ne serait pas plus simple de faire table rase de tout ? Les volutes ne me poussent dans aucune direction. Elles sont juste curieuses de ce qui soulagerait ma peine. Isolé sur une route abandonnée d’un étage déserté, je dois être la seule personne sortie dans tout Néo-Knossos. Tous les autres habitants doivent attendre l’apocalypse, terrifiés. J’ai provoqué ça. Est-ce que je suis un monstre ? Pourquoi m’a-t-on créé ? Pour que je provoque ça ?
Des bruits de pas.
Mon cerveau refuse de l’accepter un premier temps. Qui viendrait ici ? Mais les sons deviennent de plus en plus forts. Comme dans un rêve, je me dirige vers l’origine, les volutes restant près de moi prêtes à me protéger. Lumi finit par émerger des hukas. Les bras crispés contre son ventre, il fixe le sol, terrifié, la démarche mal assurée. Il semble sur le point de s’effondrer, autant à cause de la peur que de la fatigue, mais il poursuit son chemin, droit vers l’entrée qui mène au laboratoire.
Il est venu me chercher.
Je me précipite et je le serre contre moi. Il met quelques instants avant de réaliser et de me rendre mon étreinte. Il paraît au bord des larmes, à bout, mais il continue de prendre sur lui.
— J-Je suis d-désolé, je n’aurai pas dû…
Il s’accroche à mes vêtements, malgré mon passage dans les eaux usées.
— Tu es mon ami. Quoiqu’il arrive, tu es mon ami. Tu es toi, c’est ça le plus important.
Je crois que je le serre un peu trop fort, mais je ne parviens pas à me retenir. J’avais tellement, tellement besoin d’entendre ces mots. Que quelqu’un m’accepte quand moi-même j’ai du mal.
Autour de nous, les hukas se dissipent et retrouvent leur aspect normal.
~0~
Je passe plusieurs jours dans un état second. Je me souviens pas trop de ce qui est arrivé. C’est… brumeux.
Lumi s'occupe sans arrêt de moi. Il ne quitte pas l’appartement. En même temps, je crois que s’il partait, je ne le remarquerais pas. Je resterais assis sans bouger, sans manger, sans boire. J’ai… J’ai du mal à garder contact avec la réalité. Tellement de mal. Sans lui, je me serais laissé mourir je pense. Pas volontairement, je ne me sens pas triste ou désespéré. Juste… anesthésié. Ça fait beaucoup trop d’un coup, je n’arrive pas à assimiler tout ce que j’ai appris.
Je crois qu’Érika est venue à l’appartement à un moment. Elle a exigé de me parler, mais Lumi s’est montré inflexible. Il est allé sur le balcon pour parlementer avec elle, alors qu’il déteste ce lieu. Il a tenu bon, même s’il a conscience qu’elle aurait pu forcer le passage sans aucune difficulté. Il a confirmé que c’était moi qui avais réussi à rendre leur état normal aux brumes, sans préciser plus. Officiellement, lui, il ne sait rien, il se contente de gérer les effets secondaires, extrêmement violents. Érika n’a pas insisté. Je pense qu’elle a bien vu que c’était pas le moment, que ça n’aurait servi à rien.
Un soir, c’est Marianne qui est passée. J’ai cru qu’elle allait faire la morale à Lumi une nouvelle fois. Depuis plusieurs jours, Lumi ne s'occupe plus du tout de ses fonctions. Il reste juste avec moi, angoissé. Et les rumeurs… Quitter son foyer alors qu’il est jeune marié, ça fera jaser. Marianne ne lui a adressé aucun reproche. Elle lui a apporté des affaires, en ajoutant de ne pas s’inquiéter, qu’elle peut encaisser la charge de travail supplémentaire. D’autres Palladiums lui ont expliqué qu’elle n’avait pas à savoir ce qui se passe dans cet appartement, mais que c’est essentiel.
Et moi… Moi… Je suis juste resté apathique.
Les brumes ont tenté de communiquer avec moi pour me réconforter. Trop. Quoi que je fasse, je sens mon lien avec elles, je ne garde aucune part d’intimité, je partage la moindre parcelle de mon âme avec elles. Le fait de me souvenir a amplifié notre connexion et cela ne me laisse aucun repos. C’est… oppressant et intrusif, j’ai l’impression de ne plus m’appartenir. J’ai du mal à définir ce qui fait partie de mon corps ou non, les limites. Cette main qui bouge… C’est la mienne ? C’est à cause de moi ce mouvement ? Je ne sais plus…
Le temps passe. J’ai du mal à déterminer combien. Je ne parviens pas à organiser mes pensées, à avoir conscience de ce qui se déroule à côté de moi, d’où je suis. Parfois, des images, des informations qui me viennent d’autres niveaux ou quartiers m’emplissent. Un clignement d’yeux, je suis devant un cinéma, un deuxième clignement, je suis de retour dans l’appartement avec Lumi, qui me scrute avec anxiété. J’ai de plus en plus d’absences, j’ai de plus en plus de difficultés à fixer mon attention sur mon corps. Entendre Lumi jouer du piano m’aide à reprendre conscience, mais toujours seulement temporairement. C’est plus facile et réconfortant de juste de laisser mon esprit se fondre dans les brumes. Les doutes et les questionnements disparaissent.
Je suis au niveau 0, dans les misturs. Sous le sol, je sens les stèles qui m’attirent, qui m’appellent. Je ne peux pas les abandonner. Les Yokais m’ont toujours protégé. C’est un Yokai qui m’a sorti du Laboratoire d’Yseult et qui m’a offert une nouvelle vie. Enfant, dans l’entrepôt, quand un gardien m’a agressé, les hukas ont attaqué d’elles-mêmes le bâtiment jusqu’à ce que je ne sois plus en danger. Aujourd’hui, ce sont elles qui ont besoin de moi.
Parfois, je sens la présence de la Voix, dont la conscience est presque totalement fondue dans les brumes. Elle n’est plus capable de formuler une pensée ou de conserver son individualité, mais je sais qu’elle restera près de moi, à jamais. Il m’arrivera aussi la même chose un jour ? Ça me paraît bien. Ne pas réfléchir, juste être, demeurer pour toujours dans les volutes… J’ai hâte.
J’entends Érika qui hurle, furieuse. Quelqu’un secoue mon corps, mais cela ne suffit pas. Je remonte un peu, au niveau des dababs, des niveaux plus animés, curieux de voir les humains agir. J’ai du mal à saisir tout ce qu’ils font. Il me semble qu’à une époque, je comprenais mieux, mais je ne suis pas certain. Une lumière bleue clignote. Je crois qu’elle a un sens, qu’elle annonce… la pluie ? Pourtant, ce qui circule là entre leurs étranges constructions, c’est mon sang. Le sang des brumes. Pourquoi… Ah oui, je me souviens. Les humains doivent boire notre sang pour parvenir à survivre.
Je reprends conscience. Lumi est devant moi, des larmes dans les yeux. Il m’appelle doucement. Quand il voit que je réagis, il me fourre une cuillère de nourriture dans la bouche. J’ai un peu de mal à me souvenir qu’il faut déglutir, mais je finis par m’exécuter. Derrière lui, Érika me fixe avec une expression étrange. Je n’arrive pas à l’interpréter. Je me concentre sur Lumi. C’est plus important et plus simple. Il… Il n’a pas l’air d’aller bien, il semble plus frêle, plus fragile… Enfin, je crois. J’ai peut-être juste perdu l’habitude des humains.
Petit à petit, je sens que j’ai de plus en plus de mal à garder le contact avec mon corps. C’est fatiguant, et je ne vois pas trop l’intérêt. Enfin, si. Lumi. Cela le rassure, il paraît plus heureux quand je suis avec lui. Des larmes bordent souvent ses yeux. Yseult aussi était émotif. Trop altruiste et gentil pour son propre bien. C’est à cause de cela qu’il est mort, parce qu’il a été trahi par ses compagnons. Je ne sais pas d’où me vient cette certitude mais… je sais que c’est vrai.
C’est tellement vrai…
J’ai peur. J’ai tellement peur que cela me fait mal. Ce drame ne doit pas se répéter. Pas encore. Je ne supporterai pas de voir Yseult mourir une fois de plus.
— Ombre, qu'est-ce qu'il y a ?! Pourquoi pleures-tu ?
Je pose les yeux par hasard sur Lumi, paniqué à mes côtés. Il tient un mouchoir à la main et tente d’essuyer les larmes qui coulent sur mes joues. Il me fait mal sans le vouloir, mais cette souffrance physique me réveille. Je bouge les doigts. C’est la première fois depuis longtemps j’ai l’impression. Je les fixe sans trop réaliser. Il y a plus de volutes blanches qu'avant. Il y en a tellement plus.
J’essaie de me lever, mais je ne tiens pas trop debout. Je vacille et Lumi attrape mon bras pour m’aider. Une perfusion est plantée dans ma peau. Je tente de l’enlever, sans succès. Lumi finit par s’en occuper. Sans un mot mais avec mille hésitations, je me dirige péniblement vers la salle de bain. J’ai mal partout putain. C’est plus simple de me déplacer vaporeusement. Pourquoi je m’inflige ça ? C’est juste idiot. Je pourrai me sentir… pas mieux, juste moins mal. Arrêter de sentir.
Je me force quand même. Là, j’arrive à tenir un peu, je ne sais pas dans combien de temps je réussirai de nouveau. Quand je parviens enfin devant la glace, je me fige. Je me reconnais pas. Pas simplement parce que je n’ai plus l’habitude, mais aussi à cause de toutes les volutes, les preuves que je suis lié aux brumes. Je… J’ai l’impression que j’ai perdu en muscle. J’ai les joues creuses. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est moi ce fantôme blanc ?
C’est… étourdissant. Comment j’en suis arrivé à ne plus me reconnaître ? À différer à ce point ? À ne plus me sentir à l’aise dans mon corps ?
— D-Depuis c-combien de temps ? murmuré-je péniblement, d’une voix rauque.
Ma gorge est douloureuse. Putain, qu’est-ce qui s’est passé ? Lumi porte une main à son visage. Je sais pas s’il est soulagé ou s’il risque de se mettre à pleurer.
— Presque deux mois depuis… depuis le laboratoire. Six semaines que tu ne parles plus et trois semaines que tu ne réagis à aucun stimulus. Je pensais que… Je pensais que tu…
Je me tourne vers lui, son image superposée à celle de promeneurs du septième niveau. Il a besoin de moi et malgré ça, je sens que je suis en train de partir de nouveau. Faut pas putain, faut pas ! Du coin de l’œil, je distingue le rasoir de Lumi qui traîne. Je l’attrape sans une hésitation et, avant que Lumi puisse réagir, je me taillade le bras.
Un voile se déchire.
Tout devient plus clair, plus vivant.
Ce corps… C’est réellement le mien. Les sensations reviennent, m’assomment. La souffrance me sert d’ancre. C’est là que je dois rester putain, pas ailleurs.
Je me laisse tomber au sol, essoufflé. Je sens le froid du carrelage, la faim, la douleur de ma blessure, la fatigue dans mes muscles. Pourtant, tout ça, je m’en fous. C’est étourdissant et perturbant, mais putain, qu’est-ce que je suis heureux de retrouver toutes ces putains de contraintes. Et c’est pas le plus important. Je regarde Lumi qui s’est accroupi à mes côtés et qui panique de plus en plus. Il commence à soigner ma blessure, mais je le laisse pas terminer. Pour le moment, j’en ai besoin pour tenir.
Je me jette sur lui et je le serre durement dans mes bras. Je mets du sang partout sur ses vêtements mais je m’en fous. Je m’effondre en larmes. D’un coup… D’un coup tout me revient dans la gueule. La vérité sur ma création, un monstre hybride entre Yvanna et Yokai. Je me déteste, je sais pas ce que je suis, je me dégoûte, je ne veux pas faire du mal à ceux qui m’entourent, mais je crois que ça va arriver, j'aimerai fuir mais…
Lumi me caresse doucement le dos. Il est courbé sur moi, son visage contre mon épaule. Il me murmure des paroles rassurantes à l’oreille. Je ne comprends pas ce qu’il dit. Je suis pas sûr que ça ait du sens, lui-même semble pas bien du tout. Nerveusement, il est à bout. Je le sens bien, je devrais le réconforter. Mais je parviens juste à lui pleurer dessus.
— Je… J’ai cru que tu allais me quitter…
Lumi parle d’une voix sans intonation. C’est pas un reproche ni rien, juste une constatation sans âme. Je frémis. Je réalise à quel point il a raison, à quel point j’aurai pu lâcher prise. Mes mains se crispent sur sa chemise, dont une odeur pas très agréable se dégage. Pour qu’il se néglige à ce point… J’aimerai le rassurer, le détromper, mais je ne peux pas lui mentir. Pas après avoir passé autant de temps dans un tel état.
— Je… Oui. La vérité a failli… C’était trop pour moi.
J’ai du mal à organiser mes paroles. Lumi frémit contre moi. Une de ses mains se crispe sur mon dos et l’autre dans mes cheveux. Délicatement, il tire ma tête vers l’arrière pour me regarder dans les yeux. Je pensais le voir pleurer, mais il paraît confiant et sûr de lui. Fort. Il n’y a aucune tristesse, aucun doute ou hésitation. Cela me coupe le souffle, avant que je parvienne à reprendre pour terminer.
— Mais… Tu… Tu m’as sauvé.
C’est important de lui dire. Qu’il le sache. Que tout ce qu’il a subi, c’était pas pour rien, au contraire. Je me sens encore perdu, terrorisé par la vérité, perturbé par mon corps. C’est trop, c’est violent, je réussis pas à tout gérer. Là, tout ce qui me fait tenir, c’est le regard de Lumi qui semble si stable. Les doigts de Lumi, crispés, relâchent mes cheveux et viennent caresser doucement mon visage.
S’il essayait de m’embrasser, je le laisserais faire sans une hésitation. J’ai trop besoin de lui pour ne pas perdre pied de nouveau. Je veux pas sombrer de nouveau putain. Il se contente de poser son front contre le mien et de maintenir le contact visuel entre nous. Un sourire, aussi tendre que douloureux, fleurit sur son visage.
— Bon retour chez nous Ombre.
Je souris à mon tour et pose maladroitement mes mains sur sa nuque.
— Merci de m’avoir attendu…
— Tu m’as manqué, idiot.
La voix de Lumi tremble. Il a morflé pendant ces deux mois.
— Je sais… Moi aussi.
Il laisse échapper un petit rire, étranglé par un sanglot. Je lui souris plus largement. Même si c’est compliqué à gérer, dur à encaisser… J’ai une raison de tenir. Quelqu’un m’attend, je ne peux pas l’abandonner. Tant que je m’en souviens… Tout ira bien.
Très, très beau, ce chapitre sur la souffrance, le vide et l'amour. Ombre revient parce qu'il tient à Lumi.
Rien à redire. C'était touchant.
Et bien, sacrée grosse déprime doublée d'une sacrée grosse gueule de bois...
Plus sérieusement, rien à redire sur le chapitre si ce n'est qu'il est très bien écrit. Cest émouvant, on ressent parfaitement la détresse d'Ombre. Tu parviens à partager ses errements, sa détresse et ses questions existentielles. Tres joli.
Bon, on se doute que Lumi sera sa bouée qui le ramène à la surface, mais ça a être très touchant. J'avoue que je pensais qu'il y allait avoir échange de baisers, c'était le moment idéal pour Lumi, il a loupé sa chance !
" J-Je suis d-désolé, je n’aurai pas dû…" > aurais
"Je pourrai me sentir… pas mieux, juste moins mal." > je pourrais
"j'aimerai fuir mais…" > j'aimerais
"J’aimerai le rassurer, le détromper, mais je ne peux pas lui mentir" > idem, j'aimerais
Au plaisir de lire la suite
Lumi aurait pas dit lui à lui rouler des pelles, mais il est trop respectueux pour profiter de la faiblesse d'Ombre, en ayant parfaitement conscience qu'il voudrait pas vraiment en vrai, même s'il se laisserait faire x)
Merci pour les fautes ! Le conditionnel et le futur, c'est très compliqué chez moi visiblement ^^"""