Chapitre 13 : Arya - Mortier

Le lendemain, Arya découvrit les croix dans le tableau.

- Non, dit-elle. Je n’ai aucune envie de devoir réexpliquer les tâches inhérentes à chaque poste. Au moins un des deux doit rester au même endroit.

Gautier s’accroupit devant le tableau, réfléchit intensément puis modifia l’emplacement des croix. Aucun travailleur ne s’offusqua de son nouveau poste. Arya valida. La journée se termina aussi bien que la veille. Chaque jour, les travailleurs tournèrent jusqu’à ce que chacun ait essayé chaque poste. Par la suite, Arya constata que les croix ne bougèrent plus.

- Nous avons terminé la plaque de lianes, annoncèrent Amine et Bernard un soir après le dîner.

- Parfait. Nous allons enfin avoir une porte, répondit Arya.

La gestionnaire ramenait souvent des os de ses escapades. Les hommes se mirent d’accord sur l’accroche possible et enfin, l’air cessa d’entrer avec vigueur dans le dortoir.

- Il en faudrait deux pour que ça soit vraiment parfait. Une dehors et une dedans, annonça Arya.

- Nous en referons d’autres, promit Amine.

- Je vais vous montrer un autre tressage. Bernard ?

Sous ses ordres, il réunit une dizaine de cordes de lianes qu’il noua. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois car Arya ne parvenait pas à expliquer clairement ce qu’elle voulait. De plus, la réalité se confrontait à la théorie lue dans les livres et les deux mirent du temps avant d’enfin s’aligner. Elle lui demanda ensuite de nouer des cordes dans l’autre sens, avec un espacement de deux doigts entre chaque nœud.

- C’est un filet, reconnut Théobald. C’est pour pêcher du poisson ?

- Non, dit Arya. Quand ça sera fini, prévenez-moi.

- D’accord, dit Bernard.

Le lendemain soir, le tissage de cordes était terminé.

- Enfoncez dans les murs, là, et là, désigna Arya.

- C’est un hamac ! comprit Gautier qui regardait faire ses compagnons.

- Gautier, il est à toi, indiqua Arya en le lui désignant.

La gestionnaire constata que les yeux du travailleur brillaient. Il retenait ses larmes. Il s’installa dedans. Le hamac grinça un peu mais tint bon. Gautier regarda le sol, assez loin sous lui. Arya avait demandé à ce qu’il soit attaché haut. Il fallait grimper pour monter dedans. Gautier bougea un peu et constatant la solidité de l’ouvrage, il s’allongea sur le dos et ses épaules se détendirent.

- C’est super agréable !

- Plus de rampants sur soi la nuit. Moins de courants d’air et une température plus élevée en hauteur, énonça Arya. Tout le monde pourra en avoir un. Seule la vitesse de travail d’Amine et Bernard déterminera le moment.

Tous les regards se tournèrent vers les deux travailleurs.

- Apportez-leur des huîtres et des fruits et ils n’en travailleront que plus rapidement, lança Arya.

Tout le monde rit.

- Pour la gestionnaire, hip hip hip ? commença Gautier.

- Hourra ! crièrent tous les hommes.

Arya envoya un regard amusé vers Gautier qui lui envoya un clin d’œil en retour.

Le lendemain sonna la fin de la première lune depuis l’arrivée d’Arya sur la ferme. À l’aube, Jurt et trois transporteurs apparurent à l’horizon.

- Fais se rassembler les hommes sur la place centrale, Gautier ! ordonna Arya.

Ils sortirent.

- On doit mettre les mains sur la tête ? demanda Gautier.

- Non. Mettez-vous à l’aise.

- Il ne va pas apprécier, prévint Gautier.

- Son avis, je m’en fous.

- Bonjour, Arya ! lança Jurt avant de froncer les sourcils tandis que ses yeux détaillaient les travailleurs aux cheveux courts, glabres, propres et visiblement en grande forme.

Il grimaça puis se tourna vers Arya, qu’il détailla de la même manière.

- Tout va bien ?

- À merveilles, assura Arya.

Les transporteurs déposèrent des sacs d’avoine sur le sol.

- Voulez-vous visiter la rizière ? proposa poliment Arya.

- Vos hommes travaillent correctement ?

- Je n’ai aucunement à m’en plaindre, assura Arya.

- Qui est celui nommé Fred ?

Arya vit que le concerné allait lever la main. Elle lui fit discrètement signe de ne rien faire. Il se figea.

- Pourquoi ? interrogea Arya.

- Il vient d’un centre de correction, gronda Jurt.

- Je sais. Et alors ?

Jurt frémit. Elle n’était apparemment pas censée le savoir. D’habitude, les gestionnaires ne s’intéressaient pas au passé de leurs travailleurs.

- J’aimerais m’assurer de son obéissance, indiqua l’intendant.

- Fred m’apporte toute satisfaction. C’est un travailleur volontaire et investi qui comble toute mes attentes.

- J’aimerais m’en assurer moi-même.

- Ma parole ne vous suffit pas ? siffla Arya.

Jurt frissonna devant le ton glacial employé par son vis-à-vis.

- Si, bien sûr.

- Voulez-vous visiter la rizière ? répéta Arya.

- Volontiers.

- Josselin, Dustan, allez prendre votre poste, ordonna Arya. Gautier, tu prends en charge le domaine.

- Bien sûr, gestionnaire, dit Gautier avant de commencer à répartir les tâches.

Jurt observa le manège en grimaçant. Gautier faisait le travail censé être effectué par Arya. Il garda le silence. Devant la rizière, il hocha la tête de satisfaction.

- Quand allez-vous en semer davantage ? demanda-t-il.

- L’année prochaine, indiqua Arya. Il est trop tard pour en faire davantage.

- Vous n’aurez pas assez de nourriture si vous en faites si peu ! prévint Jurt.

- Qu’y puis-je si je suis arrivée à la fin de la période de semi ? répliqua Arya. Si les urbains veulent du riz, il leur faudra fournir à mes hommes de l’avoine une année de plus. D’ailleurs, si je pouvais avoir du maïs à la place de l’avoine, ça serait idéal.

Jurt lui lança un regard ahuri. Du maïs ? Ils en débordaient et ne savaient qu’en faire. Il hocha la tête, en clignant rapidement des paupières.

- Je suppose que vous ne voulez pas de travailleurs supplémentaires, dit Jurt.

- Ce domaine peut en accueillir cent. C’est le nombre que j’espère obtenir au plus tôt, répliqua Arya.

- Vous n’avez pas besoin de cent hommes pour vous occuper d’un si petit espace. Je vous en donne dix de plus. Vous aurez le reste le moment venu.

- C’est-à-dire ? lança Arya.

- À vous de me le dire. Quand commencerez-vous à déblayer des espaces supplémentaires de rizières ?

- En hiver, annonça Arya.

- Vous les aurez à ce moment-là. Pas avant.

Arya acquiesça. Le compromis se tenait.

- Quand récolterez-vous ?

- Au début de l’automne.

- Vingt hommes suffiront ?

- Oui, répondit Arya.

- Je vous enverrai l’huissier à la fin de l’été. Il réalisera le comptage et vous donnera votre part. Je vous laisserai négocier avec lui la continuité de la livraison de maïs.

- Pas de problème, précisa Arya, ravie de la tournure de la conversation.

Ils retournèrent à la ferme où tous les hommes tressaient des lianes.

- Que font-ils ? demanda Jurt.

- Ce que je leur ai demandé, cingla Arya.

Jurt grimaça puis se dirigea vers les transporteurs. Ils partirent pour revenir rapidement avec trois hommes, aussi sales et mal en point que les dix premiers à leur arrivée. Ils se tinrent debout, les mains sur la tête, sans bouger. Ils furent rapidement dix.

- Merci, Jurt. Vous pouvez retourner à vos affaires, lança Arya.

L’intendant grimaça d’être ainsi congédié mais il s’envola. Dès qu’il eut disparu à l’horizon, Arya lança :

- Messieurs, soyez les bienvenus. Baissez les mains et regardez-moi.

Ils obéirent.

- Je m’appelle Arya. Je suis la gestionnaire de ce domaine et voici Gautier, le contre-maître.

Les hommes se tournèrent pour suivre la direction de la main gauche tendue d’Arya. Gautier resta impassible mais Arya lut dans son regard une immense fierté. Les nouveaux travailleurs sursautèrent. La personne désignée était l’un d’eux. De plus, il semblait en très bonne santé et se tenait appuyé contre un mur dans une attitude sereine, tout leur contraire.

- Gautier, je te laisse les informer. J’ai besoin de connaître leur poste au plus vite. À partir de maintenant, le service sera toujours effectué par deux travailleurs mais les lianes sont retirées de leurs missions. Deux d’entre vous réaliseront cette unique tâche.

Les dix anciens hochèrent la tête. Les autres restèrent muets et immobiles, les yeux écarquillés.

- Je rajoute également une ligne « Chaux ». Le travail nécessite d’être capable de gérer du feu.

- On l’avait deviné, s’amusa Fred.

- Chaux, pas chaud, précisa Arya.

Les hommes rirent.

- Pas le contraire de froid, se corrigea Arya. Je parle du matériau.

- Désolé, dit Fred. J’ignore ce dont vous parlez.

- Tu vas vite apprendre. Je veux que tu sois l’un des deux premiers volontaires.

- Bien, madame, répondit Fred.

Gautier mit la croix dans la bonne case. En prévision de l’arrivée des nouveaux, la tablette d’argile avait été agrandie, beaucoup trop, Arya en ayant espéré davantage. Elle ferait avec.

- Le sable avance bien trop lentement. Je vous mets à quatre sur ce poste. Émile, tu seras en charge du groupe.

- Avec plaisir, madame, annonça l’homme.

- Je voudrais que cet endroit devienne réellement une ferme, c’est-à-dire dispose d’un potager et d’animaux, annonça Arya.

- L’intendant a accepté de vous fournir les semences et les reproducteurs ? s’étonna Fred.

- Non, dit Arya. Il va falloir aller les chercher dans les fermes qui en ont. Une poignée suffira. Je vais avoir besoin d’espions. Vous entrez. Vous vous mêlez aux travailleurs sur place. Vous les regardez faire. Vous vous remplissez les poches et le soir, je viens vous chercher.

- Personne ne dira rien ? s’inquiéta Josselin.

- Les travailleurs ne cracheront pas sur une aide inattendue. Non, personne ne dira rien.

- La terre ici est mauvaise. Rien ne poussera, prévint Amine.

- Vous avez transformé des marécages en rizière. Il vous suffit de faire pareil. Si vous avez besoin de terre, les deux préposés au potager pourront aller en récupérer là il y en a et je la ramènerai ici, si vous le souhaitez.

- La terre restera mauvaise sans apport, prévint Amine.

- Il suffira de transformer nos déjections en engrais. Je vous expliquerai comment on fait.

Les travailleurs hochèrent la tête.

- Pour la terre et les semences, d’accord, mais mettre une poule dans une poche va être compliqué ! fit remarquer Dustan.

Les dix anciens rirent. Les dix nouveaux restaient bouche bée face à cet échange surréaliste.

- Nous n’aurons pas des poules, mais des canards. Je vous attraperai des canetons, indiqua Arya. Une fois adultes, il suffira de leur ôter quelques plumes au bout des ailes pour les empêcher de voler. Ils aimeront bien vivre ici, avec autant d’eau. J’ai demandé et obtenu du maïs.

- Nous allons pouvoir manger du canard ? s’exclama Alexandre.

Les anciens se lancèrent des regards ravis. Les nouveaux ne comprenaient clairement pas.

- Et des œufs, compléta Arya amenant un sourire sur tous les visages. Les futurs éleveurs devront réaliser l’enclos. Nous disposons d’un peu de bois, d’os et de cordes. Il va falloir se montrer inventif. Je vous laisse en discuter entre vous.

Arya déploya ses ailes devant les nouveaux médusés et partit vers les marécages ramasser des lianes. À son retour, les hommes n’avaient pas encore terminé de répartir les tâches. Elle leur laissa davantage de temps. Au retour suivant, toutes les croix étaient placées. Arya avalisa les choix.

Arya mena Fred et un nouveau nommé Derby vers une ferme isolée.

- C’est une ancienne ferme à chaux, indiqua Arya. Elle a été abandonnée par manque de gestionnaire.

- Par manque de travailleurs, vous voulez dire, la corrigea Fred.

- Non, de gestionnaire. Des travailleurs, il y en a autant qu’on veut. C’est une telle tristesse !

- Que voulez-vous dire ? demanda Fred tandis que Derby écoutait sans oser entrer dans cette conversation à laquelle il n’avait pas l’habitude.

- Les humains se reproduisent aisément et à une vitesse ahurissante, indiqua Arya.

- Un bébé par an, c’est lent, non ? répliqua Fred.

- C’est toujours mieux que le zéro des ailés, indiqua Arya.

- Zéro ? Comment ça ? Vous êtes tous stériles ?

- Non, mais presque. Les naissances sont si rares ! La plupart des couples essayeront toute leur vie sans jamais obtenir la descendante tant désirée. Certains en obtiendront un. Les plus chanceux deux. Les purs y arrivent mieux mais jamais un pur n’acceptera d’être gestionnaire.

Fred pencha la tête et lui lança un regard narquois.

- Je ne suis pas pure, gronda Arya.

- Vous en avez sacrément l’air ! répliqua Fred.

- Je ne suis pas pure, répéta Arya, agacée. Bref, c’est de gestionnaire qu’on manque, pas de travailleurs.

- Pourquoi est-ce triste ? insista Fred.

- Parce que si on vous laissait vous occuper vous-même de vos terres, vous seriez parfaitement en mesure de produire pour vous et pour nous. Si au lieu de les obliger à se soumettre, les ailés travaillaient main dans la main avec les humains, une immense majorité de la population y gagnerait.

- Pourquoi la majorité ne se soulève-t-elle pas ? demanda Fred alors que Derby frémissait.

- Contre les rouges, leurs épées, leurs flèches et leurs canons ?

Fred grimaça.

- Les purs commandent et les autres crèvent à leurs pieds, en conclut Arya.

Fred eut la bonne idée de ne rien répondre.

- On fait quoi ici ? demanda Derby.

- De la chaux, répondit Arya. Les roches blanches que vous voyez là…

- Ce sont celles ramassées sur la montagne, reconnut Fred qui avait tenu ce poste une fois, avant de préférer la plage.

- En effet. Il faut les mettre dans ce four, qui devra d’abord avoir été beaucoup, mais vraiment beaucoup, monté en température. Tout le bois que vous voyez là…

- Et qui vient de la forêt, reconnut encore Fred. On se demandait ce que vous en faisiez !

- Je pense que tout le stock y passera dans la journée.

- Toute notre collecte en une fois ? s’étrangla Fred.

Une lune entière de travail partirait en fumée.

- Une fois le four très chaud, vous jetez les cailloux et les coquillages dedans. Puis, vous sortez le tout et vous le mettez dans cette meule afin que le résultat soit réduit en poudre. Cette poudre, c’est de la chaux. Vous la récupérez et la mettez dans un sac de transport. C’est clair ?

- Oui, madame, répondit Fred.

- Parfait.

Arya se rendit dans les marais pour récupérer des lianes. Lorsque le soleil fut au zénith, elle alla chercher les trois sacs de calcaire pour les amener à Fred et Derby.

- Vous y arrivez ? en profita-t-elle pour demander.

- Oui, madame. La meule est presque pleine. En revanche, nous avons beau essayer, elle est impossible à bouger. Elle doit être trop vieille. Avons-nous fait tout ça pour rien ?

- Il faut cinq bœufs pour déplacer cette meule, indiqua Arya. Évidemment que vous n’y arrivez pas à deux.

- Nous ne disposons pas de cinq bœufs, fit remarquer Derby.

- Nous avons mieux que ça, dit Fred en souriant. Je vous attache, madame ?

- S’il te plaît, répondit Arya d’une voix douce.

Derby observa, interloqué, Fred attacher Arya à la meule, tel un animal de bât. Arya se concentra, respira profondément puis s’éleva jusqu’à la limite des cordes. Elle mit alors toute sa force. Dans un battement d’ailes puissant, elle s’avança, faisant bouger la meule mais celle-ci l’empêchant d’avancer, elle géra mal la restriction et tomba lourdement sur le sol. Fred se précipita pour l’aider à se redresser tandis que Derby restait figé, trop choqué pour bouger.

- Ça va, madame ?

- Oui, dit Arya avant d’exploser de rire. Je dois moi aussi apprendre à faire ça. C’est nouveau.

- Vous voulez recommencer ?

- Bien sûr ! s’enthousiasma-t-elle.

Elle adorait les défis. Celui-là lui plaisait bien. Cette action nécessitait une finesse de vol, un contrôle précis, de la force toute en subtilité, une gestion rigoureuse. Au deuxième essai, elle ne tomba pas. Au troisième, elle parvint à faire un quart de tour. Puis un demi. Puis elle enchaîna les tours en riant. C’est amusant de voler en tournant en rond. Finalement, elle se posa. Une fine poudre se trouvait au fond de la meule.

- Vous ramassez et essayez d’en perdre le moins possible. Je reviendrai plus tard pour recommencer. Vous pensez pouvoir en faire combien comme ça ?

- Trois, peut-être quatre fournées.

- Parfait. Je vais vous chercher du bois et je reviens.

Fred hocha la tête. Derby restait muet et immobile. Arya réalisa des allers et retours toute la journée. Elle ne se ménagea pas.

Le soir, Arya constata que les nouveaux souriaient. Le dîner d’avoine, d’huîtres et de camérisiers acheva de les convaincre. Les hommes avaient bien travaillé. Tous les nouveaux venus avaient les cheveux courts et le visage glabre. La moitié était propre. Gautier et un nouveau étaient revenus avec des centaines de graines. Ils discutaient du meilleur emplacement pour le potager, de la répartition des graines, des associations profitables. Arya alla se coucher éreintée mais heureuse.

- Madame ? Ailé à l’horizon ! la prévint Gautier alors qu’elle avait réuni les hommes peu après l’aube pour leur parler.

Arya plissa les yeux. Jurt. Que venait-il faire là ?

- Non, non ! s’écria Gautier en direction des nouveaux. Notre gestionnaire ne veut pas. Agissez comme s’il n’était pas là.

Arya s’avança pour accueillir l’intendant qui venait de se poser. Il jetait un regard mauvais aux travailleurs répartis sans ordre un peu partout.

- Bien le bonjour, intendant. Je ne m’attendais pas à vous revoir de si tôt ! Que puis-je pour vous ?

Sa présence la dérangeait mais elle n’avait aucune raison de mal l’accueillir.

- J’ai fait des recherches.

Pas de formule de politesse. Arya retint. S’il se permettait de lui parler de la sorte, elle pouvait lui rentrer dedans en retour.

- Tant mieux pour vous si vous avez du temps à perdre, répliqua Arya.

Les lèvres de Jurt tremblèrent.

- Je ne trouve nulle part trace d’une Arya. Vous n’apparaissez dans aucun registre, ni pure, ni impure. Où avez-vous été formée ?

- Vous voulez dire que les registres sont incomplets ? ironisa Arya. Mais qui a bien pu mal faire son travail ? Vous devriez demander qu’une enquête soit ouverte !

Jurt se crispa. Accuser un démographe ou un intendant était grave !

- Qui êtes-vous ? cracha Jurt.

- Celle qui va fournir du riz au couple régnant, au grand prêtre et à l’artiste suprême.

La réplique cloua le bec de Jurt. Il recula comme si elle l’avait giflé.

- Maintenant, barrez-vous, ordonna Arya.

- Vous ne… commença-t-il.

- Quittez mon domaine ! articula méchamment Arya.

Arya vit Jurt regarder derrière elle et trembler. Elle supposa que ses travailleurs venaient de s’avancer, menaçants, vers l’intendant.

- Vous êtes tarée ! dit-il avant de s’envoler.

- Vous avez du cran, à n’en pas douter, dit Gautier en se plaçant à sa droite. Il reviendra ?

- J’espère bien ! Il doit m’apporter du maïs et des travailleurs. Et il reviendra chercher son riz. Bien sûr que nous allons le revoir.

- On fait quoi maintenant ? demanda Gautier.

- Pas de chaux aujourd’hui. Nous manquons de matière première. L’activité sera remplacée par « mortier ». J’ai besoin que le binôme soit composé d’un mec intelligent et d’un autre endurant physiquement. Restez tous autour de moi pendant que j’explique. Ceux qui comprendront pourront se placer dans la catégorie des « intelligents ».

Les travailleurs s’approchèrent.

- Pour faire du mortier, il faut mélanger de la chaux et du sable, dans un ratio de huit pour deux.

- Personne n’a compris, dit Gautier en embrassant rapidement l’assemblée du regard.

- Je me doute bien, le rassura Arya. Cela signifie que quatre-vingts pourcents du mélange devra être de la chaux et vingt pourcents du sable.

- C’est pire, indiqua Gautier.

Arya rit avant de se tourner vers son contre-maître.

- Gautier, tu ne voudrais pas te taire deux minutes et me laisser expliquer ?

Le concerné s’excusa d’un geste. Arya put reprendre :

- Ceci est un bol, dit-elle en montrant l’objet. On va prendre ce contenant comme mesure mais vous pourrez prendre autre chose. Maintenant, ceci est également un bol ou plus exactement, la représentation d’un bol.

Elle traça un demi-cercle dans la terre devant elle à l’aide de son bout d’os.

- Ceux qui sont déjà perdus peuvent s’éloigner, indiqua Arya.

Trois choisirent de ne pas écouter la suite, dont Fred. Elle dessina dix bols.

- Ceci est le mélange final, dit Arya. Dix bols. Sur les dix, huit doivent contenir de la chaux – elle les entoura – et les deux derniers du sable. Mais encore une fois, le bol n’est pas la seule possibilité.

- On peut tout aussi bien mettre une poignée ou une marmite, tant qu’on met huit de l’un et deux de l’autre, dit Kyllian, un nouveau.

- Je crois que nous venons de trouver l’heureux gagnant, s’amusa Arya.

Les autres le regardèrent abasourdis.

- Tu fais le mélange ? proposa Arya.

Kyllian le réalisa, utilisant les bols. Il plaça le tout dans un seau en fer.

- Une fois que c’est fait, il faut rajouter de l’eau.

Arya le fit.

- Et ce jusqu’à obtenir cette consistance.

Le seau tourna de main en main afin que chacun puisse observer de lui-même la viscosité.

- C’est là que l’endurant intervient. Qui se sent de passer sa journée en plein soleil à réaliser une tâche répétitive, salissante et ennuyeuse ?

Fred leva la main. Arya lui fit signe de le suivre. Elle s’arrêta devant la porte du dortoir. Elle plongea un outil composé d’un manche en bois et d’une plaque en fer dans le seau, le ressortit pour jeter un peu de mortier sur le mur de pierre et étala. Ce faisant, elle combla de nombreux trous.

- C’est génial ! s’enthousiasma Fred.

Les autres travailleurs se réjouirent également, certains tapant des pieds, d’autres sifflant ou criant.

- Si les trous sont moyens, vous mettez des petits cailloux pour combler et après, pour mettez le mortier pour faire tenir. Si les trous sont gros, mettez un gros caillou puis des petits. Vous faites ça jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de chaux ou de sable.

- Il va en falloir vraiment beaucoup pour faire tout le mur, remarqua Fred.

- Tu as autre chose à faire ? lança Arya.

Tout le monde rit. Fred reprit son travail, en binôme avec Kyllian qui lui préparait les seaux suivants.

- Nous aurions besoin de votre savoir, madame, indiqua Tristan.

- Je t’écoute, dit Arya.

- Nous trouvons de nombreuses baies en forêt mais nous sommes incapables de déterminer lesquelles sont comestibles. Sauriez-vous nous guider ?

- Non, dit Arya. Je n’y connais rien. Je vais faire un tour à la bibliothèque et je reviendrai. Repérez bien les lieux à baies afin que je puisse faire le tour le plus rapidement possible. La forêt n’est pas mon élément.

Arya déposa chacun à son poste puis rejoignit la ville. Elle resta presque toute la journée sur place afin d’emmagasiner un maximum d’informations puis revint en forêt. Tristan l’attendait. Des nombreux tas de bois sortaient de terre un peu partout. Les travailleurs n’avaient pas chaumé.

- Vous avez réussi ? demanda Tristan.

- La théorie et la pratique n’ont rien de commun mais je vais faire de mon mieux, indiqua Arya.

Elle s’avança sous les arbres aux côtés de Tristan. Chaque craquement la faisait sursauter. Elle ne pouvait empêcher sa main gauche de trembler. Elle avait l’impression de suffoquer.

- Madame ? Ça ne va pas ?

- Je ne peux pas déplier mes ailes ici, dit Arya en jetant des regards rapides un peu partout autour d’elle. Je me sens oppressée.

- Vous êtes terrifiée ! remarqua-t-il. J’ai la machette. Je vous défendrai mais vous savez, les animaux sauvages nous fuient. Il faut faire attention près des collets mais en dehors de ça, il n’y a aucun risque.

Arya avait la nausée et sa tête lui tournait.

- On va ressortir. Je vais casser une branche de chaque arbuste et vous l’amener, proposa Tristan. Vous êtes blême !

Il l’aida à marcher car Arya voyait flou. Il la posa sur une souche à l’orée du bois avant de disparaître sous les arbres. Lorsqu’il revint, la gestionnaire se sentait mieux.

- Vous n’aimez vraiment pas les bois ! rit-il.

- Non, vraiment pas, confirma Arya.

Elle observa la tige, les feuilles et les fruits.

- Pas comestible, conclut-elle.

Il disparut pour revenir avec trois propositions. Deux reçurent un « oui » et le dernier fut refusé. Arya poursuivit ainsi. Faire les allers et retours obligea Tristan à dépenser beaucoup d’énergie.

- Je suis désolée, Tristan. Vous peinez par ma faute, s’excusa Arya.

- Il n’y a pas de mal, assura Tristan. Madame, puis-je vous poser une question indiscrète ?

Arya haussa les épaules. Elle pouvait toujours décider de ne pas y répondre.

- Vous avez atteint l’âge adulte depuis longtemps ?

Arya leva les yeux vers Tristan. Elle le fixa un long moment puis murmura :

- Je ne suis pas encore capable de me reproduire.

Après quoi elle détourna le regard.

- Vous n’êtes qu’une enfant, comprit-il. Comment se fait-il que vous soyez là ? N’êtes-vous pas censée… Je ne sais pas… Aller dans un genre de centre de formation ou vivre auprès de vos parents ?

Arya fut incapable de retenir la larme qui coula le long de sa joue.

- Pardonnez-moi, dit-il en mettant un genou à terre devant elle.

Alexandre arriva à ce moment-là.

- Il y a un problème ? demanda-t-il.

- J’ai été indiscret et je n’aurais pas dû, répondit Tristan.

Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à leur retour à la ferme.

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Lilisa
Posté le 08/10/2023
Salut,
Je crois que je n'avais pas encore posté de commentaires sur cette histoire mais il n'est jamais trop tard :-)
"Je vous expliquerai comme on fait." => comment on fait
Tu dis à un moment qu'il y a trois nouveaux hommes, puis que les dix nouveaux sont bouche bée deux minutes plus tard. Ils sont trois ou dix ?
Oh Jurt, il ne fallait pas te frotter à Arya, elle est meilleure que toi ! Par contre, qui va s'embêter à chercher dans tous les registres ? Imaginez s'il faisait ça pour tous les gestionnaires !
Nathalie
Posté le 08/10/2023
Salut

Merci pour la coquille. Il n'y a que trois transporteurs. Donc, ils amènent les hommes trois par trois. Il y en a d'abord trois, puis six, puis neuf et enfin dix. Je n'ai juste pas voulu alourdir le récit.

Jurt n'a peut-être pas réellement cherché dans tous les registres. Il est aussi envisageable qu'il bluffe ;)

Merci pour ton commentaire !
blairelle
Posté le 24/09/2023
la théorie lut dans les livres => lue
Une fois adultes, il suffira de leur ôter quelques ailes pour les empêcher de voler => quelques plumes, plutôt, non ?
Ceux qui comprendront pourront se placer dans la catégorie des « intelligents » => c'est tellement violent mdr
Le saut tourna de main en main => le seau
Pourquoi Tristan lui demande si elle est en âge de se reproduire ? Il veut la pécho ?
Et la réaction face à l'intendant est épique mdr
Nathalie
Posté le 24/09/2023
Merci pour les coquilles.

Oui, c'est violent mais elle en a marre et va droit au but, parfois avec assez peu de diplomatie. Elle est jeune :)

Tristan veut-il la pécho ou se contente-t-il de se renseigner ?

Je suis heureuse de savoir que la réaction face à l'intendant plait !
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