Chapitre 14 : L'argent, la solution à tout

Par Elly

  —  Enfin, on est arrivés à Olia !

L’exclamation soulagée de Tila était partagée par l’entièreté du groupe. La cité de l’eau se trouvait près de la mer, et sans monture, le trajet depuis les montagnes était terriblement long. Heureusement, les voyageurs étaient habitués. Ils n’avaient pas rencontré de problème particulier, si ce n’était une colonie de myrmekes – des fourmis géantes – qui les avait réveillés un matin, leur provoquant une crise cardiaque, et la guerre que menait Evan contre les farfadets qui se répercutait sur le groupe. C’était peut-être le pillage de leurs affaires et les boulettes d’herbes qu’ils recevaient qui les avaient motivés à rejoindre Olia avant la tombée de la nuit. Alizéha observa le ciel bleu qui devenait orange pâle. Ils avaient traversé les épaisses murailles blanches et pénétré dans la ville sans même s’arrêter devant la statue de la divinité élémentaire éponyme qui les accueillait. Evan et Novaly étaient trop impatient de découvrir cette cité qu’ils n'avaient jamais visité, tandis que Tila était ravie de retrouver cette ville qu’elle avait souvent fréquenté avec ses parents, pour vendre les poissons pêchés. Ils lorgnaient les ruelles immaculées qui s’enfonçaient dans un océan de bâtiments bleus scintillants avec pour seul désir de les arpenter. Alizéha, elle, avait moins d’affection pour cette cité. Comme avec celle de Théria, elle avait l’impression que l’expression de la sculpture d’Olia était antipathique à son égard, et que l’apparence, le spectaculaire, prenait le pas sur l’authenticité.

Leur attention se concentra sur Tila. Novaly tapota le dos de la guide.

  —  À toi de jouer. Dis-nous quoi faire pour obtenir le moyen de trouver les sirènes.

Tila demeura silencieuse quelques instants. Elle devait se concentrer pour percevoir les directives de son intuition. Peut-être fermait-elle les yeux ? Il était impossible de discerner son visage derrière son voile blanc. Finalement, un mot franchit sa bouche.

  —  Argent.

Ils la dévisagèrent sans comprendre.

  —  On va avoir besoin d’argent pour trouver les sirènes ? décrypta Evan

  —  Non ! On en a besoin pour vivre décemment ! explosa-t-elle.

Elle sortit sa bourse vide de son sac et la brandit comme s’il s’agissait d’une ignominie.

  —  Je me fiche des sirènes ! Sentir une bourse aussi légère dans ma main me donne des sueurs froides. Ce soir, je veux dormir dans une auberge, alors je vais à la taverne seule gagner de l’argent. Vous, vous vous débrouillez !

Evan gratifia Alizéha d’un regard faussement accusateur, auquel elle répondit avec un doigt d’honneur. Si elle l’entendait mentionner une seule fois la malédiction de Lize-la-faucheuse, elle l’étranglerait.

Novaly agrippa l’épaule de Tila.

  —  Je refuse de te laisser y aller seule ! Je t’accompagne.

Tila se tourna vers elle et lui saisit les mains.

  —  J’ai besoin que tu surveilles ces deux-là pour que je puisse jouer en paix. J’ai entièrement confiance en toi, c’est pour ça que je te le demande.

Alizéha fronça les sourcils et crispa la mâchoire. Elle était peut-être déchue, mais elle restait une déesse ! Elle n’avait pas besoin d’être surveillée comme une enfant.

Novaly cligna des yeux avant qu’un sourire en coin et un air content apparaissent sur son visage.

  —  Je sais. Ne t’inquiète pas, tu peux compter sur moi.

  —  Merci ! On se retrouve dans la taverne la plus fréquentée du coin !

Elle les salua, puis déguerpit aussitôt poursuivre sa quête d’argent. Evan souffla du nez, moqueur.

  —  Il ne lui a suffi que de quelques mots pour t’amadouer.

Novaly se renfrogna, embarrassée.

  —  La ferme. Allons visiter Olia en attendant.

 

Olia ressemblait à une mer d’étoiles figées dans le temps. Les bâtiments étaient comme des vagues de pierre stellaire aux formes atypiques. Chaque maison s’apparentait à une œuvre d’art qu’on aimerait contempler. Des fontaines blanches sculptées aux allures féériques et d’immenses bassins occupaient le moindre espace. Des courants d’eau côtoyaient les rues, permettant de circuler en ville aussi bien à pied qu’en barque. Mais c’était la nuit que la beauté de la cité se révélait, lorsque la pierre bleu océan qui composait les constructions s’illuminait dans le noir, diffusant leur lumière bleutée. Pour l’instant, les rayons du soleil qui se couchait étouffaient leur lueur.

Ils empruntèrent le boulevard grouillant de monde qui menait au port. Le ciel orangé teintait l’eau translucide, les dalles blanches qui tapissaient les rues et les bâtiments. La brise marine les chatouillait, apportant avec elle l’odeur de la mer. Le brouhaha des conversations se mêlait au cri des mouettes et les habitants profitaient du coucher de soleil pour flâner, s’ajoutant à la masse de visiteurs. Alizéha se retint de bousculer dans ceux qui la collaient un peu trop. Cette ville gagnerait du terrain dans son cœur s’il était possible de profiter de ce qu’elle offrait et d’admirer son architecture audacieuse en paix. Alors qu’elle observait les étalages de poissons, de coquillages et autres créatures marines, un jeune garçon qui courrait avec ses amis la heurta. À cause du risque d’enlèvement, les enfants étaient étroitement surveillés par leurs parents, ce qui n’empêchait pas certains de s’amuser. Il recula pour s’excuser. Quand ses yeux se posèrent sur la déesse, l’épouvante figea son visage et il fuit à toute allure. Elle pensa d’abord que c’était à cause de son cache-œil ou de son regard froid, puis elle réalisa que les adultes aussi lui lançaient des coups d’œil perplexes. Ils s’attardaient surtout sur ses vêtements. Évidemment, le sang vert et rouge qui les tachait attirait l’attention. Comme elle voyageait léger, n’emportant que le stricte nécessaire à sa survie, elle n’avait pas d’autre vêtement dans son sac que quelques sous-vêtements. Chaque hiver, elle concevait une cape en peau de bête pour elle et Tila afin d’être protéger du froid, qu’elle vendait un peu avant la fin de la saison pour en tirer le meilleur prix. Elles prenaient trop de place dans leur besace.

Evan retira sa longue cape noire à capuche pour la poser sur les épaules d’Alizéha.

  —  Je te la prête jusqu’à ce qu’on quitte la ville.

Elle le remercia en tâtant le tissu. Malgré son épaisseur, il était de qualité moyenne et usé. Pas étonnant après le nombre d’heures de marche et de nuits passées dans les forêts. Il faudrait pour Evan une cape plus résistante, en peau de chauve-souris satinée par exemple, mais ils n’avaient pas l’argent. Cependant, elle pourrait rafistoler les parties abimées…

Novaly afficha un rictus narquois, sautant sur l’occasion pour enquiquiner Evan.

  —  Quelle galanterie ! Un vrai gentilhomme.

Evan marmonna quelques protestations, dissimulant tant bien que mal sa gêne, ce que Novaly ne manqua pas d’utiliser contre lui. Avec leur chamaillerie en bruit de fond dans ses oreilles, Alizéha poursuivit la visite.

Ses pas la conduisirent vers une boutique de gemmologue. L’éclat chatoyant des pierres précieuses exposées sur les étalages captura le regard de la déesse. Elle s’approcha pour mieux les observer. Elle reconnut des joyaux typiques d’Olia, trouvables dans les océans, mais également des plus communes comme les telphènes. Novaly était la seule du groupe à en avoir une. Alizéha et Tila n’en avaient jamais eu besoin jusque-là, comptant davantage sur leur lien et les pouvoirs de la guide, et Evan n’avait pas la somme requise pour s’en acheter.

L’œil d’Alizéha se déplaçait de gemme en gemme. Il se figea sur un sac débordant de pierres rouge sang. Sa stupéfaction amusa le gemmologue.

  —  Étonnant qu’il y en ait autant, n’est-ce pas ? Et pourtant, ce sont bel et bien des pierres de vie.

  —  Je confirme, et elles viennent toutes de Feulhem.

Novaly apparut à côté d’elle, bombant le torse avec fierté.

  — Je le sais parce que mon frère est le général de l’armée. Il m’a dit qu’ils en avaient trouvé un gisement sous terre. C’est ce qui a aidé la ville à se reconstruire si rapidement.

Novaly était ravie d’évoquer son frère et sa ville natale. Alizéha, elle, avait la boule au ventre, comme à chaque fois que ces sujets étaient mis sur la table par la forgeronne. Depuis qu’elle s’était confiée, sa langue s’était déliée et elle parlait de son frère avec une admiration féroce. Alizéha y voyait là une punition d’Ivys qui tenait à ce qu’elle n’oublie pas le mal qu’elle avait causé, à commencer par ses cauchemars. Désormais, elle rêvait d’une adolescente en pleurs qui appelait ses parents et les cadavres de ces derniers dans les décombres qui lui reprochaient d’abuser de la confiance de leur fille. Regarder Novaly droit dans les yeux devenait un supplice.

Alizéha reporta son attention sur les pierres carmin. Elles étaient convoitées autant pour leur rareté que pour ses effets. Les quelques gisements qui avaient été trouvés en mer, en forêt ou sous terre, dataient d’une époque où les humains n’existaient pas.

  —  Tu connais les légendes qui entourent ces pierres ? la questionna Novaly, enthousiaste à l’idée de lui apprendre quelque chose.

  —  Bien sûr. Celles que les autres espèces nous aurais appris, avant la Rupture ?

Le sourire de Novaly disparut derrière un air renfrogné. Sa frustration amusa la déesse qui saisit une des pierres entre ses doigts. Brut et imparfaite, elle n’avait rien à voir avec les joyaux lisses et poli sur l’étalage. Sa surface froide et rugueuse était désagréable au toucher.

  —  Je ne pensais pas que ce genre d’histoire t’intéressait… Moi qui voulais t’effrayer en t’apprenant qu’il s’agissait de cristaux de sang d’êtres maudits, bougonna-t-elle.

Alizéha reposa la pierre avec les autres. Elle ne pouvait pas avouer à Novaly que c’était le cas, les récits mythiques l’ennuyaient et que si elle connaissait les principales légendes qui circulaient, c’était grâce à la tribu des sages qui s’était donnée du mal pour qu’elle intègre ces savoirs. Les mythes conservaient toujours une part de vérité et constituaient les origines de croyances chez les humains. C’était d’autant plus important pour une divinité nouvelle car ils étaient liés, de près ou de loin, aux origines de leur existence.

  —  Ça n’effraie plus personne, de nos jours.

  —  En même temps, la commercialisation de Feulhem a affaibli l’imaginaire qui entourait ces pierres, justifia Novaly. Ça se trouve, les autres espèces qui ont voulu nous avertir sur Obscurencia et notre prétendue sensibilité à son influence ont exagéré les légendes parce qu’elles avaient honte d’avoir elles-mêmes été manipulées par la déesse.

Des quatre espèces, Alizéha n’avait rencontré que les nains, mais elle les trouvait trop fier pour raconter cet épisode qui les avait traumatisés seulement pour une question par égo. Le récit relaté par la tribu des sages se rejoua dans sa mémoire. À une époque où divinités primaires et élémentaires se déplaçaient librement dans le royaume des mortels, Obscurencia était jalouse des enfants de Mère Nature qui avaient chacun une descendance qui leur ressemblait et qui les vénérait : les nains, les fées, les géants et les sirènes. Pour y parvenir à son tour, elle s’était amusée à corrompre les êtres vivants qui croisaient sa route. Des êtres à son image étaient des individus aux cœurs noirs comme le sien, alors elle viciait les esprits pour les pousser à lui sacrifier chaque parcelle de leur lumière. Son mets préféré était la lumière pure et puissante de la jeunesse qui n’était pas encore ternie par la vie. Elle s’était d’abord attaquée aux animaux, puis aux autres créatures qui peuplaient le royaume. Les graines empoisonnées qu’elle avait plantées par-ci par-là avaient avait rendu les victimes cupides, lubriques et violentes, si bien que l’éclosion des germes s’opérait dans la destruction. Le sol, l’air et les mers s’étaient colorés de rouge. Les espèces s’étaient déchirées entre elles, rongées de l’intérieur par le mal. Les corrompus mourraient le sourire aux lèvres dans leur sang : une mer de pierres carmin, tandis que leurs victimes voyaient leurs regards horrifiés se refléter dans ces gemmes.

Les divinités élémentaires avaient lutté pour endiguer ce déchaînement, mais le mal se diffusait comme une épidémie. La violence générait la violence et les cœurs noircissaient aussi vite qu’une feuille dévorée par les flammes. Finalement, l’épidémie du mal avait été réfrénée après bien des efforts, mais sa rapide propagation avait provoqué une profonde aversion de la part des quatre espèces et de leur divinité pour Obscurencia.

  —  Tu penses que tout est vrai, toi ? poursuivit Novaly, curieuse de connaître son avis.

  —  L’existence des quelques pierres de vie vertes, comme si elles cristallisaient le sang des géants, rend crédible le récit, admit Alizéha. Mais je ne crois pas la partie concernant la cause de leur transformation.

On racontait que si le sang des corrompus s’était transformée en rivière de pierre, c’était pour que leur éclat miroitant aveugle la raison et révèle ce qu’il y avait de pire en nous tel un miroir de vérité.

  —  Ah, moi non plus, je n’y crois pas ! acquiesça Novaly.

  —  Évidemment, puisque t’en es la preuve.

  —  Je ne vois pas ce qui te fait dire ça…

Novaly feignit de ne pas comprendre, mais elle dissimulait mal son amusement. Du menton, la déesse désigna Esphen qui sautillait sur l’étalage en testant la dureté des perles.

  —  Je m’en doute depuis un moment, mais la pierre dans son ventre…

Le sourire de la forgeronne s’élargit. Elle siffla pour appeler l’oiseau mécanique qui se posa sur son épaule.  

  —  Exact. Mon frère m’en a envoyé une et même si je l’ai manipulé, je ne suis pas devenue un monstre pour autant ! Je l’ai utilisée pour mes expériences en mécanique. On est peu avancés, contrairement aux nains, mais grâce à cette pierre, j’ai créé la première machine « vivante », ou du moins autonome et intelligente.

Quand bien même la malédiction de leur éclat serait vraie, elle ne ferait ressortir que la cupidité des humains qui se jetaient sur ces pierres peu importe leurs origines et leur soif d’immortalité. Elles avaient la capacité de prolonger la vie, ou de la créer, comme l’avait prouvé Novaly avec Esphen.

Le gemmologue remonta ses lunettes sur son nez, impressionné par la créature. Novaly rayonnait, fière de présenter sa plus grande œuvre. Esphen croassa, aussi heureux que sa créatrice.

  —  T’as vu ça, Evan ? Un jour, je serai tellement connue que… Evan ?

Novaly observa autour d’elle.

  —  C’est pas vrai, on l’a perdu ! marmonna-t-elle.

Alizéha se retint de sourire en l’entendant parler de lui comme d’un enfant dont elle avait la surveillance. En scrutant la foule de gens, elles finirent par l’apercevoir en train d’examiner une épée issue d’un des bacs d’un marchand d’armes. Elles le rejoignirent.

  —  Tu t’intéresses aux épées, maintenant ? s’enquit Alizéha.

  —  J’aimerais apprendre à manier l’épée, avoua-t-il.

La déesse dévisagea le voleur et s’interrogea sur les raisons qui le poussaient à évoluer. Ce n’était pas une mauvaise chose qu’il soit capable de se défendre, au contraire, mais sa situation semblait lui convenir jusque-là. Qu’est-ce qui le motivait à se prendre en main ? Se comparait-il à elles ?  

Novaly lui tapota amicalement l’épaule.

  —  Merveilleuse idée ! Je serais ravie d’être ta maîtresse d’armes.

Evan la toisa comme si son enthousiasme n’était qu’un déguisement de sa mesquinerie.

  —  Tu veux ma mort ? Sadique comme tu es, tu prendrais un malin plaisir à me torturer et à m’humilier. Et puis, depuis quand tu maîtrises l’épée ?

Novaly plaqua une main sur sa poitrine, offusquée.

  —  Depuis mon enfance, figure-toi ! Je n’ai juste pas l’habitude d’emporter une épée avec moi quand je vais boire à la taverne, raison pour laquelle je ne l’ai pas avec moi. Je t’assure que je ferais une entraîneuse digne de confiance.

Evan plissa les yeux, suspicieux. Novaly fit la moue.

  —  Pff. De toute façon, tu préfèrerais que ce soit Lize, pas vrai ?

Le voleur pivota vers Alizéha, le regard rempli d’espoir.

  —  Apprends déjà à manier ta dague avant de songer à l’épée, rétorqua-t-elle, amusée.

  —  Avec toi, je suis prêt à apprendre tout ce que tu voudras m’enseigner…

Alizéha pouffa en s’éloignant, suivie par Novaly.

  —  Je me demandais, qui t’a appris à manier Virko ?

  —  Hm… Des gens que j’ai rencontrés lors de mes voyages.

Sa réponse vague sembla lui convenir. Alizéha ne pouvait pas avouer que c’était en réalité la tribu des sages. Pourtant, elle aimerait bien partager avec elle des anecdotes amusantes sur son éducation singulière. Avec une élève agitée comme elle, la tribu des sages en avait vu de toutes les couleurs.

  —  Et toi ? demanda-t-elle à Novaly.

  —  L’intérêt pour les armes, c’est de famille, que ce soit leur vente, leur fabrication ou leur utilisation. C’est ma mère qui m’a appris à me battre, mon père étant forgeron.

Son esprit s’égara un instant dans les méandres de sa mémoire, un sourire nostalgique sur les lèvres. Elle finit par se racler la gorge.

  —  Enfin, mon niveau est loin d’égaler le tien. Jamais je ne serais sortie vivante d’un combat contre des géants !

Alizéha émit un rire nerveux. Si elle savait l’état dans lequel elle s’était retrouvée… Heureusement que personne n’avait été témoin de cette humiliation.

La foule s’agita. La déesse n’y prêta pas attention, jusqu’à ce que les gens se poussent sur le côté. Leurs acclamations formaient une cacophonie qui lui rappelait celle qui l’accueillait en ville lorsqu’elle était encore une déité vénérée.

Novaly et elle imitèrent les gens près d’elles qui s’écartaient pour laisser passer un groupe d’individus. Esphen se ratatina contre le cou de sa maîtresse. Il y avait quatre gardes en armure blanc et bleu qui encerclaient un jeune homme blond aux yeux clairs. Alizéha comprit aussitôt à la tenue princière et à l’escorte qu’il s’agissait de l’héritier des Aphra, les dirigeants d’Olia. Il saluait les habitants, un sourire avenant sur son visage lisse. Alizéha n’avait jamais rencontré les successeurs des grandes familles. Le contact entre ces derniers et les divinités nouvelles était interdit avant leur majorité, soit à dix-huit ans, lorsqu’ils reprenaient le flambeau familial. L’objectif était d’empêcher que des liens soient tissés et que les sentiments se mêlent à la politique, créant du favoritisme, notamment pour l’obtention du titre d’Impéritus. La tribu des sages tenait à éviter que les jeunes divinités nouvelles s’attachent ou se fassent manipuler.

Bien que le risque qu’il devine son identité soit faible, Alizéha ne put s’empêcher de baisser les yeux et de tirer sur la capuche lorsque le regard du jeune homme balaya la foule, comme si, de par son sang, il était capable de reconnaître une déesse quelle que soit son apparence.

Soudain, il s’arrêta. Le rythme cardiaque d’Alizéha s’accéléra quand elle le vit s’avancer vers elle. Ses doigts se crispèrent sur la capuche. Elle tâcha de contrôler sa respiration.Une lignée de gens la dissimulait. Avec sa capuche et sa teinture, aucune chance qu’il ait deviné qui elle était… n’est-ce pas ?

L’héritier s’immobilisa devant l’assemblée et attrapa les mains d’une jeune femme à l’allure distinguée en face d’Alizéha. La déesse put de nouveau respirer.

  —  Vous êtes la couturière, Mme Phlael ? Ma sœur adore vos robes !

  —  Oh ! Je… je suis touchée ! bafouilla-t-elle. Merci !

Tandis qu’elle semblait au bord de l’évanouissement, un homme à côté d’elle saisit l’occasion pour s’adresser au prince.

  —  M. Aphra, je suis sûr que vous réussirez à devenir Impéritus cette année !

Les habitants autour d’eux manifestèrent leur assentiment. Le titre d’Impéritus n’était pas seulement accordé à la divinité élue, mais aussi à l’humain avec qui elle avait fait équipe. Au bout de cinq ans, des épreuves étaient organisées par les Impéritus actuels où les héritiers des familles dirigeantes concouraient avec la déité qui avait accepté de les soutenir. Certains dieux participaient volontiers, comme Tifenn, et d’autres n’en voyaient pas l’intérêt, comme Ivys. La seule règle pour prétendre au titre d’Impéritus était d’être accompagné d’une divinité et de posséder la chevalière de la famille qui se transmettait entre les successeurs. Celle du jeune Aphra étincelait à son doigt. Il lâcha les mains de Mme Phlael.

  —  Votre confiance m’honore. Je vais tâcher de m’en montrer digne. J’ai mes chances, cette année. La rumeur court que l’héritier des Kléos souffre d’insomnies à cause du stress… J’espère pour lui que ça s’arrangera. Battre un homme affaibli par le manque de sommeil est peu divertissant.

Les gens l’ovationnèrent. À côté d’Alizéha, Novaly roula les yeux, exaspérée par ces fanfaronnades. Le prince avait tout l’air d’un adepte du passif-agressif. Il poursuivit son chemin, emportant avec lui la foule. Alizéha l’observa s’éloigner, pensive. Les grandes familles étaient rivales depuis des générations, usant de tous les moyens pour devenir Impéritus. Si ce titre permettait aux divinités de régner sur les autres et de diriger l’armée d’Olympia, l’humain vainqueur obtenait plus d’avantages. Il avait accès au royaume des Immortels et à ses ressources, comme des pierres, des aliments ou des eaux aux propriétés extraordinaires. En plus de s’asseoir à la table des déités et d’être le porte-parole de l’humanité, il pouvait vendre des marchandises rares et acquérir la priorité dans la commercialisation de certains produits. Actuellement, c’était Livius et l’ancien chef des Kléos qui possédaient le titre, mais dans quelques mois, les nouveaux héritiers allaient entrer sur le champ de bataille pour la première fois. La volonté de faire ses preuves et celle de préserver l’honneur de la famille engendraient des candidats féroces et déterminés à emporter la victoire.

Novaly tira Alizéha de ses pensées.

  —  Lize, où est Evan ?

La déesse fronça les sourcils en le cherchant du regard. Elle était persuadée que le voleur les avait suivis. Le mouvement de foule les aurait séparés ?

Novaly pesta contre l’incapacité du jeune homme à se tenir tranquille et leur pauvreté qui les empêchait d’acheter des telphènes. Alors qu’Alizéha se demandait à quel point Tila s’énerverait en ne voyant pas Evan avec elles, le voleur surgit d’une ruelle. Ni une, ni deux, elles l’encerclèrent. Devant leurs mines contrariées, il esquissa un sourire contrit.

  —  Désolée, je me suis senti oppressé dans la foule, ça m’a angoissé donc je me suis éloigné.

Sa confession apaisa les deux jeunes femmes. Alizéha comprenait ces élans de panique irrationnelle qui submergeaient parfois sans crier gare. Novaly soupira, les bras.

  —  Bon, ce n’est pas grave. Mais préviens-nous avant la prochaine fois.

Le regard d’Evan pétilla.

  —  Vous vous êtes inquiétées pour moi ? C’est trop mignon. Vous ne pouvez pas vous passer de moi, en fait.

  —  T’es surtout tellement faible qu’on culpabiliserait s’il t’arrivait quelque chose, renchérit Alizéha.

Esphen croassa, comme pour acquiescer, et Novaly ricana. Evan fit la moue et grommela que traîner avec des filles qui n’avaient aucun scrupule à briser son égo lui créait des complexes. Après quelques taquineries échangées, Novaly proposa de rejoindre Tila. Elle leur avait donné rendez-vous dans la taverne la plus fréquentée, sans doute pour optimiser ses gains. En enquêtant rapidement auprès des habitants, ils se retrouvèrent devant le Nid d’or. Rien qu’au nom, on devinait que l’alcool n’était pas la seule chose qui coulait à flots. Ils pénétrèrent dans la taverne. La chaleur ambiante de l’endroit les frappa de plein fouet en même temps que l’odeur de la bière et les cris des buveurs. Quel que soit la ville, l’atmosphère de ces lieux était toujours aussi conviviale et festive. Les serveurs et serveuses ne cessaient de faire des allers-retours, les plateaux chargés de boissons. Les verres s’entrechoquaient et les bières débordaient. Un tableau classique des tavernes dont la familiarité apportait un certain réconfort.

Il ne fut pas difficile de trouver Tila. Leurs regards se posèrent sur une table noircie de monde. En s’approchant et en poussant les personnes qui gênaient, ils se rendirent compte que Tila était assise sur une des chaises et amassait près d’elle un tas de pièces d’or devant le visage consterné des autres joueurs.

  —  Je suis sûr qu’elle a triché ! s’emporta l’un d’eux en jetant ses cartes sur la table.

  —  Désolé, mec, mais on a tous observé la partie. Elle a été réglo, certifia un des observateurs.

  —  Ne t’inquiète pas, j’utiliserai ton argent à bon escient, le nargua Tila.

Des rires mêlés à des jurons amicaux éclatèrent. Les yeux d’Evan et Novaly scintillaient à la vue de ces gains tandis qu’Alizéha secouait la tête, dépitée. Sa guide était une femme intelligente, sauf quand il était question d’argent, comme si l’éclat de l’or aveuglait sa raison.

L’homme qui s’était plaint se leva.

  —  Je me casse avant de dilapider toutes mes oroles et de me faire engueuler par ma femme.

D’autres ricanèrent et les joueurs rassemblés autour de la table se dispersèrent. Les joueurs saisirent cet instant de lucidité retrouvée pour partir et se soûler plutôt que de gâcher vainement leur argent. Tila jubilait, jusqu’à ce qu’Alizéha lui frappe la tête.

  —  Aïe ! Ah, vous êtes de retour, constata-t-elle en se retournant.

  —  Tu n’as rien appris de ta dernière expérience à Théria ? lui rappela la déesse.

  —  C’est à cause de vous que ça a mal tourné ! Et puis, c’est juste pour ce soir car on est à sec, c’est pour ça que j’y suis allée à fond. Râle pas trop, tu vas pouvoir prendre une douche chaude et dormir dans un lit ce soir !

Alizéha soupira sans répliquer. Une nuit au chaud et à l’abri était une idée qui s’apparentait à un rêve.

Ils divisèrent les gains pour que chacun remplisse sa propre bourse et puisse se débrouiller en cas de séparation. Alizéha soupesa son porte-monnaie plein, enivrée par cette sensation inhabituelle, puis la rangea dans son sac.

  — Bon, sinon, les sirènes ? s’enquit Evan.

Tila soupira longuement et s’adossa sur le dossier de sa chaise.

  —  Je vous avoue que mon intuition ne me donne pas trop de directives. J’ai plutôt l’impression qu’on doit se laisser porter.

  —  Peut-être que c’est une sorte de directive cachée qui suggère qu’on doit louer un bateau et laisser les vagues nous guider, supposa Novaly. Ça se trouve, on échouera sur Atlantis…

  —  Vous courrez vers la mort en faisant ça, intervint une voix.

Leur attention convergea vers un homme barbu, assis à la table voisine, une bière à la main.

  —  La mer n’est pas tendre. Elle ne fait pas de cadeau, surtout avec les non-marins. Ce n’est pas ainsi que vous trouverez les sirènes, poursuivit-il, presque moqueur.

  —  Quelqu’un a déjà essayé pour savoir si ça marchait ? rétorqua Novaly.

  —  Des gens qui tentent tout et n’importe quoi pour dénicher ces créatures, on en voit à la pelle ici. La plupart ne reviennent jamais, d’autres rentrent bredouilles et abandonnent. Mais personne n’a tenté de se laisser dériver car c’est suicidaire.

  —  Il a raison, appuya Tila. Ce n’est pas notre solution.

Puisque la guide l’affirma, Novaly l’accepta malgré ses lèvres pincées.

  —  Et parmi les revenants, jamais personne n’a prétendu avoir trouvé quelque chose ? demanda Alizéha.

  —  On n’aime pas les menteurs, ici. Sauf Rorhy !

Les amis du barbu, qui suivaient la conversation, confirmèrent. Devant leur incompréhension, il pointa un homme qui buvait seul au fond de la salle.

  —  Vous voyez ce gars ? Il raconte à qui veut l’entendre qu’il a trouvé l’emplacement d’Atlantis avec son équipage. Équipage qu’on n’a jamais vu, d’ailleurs.

  —  Ça ne signifie pas qu’il ment, fit remarquer Tila.

  —  Pourquoi un ivrogne comme lui y serait arrivé et pas les autres ? Il ment forcément, surtout qu’il refuse de partager les infos. Allez l’interroger si vous y tenez, vous verrez par vous-mêmes.

Tila ne se fit pas prier et se leva. Le reste du groupe échangea un regard. Son intuition lui indiquait-elle qu’ils étaient sur la bonne voie ?

Ils approchèrent de la table isolée sur laquelle l’homme était étalé, sa main tenant fermement sa bouteille de vin. Il empestait l’alcool et marmonnait des mots incompréhensibles. Tila le secoua.

  —  Excusez-moi, on aimerait vous parler. On peut s’asseoir ?

L’ivrogne se redressa lentement, comme si son corps était aussi lourd que de la pierre. Il darda ses yeux bleu glacier sur eux. Ses cheveux blond platine étaient tirés vers l’arrière par un chignon et ses pommettes étaient rougies par l’alcool. Alizéha percevait l’agitation de Novaly et Evan à côté d’elle. Le doute les assaillait. Alizéha scruta cet homme à l’allure débraillée en quête d’un signe qui la mettrait en confiance, une tentative soldée par un échec. Peut-être serait-elle déjà partie si Tila n’avait pas l’air si déterminée à l’écouter. Pouvait-on vraiment tirer autre chose de lui que des divagations ? L’alcool le faisait-il délirer au point de répandre des mensonges ou clamait-il la vérité ?

Un rictus écorcha les lèvres gercées de l’ivrogne.

  —  Seulement si vous buvez avec moi.

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