ET LA MAGIE, REPRIT LA VOIX,
C’EST LA MAITRISE DES SOURCES
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L’eau se faufila entre ses pieds. Les yeux mi-clos pour se protéger du soleil, Diane fit un pas en avant pour en profiter. Seulement, elle ne pouvait pas. Deux fines cordes connectaient ses chevilles, serpentaient sous la surface, se fondaient naturellement dans la pierre sans fixation apparente.
Diane se redressa, se frotta le dos de la main sous le menton, et tourna sur elle-même. Partout, à perte de vue, l’eau montait. Elle tira sur les entraves, consciencieusement, sous tous les angles, s’arrachant un ongle en tentant de trouver un nœud, en vain. Comment était-ce même possible ?
Les flots franchirent ses genoux, et elle frissonna. Qui l’avait arrimée ici ? Pourquoi ? Jusqu’où l’onde pouvait-elle s’élever ainsi ? Grimpait-elle de plus en plus vite ou était-ce le fruit de son imagination ? Comment allait-elle se libérer de liens sans boucles ?
Le sang pulsa dans ses oreilles. La surface atteignait maintenant sa poitrine; or la corde ne cédait toujours pas. La situation était d’une absurdité sans nom mais l’eau, bien réelle, la noierait aussi sûrement qu’elle trempait ses cheveux dans sa nuque.
Diane tenta de battre des pieds pour se maintenir à flot, mais la ligature restreignait ses mouvements, et elle but la tasse, et toussa à s’en faire remonter de l’acide de l’estomac. Allait-elle sombrer en n’ayant réussi à se libérer ? Elle inspira avec force et plongea à nouveau vers les cordes, qu’elle empoigna avec désespoir.
Les entraves tenaient bon. Ses poumons brûlaient.
La surface s’éloigna.
— Mademoiselle ! l’interpella la voix de Dimitri.
Diane prit une longue et douloureuse inhalation, et referma immédiatement les paupières, traversée d’une migraine fulgurante et débilitante. Lentement, elle enserra ses tempes de ses mains, comme si le contenu de son crâne menaçait de s’épancher par ses oreilles. À l’idée, son estomac se révolta et de la bile remonta à l’arrière de sa gorge.
— Augustin, coassa-t-elle, incapable d’ouvrir les yeux.
— Il est sain et sauf, Mademoiselle. Il a bu du lait, et il s’est rendormi… Comment vous sentez-vous ?
Elle plissa faiblement les paupières. Dimitri était assis dans la demi-obscurité de la pièce dont les rideaux étaient tirés, un épais bandage sur la tête et un bras en écharpe.
— Atrocement, choisit-elle de dire, dans la mesure où il aurait été inconvenant d’admettre qu’elle n’aurait pu se porter pire après avoir simultanément abusé de poisson avarié, tabac, pulche et nakatl.
— L’égy nous a prévenus que ce serait le cas. Il vous a préparé ceci.
Diane se redressa péniblement, les coudes tremblants et l’estomac au bord de l’insurrection. L’odeur abjecte qui émanait de la tasse tenue par Dimitri empira son état.
— M - L’égy, où se trouve-t-il ?
— Il se repose. Il a veillé sur vous et votre neveu toute la matinée.
À contrecœur, elle porta l’infâme mixture à ses lèvres et en avala une gorgée avec un spasme de dégoût.
— Que vous est-il arrivé ? Je vous ai vu parvenir à la conciergerie…
— Je n’en suis pas sûr. Je cherchais la clé, j’ai entendu du bruit. Ensuite, je ne sais pas. Un garde m’a trouvé devant le placard.
Diane opina. Elle-même tentait de remettre de l’ordre dans ses souvenirs de la nuit, sans grand succès. Elle se rappelait Maria, sa besace en main. Elle déglutit.
— Où est Maria ?
Dimitri tiqua et détourna son visage tuméfié. Diane sentit ses phalanges brûler. Les restes de son dernier repas et la mixture puante remontèrent violemment.
Dissimulée par un paravent, Diane se frictionna les joues et laissa la domestique qui remplaçait Maria lui essuyer le dos. Un bruit de voix de l’autre côté de l’écran attira son attention.
Dimitri, blanc comme le sol d’une place de temple, un papier froissé dans la main, échangeait des messes basses agitées avec le chef de la garnison, non sans jeter régulièrement un regard vers le lit où Augustin dormait. Un haut-le-cœur la traversa derechef.
— C’est arrivé, n’est-ce pas ?
Le garde contempla ses bottes, et elle n’eut pas besoin de prêter attention à la sensation dans ses doigts pour comprendre.
— Cyrill exige que vous rentriez avec Augustin.
Elle vomit de nouveau.
Moebius poussa la porte avec un plateau lourdement chargé. Diane se redressa sur le lit, misérable.
— Vous devez manger, déclara-t-il, à voix basse pour ne pas réveiller Augustin. Vous avez dépensé beaucoup trop d’énergie cette nuit.
Diane fronça le nez. Il comptait lui faire encore ingurgiter de la tisane rebutante. Elle soutint son regard un instant, le temps d’appréhender son absence d’ouverture à la négociation, puis agrippa la tasse et l’avala avec abnégation.
— Comment va-t-il ? demanda-t-il en hochant la tête en direction du petit lit.
Sa gorge se noua, comme si elle se noyait à nouveau, et elle dut tousser pour s’éclaircir la voix.
— Il a dit « À bientôt ».
— C’est normal. Il ne peut pas comprendre. Mangez. Vous en avez besoin.
Diane se tapota le coin de l’œil avec l’auriculaire pour absorber une larme, et saisit du maïs bouilli sans grande conviction.
— Que s’est-il passé ?
— Vous avez vécu ce que l'on appelle une perte de contrôle. Je vous expliquerai quand vous aurez récupéré. C’est normal que vous n’ayez aucun souvenir. Vous avez certainement sauvé Augustin.
Diane se frotta les doigts, mais elle se sentait trop faible et trop malade pour demander des précisions sur comment elle avait protégé Augustin, comment qui manifestement le mettait mal à l’aise.
Dimitri s’annonça et entra, refermant la porte derrière lui.
— Quand Mademoiselle et le prince seront-ils assez rétablis pour prendre la route ? s’enquit-il.
Diane posa le bol de poivrons grillés, et s’efforça de rassembler ses pensées éparses et fatiguées.
— Il vaudrait mieux attendre au moins demain, répondit Moebius.
Cyrill avait-il fait assassiner Gabriel et Garance ? Elle ne l’en aurait pas cru capable, mais aujourd’hui, c’était à lui que leur mort bénéficiait.
— Mademoiselle, vous devriez écrire à votre frère pour le rassurer sur vos intentions…
— Je ne rentrerai pas…
— Je vous demande pardon ?
— Augustin doit rester ici. Si Cyrill porte la responsabilité de tout ceci, il tâchera de se débarrasser de lui.
Le regard de Moebius passait d’elle à Dimitri, incertain.
— Et vous refuseriez de prêter serment ?
— Voudriez-vous vraiment que je jure fidélité à un traitre à sa propre famille ?
— Mais… tenta Dimitri en rajustant le bandage sur sa tête.
— Je ne retournerai pas au palais.
— C’est trop dangereux de rester ici, intervint Moebius. D’autres pourraient venir. Vous n’avez plus que trois gardes, dont un gravement blessé.
— Ah ! Du bon sens ! Merci ! se permit Dimitri.
Le regard qu’elle lui lança le convainquit de se faire petit.
— Et vous ?
— J’ai reçu l’ordre de rentrer.
Diane ravala larmes et migraine et se prit la tête dans les mains.
— Je ne peux prêter serment, je ne peux abandonner Augustin, je ne peux demeurer ici…
— Je nuis navré, dit Moebius en baissant les yeux.
— … mais je ne peux fuir non plus. Seuls au milieu de la forêt, nous ne survivrions pas trois jours…
Diane repoussa doucement le plateau pour faire de la place, se rallongea sur le lit et tourna le dos aux deux hommes, les bras serrés contre son estomac.
— Il y a peut-être quelque chose à essayer, murmura l’égy au bout d’un moment, comme s’il réfléchissait verbalement. Cachez Augustin. Et demandez à la confrérie de vous donner asile, le temps que la situation se tasse.
— Absurde ! s’exclama Dimitri.
— Vous estimez qu’ils accepteraient, parce que je peux utiliser la magie sans le vouloir ?
— Mademoiselle, vous ne pensez pas sérieusement…
— Il suffit. J’ai pris en compte vos remarques, Dimitri. Jusqu’à présent, j’ai toujours suivi vos conseils, mais vous restez mon secrétaire. Sortez et laissez-moi réfléchir.
Le visage malmené de Dimitri passa du neutre au blanc, puis au rouge. Il bafouilla des excuses et se retira. Diane chassa le pincement de culpabilité et se tourna sur le lit pour faire face à Moebius.
— Continuez.
— Ce que vous avez fait est exceptionnel, pour plus de raisons que je peux en expliquer en quelques minutes. Mais vous auriez pu tuer Augustin. Il faut que quelqu’un vous apprenne les bases, pour que cela ne se reproduise pas. D’ici là, les loyalistes auront peut-être réussi à s’organiser, et vous pourrez les rejoindre avec Augustin.
— Et où pourrais-je dissimuler Augustin ?
— Vous n’avez pas d’idée ?
Elle secoua la tête emmêlant ses cheveux dans l’oreiller. Dans les environs, les premiers chez qui Cyrill ferait chercher Augustin seraient les d’Opérions, c’était évident, et malgré leur bonne volonté ils ne pourraient l’offusquer longtemps. Quant aux autres maisons, ou aux domestiques, non, cela représentait trop de personnes à convaincre, trop de serviteurs chichement payés, trop d’yeux curieux à éviter.
Moebius pinça les lèvres pensivement, ce qui remua son nez.
— Alors cachons-le là où il y a tellement de petits garçons que personne ne se rendra compte qu’il y en a un de plus. Il peut venir avec vous. Je connais quelqu’un de confiance.
Diane se redressa en contrôlant les spasmes de son estomac. Dans son lit, Augustin ronflait doucement, ignorant de sa propre situation. Elle n’avait pas vraiment d’autre choix.
— Comment Augustin entrerait-il à la confrérie sans attirer l’attention ?
— J’ai quelques idées. Donnez-moi votre collier s’il vous plait. J’ai besoin de faire des essais, m’assurer que cela fonctionne et qu’il ne risquera rien.
Diane opina, baissa la tête pour détacher son pendentif et le lui tendre.
— Je suppose qu’Iseult devra rester ici, murmura-t-elle alors que la porte se refermait.
Diane frotta l’extrémité de sa plume contre sa joue. Retrouver le code qu’elle avait partagé avec Emma pendant des années pour contourner la surveillance de sa belle-mère s’avérait plus ardu que prévu. Son amie tâtonnerait probablement aussi pour déchiffrer sa lettre. Mais compte tenu des circonstances, sans ce code, elle ne pouvait écrire plus que des banalités.
Elle tira une feuille vierge, et y conta rapidement la soirée de l’équinoxe passée avec Blandine. Puis elle se concentra, dénombra et recompta les lignes débutant par des glyphes symboliques ou syllabiques, et détermina qu’elle avait juste la place pour trois mots : « indemnes », « se cacher », et « confrérie ».
Quelqu’un frappa à la porte de la chambre dans laquelle elle avait été installée.
— Entrez ! lança-t-elle en terminant de plier sa missive, en surveillant du coin de l’œil si Augustin se réveillait.
Dimitri s’avança, la tête basse et les mains nouées. Le picotement dans ses doigts lui fit craindre un retour de la nausée, mais celle-ci resta en retrait.
— Vous tombez à point nommé. Faites envoyer ceci à Emma, je vous prie.
Le secrétaire opina sans oser croiser son regard et se saisit du courrier.
— Son Altesse n’est pas encore réveillée ? s’enquit-il en indiquant le garçon dans son lit.
— Venez-en au fait, Dimitri. Je suis exténuée, je n’ai pas la patience de jouer aux devinettes avec vous.
L’homme se raidit.
— Je ne vous suivrai pas à la confrérie, Mademoiselle.
Malgré la sécurité de sa position assise, ses genoux vacillèrent.
— J’ai cru mourir, reprit-il faiblement en portant la main au bandage qui lui entourait le crâne. Je suis marié et père de trois jeunes enfants, peut-être tous en prison à l’heure où je vous parle, parce que je travaille à votre service. Je dois rentrer chez moi. Je vous présente ma démission.
Diane tendit la main vers la tasse malodorante et but une longue gorgée.
— Merci, Dimitri, soupira-t-elle en reposant la tisane avec un frisson. Je suis navrée de vous perdre, mais je n’ai pas à juger vos décisions. Vous me manquerez.
L’homme salua profondément et s’avança vers la porte au moment où celle-ci s’ouvrait sur Moebius qui s’effaça pour le laisser passer.
J'ai bien aimé ce chapitre où l'excitation de la bataille laisse place à un calme triste. Les nombreux vomissements de Diane ponctuent bien cela, et je trouve qu'ils sont bien trouvés pour montrer sa confusion (et son deuil). La partie sur la mort de son frère pourrait éventuellement être un peu plus détaillée peut-être (cela dépend aussi des chapitres après, je suppose). Là c'est tellement suggéré que je n'étais pas sûr de comprendre qu'ils parlaient bien de cela ^^'
J'étais assez curieux de ce qu'il se passerait après la "chute", généralement c'est un bon point d'inflexion pour un scénario. Ici on retrouve un truc assez connu puisqu'on retourne au château et qu'elle doit apprendre à gérer ses pouvoirs, mais en même temps c'est un bon plan (tant qu'elle reste cachée...) et le fait qu'elle accepte de maitriser sa magie sans râler est satisfaisant (presque original XD) tout comme le fait de voir qu'elle s'oppose à son frère. Je suis curieux de voir son entrainement et comment la tension narrative va être gardé du coup.
Je suis actuellement incapable de savoir si Dimitri est un lâche ou un traitre, ce qui est très bien. Ça laisse plusieurs options pour le scénario et j'apprécie. Si ce n'est pas un traitre, je serais tout de même curieux de savoir s'il y a une raison au fait que lui fut assommé alors que Maria n'a pas eu cette chance. (pauvre Maria...)
Quelques notes en plus au passage.
> — Et vous ? => le "vous" n'est pas clair. J'ai l'impression qu'elle s'adresse à Moebius, mais elle regarde Dimitri.
> — Venez-en au fait, Dimitri. Je suis exténuée, je n’ai pas la patience de jouer aux devinettes avec vous. => Cela me semble un peu rapide de lui rentrer dedans ainsi, il n'a pas l'air tellement prêt à "jouer" vu les descriptions avant.
> ses genoux vacillèrent => je ne vois pas a qui le "ses" se rapporte (je pense Diane, mais c'est Dimitri le dernier dont on parle)
Je n'ai pas forcément le temps de lire autant que je voudrai en ce moment, mais c'est toujours un plaisir de venir lire un chapitre quand je peux. Bon courage pour la suite (et le reste !!)
À bientôt
Je vais de ce pas lire ton chapitre avant que mon gremlins décide qu'il est temps de faire encore une bêtise 🤣
Bon on est d'accord que Dimitri est un traitre, ou a défaut, un futur ? Laisser repartir comme ça un type qui sait où elle va se cacher est-il vraiment prudent ? A la place de Diane, pour assurer sa sécurité et celle d'Augustin, elle devrait le retenir. Dans sa situation, jamais elle ne prendrait le risque de laisser quelqu'un, qui va se faire interroger par son ennemi quand il rentrera, aussi libre. Ca me semble un peu bancale :)
Diane et ses nouveaux pouvoirs qu'elle doit apprendre à maitriser, est assez classique en soi, à voir comment tu vas traiter ça, mais pour avoir vu des intrigues similaires, les ficelles sont souvent les mêmes. Attention je pense à cet arc narratif ^^
Moebius, éternel protecteur de Diane ! On sent le duo se former vraiment à partir de ce chapitre je pense, avec un but commun enfin éclairci. Je ne sais pas si on va savoir les complots de cour et ce qui en résulte vraiment, mais plein de zones d ombre apparent attachent le lecteur au récit !
A tres vite
Il y a des choses sur lesquelles je ne peux pas répondre ici sous peine de ruiner la surprise ^^ mais c'est vraiment intéressant de lire tes hypothèses, ça aide à doser les indices ^^
Je peux juste dire que Diane fait assez confiance à Dimitri pour ne rien dire à son frère concernant sa propre personne, mais elle sait aussi qu'il est parti avant qu'ils envisagent de planquer Augustin dans la confrérie. Peut-être aurait-elle décidé autre chose sinon ? Pas certain. Il l'accompagne depuis l'enfance elle n'a aucune raison de douter de lui, même si effectivement, sous la torture n'importe qui peut craquer...
Il y a un effet temps que tu verras au chapitre suivant qui peut aider, mais je me note de réfléchir sur la crédibilité de ce point en relecture :)
Pour Diane et ses pouvoirs, effectivement, c'est aussi un "classique" (comme l'assassin sur le toit). J'y ai réfléchi aussi. Tu me diras si mon traitement apporte du nouveau :) N'hésites pas à me le dire aussi si ce n'est pas le cas haha !
Pour les deux personnages, effectivement on commence à apercevoir leurs arcs, mais je pense que en termes de "commun" tu pourrais avoir des surprises ^^