Chapitre 14 - Garçon de province

Corentin met plusieurs heures avant de se détendre, même s'ils ne s'approchent plus du square des Jacobins. Ils sont passés par la Basilique, avant de descendre vers le Parc de Champagne. Les gens le regardent, avec son visage encore tuméfié, même si, avec le temps relativement frais, il garde sa capuche sur la tête.

Ce n'est qu'au moment du repas qu'il arrive enfin à respirer.

Ils se sont installés sur une aire de pique-nique, avec des restes des préparations emmenées de Strasbourg. Il y en a encore assez pour le soir, quoique, sincèrement, Corentin en a marre du pain et du saucisson et des pommes, même si elles sont excellentes.

— Je rêve de fruits de mer... Fait-il en mordant sans conviction dans sa tartine.

— Eh bien, tu nous emmènes chez toi, en Bretagne, et on se fera un petit gueuleton ! Ça fait très longtemps que je n'ai pas vu la mer.

Pixie a l'air d'avoir repris du poil de la bête, même si Corentin voit bien qu'iel est encore sur le qui-vive. Et dormir à l'extérieur n'aide pas. Il ne pourra pas demander à son père de les loger. D'ailleurs, il ne sait même pas s'il verra sa nouvelle maison, ou sa belle-mère. D'ailleurs il doit avoir aussi un demi-frère non ? Ou sœur ? Il n'en sait rien.

Et dormir dans la maison de sa grand-mère ? Nan, elle était en maison de retraite depuis six mois, la maison a dû être vendue.

— À quoi tu penses ?

Samuel le regarde avec curiosité. Lui aussi a l'air crevé.

— Vous êtes sûrs que...

— Non, on vient avec toi, ne pose plus la question, coupe Samuel.

— Ok.

— Tiens, voilà Yasmina !

En effet la jeune femme arrive vers eux avec un grand sac à provision au bout du bras. Alex se lève immédiatement pour l'aider sur les derniers mètres. Dès qu'ils arrivent, Yasmina vide le contenu, soit des gâteaux, un sac rempli de vieilles affaires de dessin pour Samuel, quelques livres pour Alex, et même une palette de maquillage à peine utilisée pour Pixie.

— Désolée, je ne sais pas si tu avais besoin de quelque chose, genre un porte-clé ou un truc.

Alors qu'elle lui sourit d'un air désolé, Corentin s'en rappelle : les porte-clés ! Et il voit qu'en face de lui Alex s'en souvient également. Il faudra qu'ils y pensent tout à l'heure. Là, Pixie met Yasmina au courant de leur conversation du matin. Et une fois qu'iel a fini, leur amie leur raconte comment s'est passé son coup de téléphone la veille.

— J'ai eu ma mère. Je ne me souvenais plus que mon père bossait hier soir. Eh bon, je ne sais pas trop comment elle l'a pris. Elle viendra ici la semaine prochaine, si elle arrive à avoir un jour de congé et à confier mon petit frère à quelqu'un. 

— Et elle va le dire à ton père ? Demande Alex.

— Je sais pas. En tout cas c'est Dina qui va faire tampon. Je lui ai laissé mon téléphone au cas où.

 

#

 

— Pourquoi tu restes dans ton coin ?

Corentin s'est effectivement éloigné du groupe après le repas. De toute façon, Yasmina et Pixie sont parties dans une conversation sans fin sur leurs familles respectives, puis sur le cinéma ou quelque chose dans le genre, puis sur l'intersectionnalité, des sujets auxquels il ne comprend pas grand-chose.

Samuel est toujours plongé dans ses dessins. Et Corentin sait qu'il cherche juste à se changer les idées avant Soissons, qu'il s'accroche à ça pour ne pas craquer tout de suite.

— Alors ?

Alex répète sa question.

Corentin garde le silence encore quelques instants. Il doit bien choisir ses mots.

— Quand je suis arrivé en banlieue, là où vivent Pixie et Mylène et les autres, j'ai eu peur qu'on brûle la voiture. Puis on a pris le RER, et j'ai vu des gens parler fort, fumer sur le quai, écouter de la musique sans faire attention aux autres. Ensuite on est arrivé dans cette soirée, et ça n'avait rien à voir avec la boîte gay que je fréquentais avant à Rennes. Puis on est reparti et ça allait mieux. Ta famille, c'est le genre de famille que je... Que je comprends, tu vois ? Théo c'est le premier mec trans que je rencontre. Pixie... 

— Pixie est unique.

— Ouais, et puis iel m'a tapé dans l'œil tout de suite. Mais quand j'ai vu Yasmina, putain, je m'en suis tellement voulu. 

— Tu avais une idée très préconçue de comment devait être une fille arabe ?

— Voilà.

Mains dans les poches, Corentin baisse la tête :

— Je suis un péquenot. Ça, je le savais déjà. Mais je suis aussi raciste, et je ne les comprends pas, et je connais même pas ce qui fait la communauté. Je m'y suis jamais intéressé à part pour tailler des pipes le samedi soir. Et encore, je suis certain que même ça, c'est très différent entre Rennes et Paris.

Alex ne lui répond pas tout de suite. 

Ils ont marché jusqu'à des jeux pour enfants. 

— Quand je suis arrivé à Paris, j'avais juste vingt ans, c'était y'a pas si longtemps que ça, commence Alex. J'ai mis des semaines avant de prendre le métro. J'allais à la Fac en bus. Je ne supportais pas toutes les odeurs de la rue, j'étais toujours surpris des horaires des magasins, du prix du café, de tout quoi.

— Mais t'étais pas plein d'apriori comme ça. J'ai l'impression d'être un connard.

— Laisse-moi te raconter une autre histoire, fait Alex. Et ensuite tu pourras aller te faire engueuler par Pix ou Yasmina. Ou mieux encore, par Mylène.

— Elle fout la trouille.

— Oui, je sais. Et encore je n'ai pas eu le temps de la rencontrer avant de rentrer chez mes parents. Samuel l'aime bien, elle l'aide beaucoup pour son site.

— Personne ne déteste Sam.

— C'est vrai.

Ils font demi-tour pour revenir lentement vers leurs amis.

— Je suis en sociologie. Typiquement le choix d'orientation d'un mec qui aimait vaguement l'histoire et la philo au lycée, et qui n'avait pas à trop s'en faire pour payer ses études. Mon but, c'était de passer un concours de la fonction publique, et de prendre une spécialité supplémentaire en droit. En fait je m'en foutais, je voulais trouver un boulot pas trop chiant et bien payé. 

— Et il s'est passé quoi ?

— Rien pendant longtemps, puis je suis arrivé à Paris pour mon Master. Je suis resté longtemps dans mon coin, j'ai commencé à avoir du mal. C'était plus violent. Mais j'étais un vrai con. Et y'a eu cette connerie de Covid.

À quelques dizaines de mètres d'eux, Pixie est allongée sur l'herbe et Yasmina assise à côté d'iel, en train de lire. Forcément, Samuel les dessine. Il est très concentré, complètement recroquevillé sur sa feuille.

— Quoi, Samuel est arrivé et ta vie a été transformée ?

Après tout, Corentin est prêt à le croire.

— Non. Yasmina m'a mis un coup de pied au cul. J'ai lu. Je n'avais presque que ça à faire. Je ne sortais plus le week-end, je n'allais plus boire de bière avec mes potes. D'ailleurs, j'ai perdu de vue la plupart avec le confinement. Tous en fait. J'ai eu de longues conversations avec Haimi.

— Haimi ?

— Un pote. Enfin à l'époque ce n'en était pas un. Mais j'ai bossé. Et même aujourd'hui je suis encore un péquenot. C'est un peu bizarre parce qu'on ne se voit pas physiquement, mais Pixie m'a déjà métaphoriquement et virtuellement donné une claque, et fait la gueule pendant une semaine.

— Pourquoi ?

— Parce que j'ai fait une remarque hyper raciste.

Ils s'arrêtent.

— Et moi, y'a un truc que je n'ai jamais fait.

Alex lui sourit et Corentin entrevoit, un tout petit peu, pourquoi Samuel est complètement obsédé par ce mec-là.

— Je ne me suis jamais jeté sur un connard pour le tabasser. Je ne suis pas aussi courageux.

— C'est pas courageux, c'est super con. J'aurai pu finir à l'hosto.

— T'es un mec bien, Corentin. Et Paris et la province, c'est pas si différent. Par exemple les boîtes gay. J'en ai fait à Paris. Les mecs sont pareils partout. Y'a des types bien, et y'a des connards racistes, misogynes et tout ce que tu veux. Ceux qui ne te demanderont jamais ton âge et ceux qui ne veulent pas te ramener chez eux parce qu'ils sont mariés.

— Je faisais la blague à Sam, sourit Corentin. Comme quoi avec l'arrivée des Parisiens bobos en Bretagne, j'aurai de quoi augmenté mon taux de pipes faites à des mecs mariés.

— Et ça s'est révélé vrai ?

— Aucune idée. Ma mère n'a pas une santé de fer, du coup ça fait des mois que je ne suis pas sorti, ni en boîte, ni dans les coins à buissons de la région. Je crois même que mon dernier contact un peu sexy avant Pixie c'était au Nouvel An. Et c'était très décevant.

— Un mec marié ?

— Un mec marié. Il avait même une tâche de purée orange sur son col de chemise. En fait c'était tellement pathétique.

— Ça te gêne pas ?

Ils ont fini par dépasser leur groupe d'amis. Au bout du chemin, il y a un stand de glaces. Ils pourraient faire un petit sacrifice financier et ramener le dessert. Samuel aime le sorbet à la menthe, et Pixie la vanille, ce qui lui paraît bizarrement surprenant.

— Qu'est-ce qui me gêne ?

— De le faire avec des mecs mariés ?

Alex semble consterné. Il y a la queue devant le glacier. Corentin sort un billet de vingt euros de la poche. C'est tout ce qui lui reste, il devra faire un retrait dans pas trop longtemps. Il ne sait même pas combien il lui reste de ses économies et du dernier salaire versé par Yann quand il bossait au garage.

— Je sais pas. Non. Ils sont adultes, c'est pas à moi de leur faire ma morale. Et puis c'est sans doute les mêmes qui cherchaient la merde quand j'étais en lycée pro.

— Tu t'es souvent battu ?

— On ne se bat pas dans les ateliers à moins de vouloir se faire virer. Et je rentrais chez ma mère tous les soirs. Donc à part quelques mauvaises surprises à la cantine ça allait.

Il n'y a pas de glace à la menthe, ce qui est un peu un scandale. Les garçons prennent alors deux cornets de vanille, deux de chocolat, et un de caramel trop sucré pour Samuel.

Corentin continue à réfléchir en faisant attention à ne pas renverser les trois cornets qu'il tient dans ses mains.

— Après, ce serait mieux s'ils étaient vraiment honnêtes et prévenaient leurs femmes. Du genre, chérie je vais en boîte ce soir, n'hésite pas à confier le môme à la baby-sitter et à aller pécho de ton côté. Ce serait moins hypocrite, non ?

— Franchement, je sais pas comment je réagirai si Sam allait voir quelqu'un d'autre.

Là Corentin n'arrive pas à répondre.

Et heureusement ils se posent enfin par terre et la dégustation de glace lui permet de ne pas répondre du tout. Parce que c'est un sujet sur lequel il n'a pas envie de s'étaler. De genre : est-ce qu'il est jaloux d'Alex ? Oui, depuis toujours et encore plus depuis le passage de Samuel en Bretagne. Mais quand il voit Pixie flirter légèrement avec lui, ou avec Sam, c'est autre chose. Et puis il est jaloux de l'idée même d'Alex, le petit-ami parfait. Mais de la personne d'Alex ?

— Oh putain, c'est froid !

— Corentin pourquoi tu as gobé ta glace comme ça ?

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