Chapitre 13 : Des combines sans espoir
Évangile de Dédale, chant numéro 14, verset 5
« De tous les mondes parallèles qui existaient, le pire était l’enfer d’Iibliss et le meilleur le jardin aux milles coquillages... »
*
— Alors si ça c’est pas une opération suicide !
La mer était clémente et le vent soufflait raisonnablement ; les deux goélettes glissaient parmi les vagues comme deux savonnettes au fond d’une baignoire. Lactae baissa sa longue-vue et jeta un long regard impénétrable à Larifari, qui tenait fermement son gouvernail. Elle soupira :
— Quoi, tu te dégonfles ?
— Mais non, c’est pas ça, ho. Mais je dis juste qu’on est que deux bateaux et qu’eux, ils sont toute une ville et que si y sont un peu malins, ils l’auront déjà pendue la Spirale. Et ça ne me fait pas plaisir de le dire ! On va sans doute se faire trucider pour des clopinettes !
La petite mère de la mort avait le regard sombre. Lactae referma la longue-vue. De toute façon, en dehors des oiseaux de mer, il n’y avait rien à voir, pas la moindre terre en vue.
— D’une façon ou d’une autre, on doit utiliser la ruse.
— Oui, bon, ça je sais. C’est ma spécialité, la stratégie, tu te souviens ? Malgré tout le mal que tu penses de ma caboche, c’est moi le cerveau de l’opération.
Lactae leva les sourcils, visiblement peu convaincue. Derrière elle, une mousse récurait le pont avec un peu trop de conviction, tandis que l’équipage s’affairait à déployer la voile de misaine.
— Tu as une idée derrière la tête ?
— Oui, on contourne la baie pour arriver sans être repérée, on accoste et on envahit la bourgade de ces rastaquouères de nuit. Comme on est sans foi ni loi, on incendie les entrepôts et les navires au port avec du feu grégeois. On profite de la panique pour délivrer les prisonnières. Si elles sont mortes, on cherche la Commodore, on la zigouille et on fait des guirlandes avec ses tripailles fumantes pour donner l’exemple. Oui, on va sans doute toutes crever... Est-ce que tu as mieux pour le moment ?
Lactae ouvrit la bouche pour répondre, mais un grand bruit l’interrompit. L’ambiance maritime, mélange de feulement de houle, de vent et de croassement de goélands, était maintenant couverte par les vociférations d’une toute petite bonne femme. Elle traînait par l’oreille une gamine dont la peau brune était constellée de taches de rousseur. Les deux petites mères reconnurent la mousse empressée.
— Lactaline ! Où tu es allée nous pêcher ce bec à foin ! Cette foutue grenouille a renversé son seau sur mes souliers vernis !
Larifari s’interposa gentiment entre Lactae et la silhouette minuscule du capitaine Cougnette :
— Mais Pandora, c’est toi qui as sélectionné l’équipage. Lactae n’y est pour rien et nous sommes très satisfaites du travail de cette marmousette.
La petite mère de la naissance se détourna tandis que son amie prenait les choses en main. Pourquoi avait-il fallu que cette vieille folle fasse partie du voyage? Ceci dit, c’était une idée de génie de passer par elle, car personne n’aurait soupçonné que les petites mères compteraient sur une telle larronne. Larifari en avait-elle conscience ? L’horizon restait désespérément vide, mais d’ici le lendemain, elles devraient arriver en vue de Luminosa. Il s’agissait alors de contourner proprement la capitale sombre. En tout, en comptant l’équipage du Kelpie, commandé par Larifari, et celui de l’amiral Yvette, officiellement tenue par le Capitaine Cougnette — et officieusement par Lactae elle-même qui repassait derrière les instructions les plus fantasques de l’octogénaire — elles devaient être environ quatre-vingt marines de tout poils, mousses comprises.
— J’ai bien frotté vos chaussures, Capitaine ! Elles brillent comme des pièces de huit toutes neuves, chantonna une nouvelle voix.
Lactae se retourna, hargneuse face à tant d’incompétence :
— Tu n’étais pas sensée préparer la soupe pour l’équipage, Frangipane ?
La maître coq se figea, foudroyée sur place à l’idée d’avoir fauté. La Capitaine Cougnette se mit à protester :
— Sornettes que tout cela ! C’est qu’elle me monte les ovaires en mayonnaise, celle-là ! Bien sûr que mes chaussures sont prioritaires, nom d’une pipe en bois ! De quoi on aurait l’air si on croisait une galère sombre, dites-le-moi, et que mes souliers étaient crottés ?
Le vent tourna et le gouvernail fit de même entre les doigts de Larifari.
— Oh bah, on aurait déjà l’air d’une bande de maraudes pas très organisées vu qu’on a toutes les capitaines sur un seul navire et que l’autre fait un peu ce qu’il veut.
Le capitaine Cougnette enfla comme un crapaud-buffle tandis qu’un petit sourire satisfait se dessina sur les lèvres de Lactae.
— Qu’est ce que ça veut dire Lari ?! Tu me renvoies sur mon navire ? Moi qui suis comme une mère pour toi ? Si je ne te conchie pas immédiatement, tu...
— Eh bien, ce serait bien, oui. En cas d’abordage, je compte sur ton expérience au combat pour avoir le contrôle des opérations.
La flagornerie parut calmer la vieille femme qui grommela, dans l’ombre gigantesque de Frangipane — qui avait repris le tricot de son drapeau au lieu d’aller faire à manger :
— Oh... Eh bien, si tu as besoin de mes talents, bien sûr, alors je... je vais retourner dans mes quartiers.
— Comme ça, tu ne seras plus importunée par les mousses incompétentes de Lactae.
Les coins de la bouche de la petite mère de la naissance se retroussèrent davantage ; elle se retenait visiblement de rire. Cougnette la foudroya du regard.
— Mais si elle pouvait se retenir de s’en payer une tranche, l’autre porte de prison, là.
— C’est très grossier, renchérit Frangipane tout en perdant une maille.
Larifari jeta un œil à Lactae :
— Ah, mais non, Capitaine, elle sourit si rarement, il faut en profiter.
— Comme si tu savais ce que ça veut dire, toi ! Tu n’as pas le droit au même traitement, ma p’tite caille. La porte de prison, c’est pour les autres, il n’y a que quand tu es là qu’elle daigne les contracter, ses maxillaires.
Les coins de bouche de Lactae retombèrent au même moment où ceux de Larifari s’élevaient en un large sourire batracien.
La Capitaine s’éloigna en bougonnant, tirant derrière elle la silhouette imposante de Frangipane et d’un drapeau en laine beaucoup trop long. La petite mère de la naissance soupira :
— Essaye de ne pas avoir l’air trop contente, s’il te plaît.
— Ihi.
*
Balthazar reposait nu, installé à plat ventre au milieu de ses vêtements, comme une fleur démunie de ses pétales ; Lù était affalée à côté de lui, tout aussi dépouillée. Elle faisait marcher ses doigts sur la colonne vertébrale de l’adolescent et celui-ci ronronnait en jouant nonchalamment avec le bracelet qui lui ornait depuis peu le poignet. C’était un bijou très ancien, qui datait au moins de la première Spirale. L’énorme pierre étincelait à la lumière des bougies.
— Bon alors ? C’est quoi un Pilier ?
Elle arrêta la parade de sa main pendant une demi-seconde avant de reprendre :
— Tu ne sais vraiment pas ?
Il secoua la tête ; elle le dévisagea avec curiosité et expliqua :
— C’est ce que nous sommes. Il y a peut-être un autre mot pour en parler ici, mais je n’ai jamais entendu qui que ce soit en parler : s’il existe, le secret a été bien gardé.
Les doigts se remirent à marcher et escaladèrent une fesse. Balthazar haussa un sourcil perplexe et Lù le regarda, goguenarde. La lueur des bougies presque entièrement consumées habillait d’or le grain sombre de leurs peaux.
— Par où commencer ? Un Pilier… Un Pilier est un être vivant qui possède une capacité particulière et dont le vieillissement est bloqué à partir du moment où il reçoit cette capacité. Nous vivons éternellement, sauf si nous arrivons à nous débarrasser de notre pouvoir en le refilant à quelqu’un d’autre de la même lignée que nous. Nous sommes des créatures extrêmement adaptables : nous apprenons facilement, nous oublions facilement, nous guérissons facilement, de toutes sortes de blessures… sauf celles que nous avions avant de devenir Pillier.
Pour illustrer ses propos, elle retira son cache noir pour dévoiler un œil parfaitement intact. Ses doigts marcheurs descendirent sur les cuisses de Balthazar.
— Pour tes jambes... tu te souviens de ce qui t’es arrivé ?
— Non. Ça rejoint ce que tu dis sur notre mémoire... c’est vrai en ce qui me concerne. Pour tout ce qui a plusieurs siècles, mes souvenirs me font défauts. Je ne sais même plus qui étaient mes parents et d’où je viens.
Lù le fixa avec fatalisme et il ajouta :
— Je pense que j’ai eu un accident, parce que parfois, je rêve que je cours. Mais je ne suis pas sûr de ce qui est arrivé à mes jambes ; je peux encore les bouger un peu, et je sens la douleur, mais elles ne me portent pas.
Il remua les orteils, fit un sourire désolé et elle le fixa avec sérieux :
— À part ton chien, tu en connais d’autres comme nous ici ?
— Raclure ?
— Lui aussi, c’est un Pilier. Un chien qui parle la langue des hommes... on ne me la fait pas. Il peut communiquer avec n’importe quel être vivant, n’est-ce pas ?
— Comment le sais-tu ?
La main était remontée et se trouvait à présent posée sur ses reins.
— Facile... Quand je l’ai croisé, il a dit « Que voulez-vous dire par danger ? » et même les oiseaux ont compris et se sont envolés. C’est très pratique comme pouvoir. Porté par un chien, cela fait un merveilleux espion. Certains les appellent les « Omnilangues ».
— Qui les appelle comme ça ?
— La F.T., une organisation qui nous recense et nous étudie. Mais elle n’existe pas ici.
Balthazar se retourna à moitié et la contempla en fronçant les sourcils.
— Qu’est ce que ça veut dire « Pas ici » ?
— Pas dans cette dimension.
Il était perdu et insista :
— Qu’est ce que ça veut dire ? Admettons qu’il y ait d'autres dimensions, comme il est dit dans le Livre, alors comment-tu...
Lù sourit et ses dents brillèrent à la lueur des bougies.
— Je ne me suis toujours pas convenablement présentée, n’est-ce pas ? Pas en tant que Pilier en tout cas. Je suis une « Marchemonde ». Je peux ouvrir et traverser des portes entre les différentes dimensions du Multivers.
Balthazar prit le temps d’assimiler la réponse avant de murmurer :
— Alors tu ne viens pas d’ici ? Pas de cette planète ni même d’une étoile d’ici ?
— Non. Tu as dit que tu ne te souvenais pas de ta famille ni d’où tu venais. Moi, je ne me souviens même pas de l’univers dans lequel j’ai grandi.
— Ce sont les mondes dont parlent le Livre des Vérités ? L'enfer d'Iibliss et le jardin de coquillages ?
— Je n’en sais rien. Ce sont des mondes avec d’autres planètes ; ou pas. Avec d’autres humains, parfois, et des fois, autre chose. Il arrive régulièrement que je n’arrive pas à rentrer dans certains de ces univers, car je ne pourrais pas y exister physiquement ou y survivre.
Tout ça était beaucoup trop compliqué pour la conception de la réalité de Balthazar.
— Je suis triste de ne pas me souvenir de mon passé, mais... au moins je suppose que je viens de cette planète.
Lù eut l’air rêveuse :
— Oh, je ne me souviens pas de mes premières années, mais ce n’est pas grave... Taïriss se souvient pour moi la plupart du temps. Il était déjà là, au tout début.
— C’est un Pilier lui aussi ?
— Pas du tout, c’est un robot. D’après lui, c’est mon arrière-grand-mère qui l’a construit.
— Un robot ? Qu’est ce que c’est ?
— Hum... C’est une machine qui se comporte comme un humain. Elle les imite, en quelque sorte.
Balthazar était de plus en plus déboussolé :
— Des dimensions différentes, des humains qui n’en sont pas vraiment, olala !
Il réfléchissait quand soudain ses yeux s’illuminèrent :
— Mais alors, ça veut dire que Taïriss n’est pas vraiment ton amoureux ? Ce sont des tartines pour tromper les citoyennes ! 1
Elle eut l’air étonnée :
— Hein ? Mais si ! Bien sûr que c’est mon amoureux.
Balthazar était perdu ; il se positionna sur le dos.
— Mais tu viens de dire que c’était un objet ? Un objet n’a pas d’âme, alors tu ne peux pas être amoureuse de lui.
Cette dernière réplique agaça Lù et Balthazar s’en rendit bien compte d’après son expression. Ses yeux gris étaient plantés dans ses prunelles noires et il sentit le poids écrasant de sa colère :
— Écoute-moi bien, car je ne me répéterai pas. Je viens de mondes très éloignés du tien. De mondes tellement différents que tu ne peux même pas les imaginer. Là-bas, 'Iilaaha n’existe même pas... Et les âmes... L’âme, c’est compliqué. Mais tu ne sais rien à propos de Taïriss, alors ne t’avise pas de juger ce que tu ne peux pas comprendre.
— Je suis désolé, souffla-t-il.
Elle avait toujours l’air furieuse, alors il demanda :
— Tu me détestes ?
— Non, tu me plais bien, mais tu ne dois pas dépasser certaines limites. Pour Taïriss, tu ne pouvais pas savoir. Maintenant, tu sais : je ne laisserai jamais personne dire ou faire quelque chose de mal à propos de lui, c’est tout.
Elle s’était redressé et avait ses seins face à lui ; malgré son malaise, il avait de nouveau envie de faire l’amour. Elle pouffa en le voyant réagir :
— C’est beau d’être jeune... Ou en tout cas de faire semblant.
Balthazar ronronna contre son épaule :
— C’était pas si mal, non ?
— Ça va.
Il se laissa retomber sur les coussins :
— Juste « ça va » ? Pour moi c’était la meilleure partie de sexe de ma vie !
— La partie de ta vie dont tu te souviens.
— Ouch...
— Bon arrêtons de bavarder pour ne rien dire et apprends-moi plutôt quel est ton pouvoir à toi.
— Uniquement si tu me dis pourquoi tu es devenue une petite mère d’Iilaaha alors que tu viens de si loin.
Lù ouvrit la bouche pour répondre, mais à ce moment-là, de grands coups furent assenés à la porte.
— Tout va bien 'Am Saghira ? Ça fait un bout de temps que vous êtes là-dedans. Il arrive pas à la lever le p’tit jeune ?
Les yeux de Lù firent un aller-retour entre la sortie et la silhouette de l’adolescent, avachi dans son tas de couvertures ; elle se redressa lentement.
— J’ai terminé, j’arrive.
Balthazar eut l’air paniqué. Il attendit que les bruits derrière la porte eurent disparu avant de souffler précipitamment :
— On va se revoir, pas vrai ?
— Je ne sais pas encore, je dois y réfléchir.
— Mais pourquoi ?
— Tu ne m’as pas avoué ton pouvoir, mais tu forces les gens à faire des choses qu’ils ne veulent pas. D’une façon ou d’une autre, tu es dangereux et je dois réfléchir aux conséquences que cela pourrait avoir si je te côtoyais de trop près.
Elle enfila son pantalon et sa chemise avant d’aller cueillir les vêtements de Balthazar pour lui lancer, roulés en boule. Il les attrapa au vol avant de baisser les yeux, morose :
— À part Raclure, tu es la première personne comme moi que je rencontre en plusieurs milliers d’années. Si tu me laisses à cause de ça alors...
— Il y a aussi H.
— Hein ?
— H, la pâle. Elle aussi est comme nous. Mais elle a été bloquée un peu plus âgée.
Balthazar se remémora la fille à la peau blanche qui avait couru vers lui et parlé avec Raclure.
— Alors, c’est un... Pilier aussi, c’est ça ? Les pâles aussi peuvent en être du coup ?
— Et pourquoi pas ?
— Et bien les pâles sont... Enfin ils ne sont pas très...
Lù haussa les sourcils et le garçon but du petit lait :
— Mais après tout... Raclure est bien comme nous, alors il doit aussi y avoir des pâles et des sombres qui peuvent l’être. Je suis désolé, c’était une réflexion stupide.
Pour noyer le poisson, il changea de sujet :
— Et qu’est-ce qu’elle peut faire ?
— Ça, je ne sais pas encore exactement, mais elle est capable de nous repérer au milieu d’êtres vivants normaux.
La petite mère noua sa ceinture autour de sa taille et ajouta :
— Je dois vraiment y aller.
— Attends! Encore une question !
Elle roula des yeux :
— Dépêche-toi.
— Tu as dit que nous étions immortels et que nous guérissions facilement. Cependant, il est tout de même possible de nous tuer, n’est-ce pas ?
Lù le regarda avec des yeux ronds :
— Après plusieurs centaines d’années d’existence, tu n’es jamais mort ?
Balthazar essaya de sonder le brouillard qui envahissait sa mémoire. Il chassa négligemment l’image du gros œil rond qui s’imposait à lui :
— Euh, je ne crois pas, je devrais ?
Lù secoua la tête :
— Je suis morte des dizaines de fois.
— Mais tu es toujours là.
— Visiblement.
— Qu’est-ce qui se passe quand les gens comme nous meurent ?
— Nous nous reconstituons. Nous parasitons le corps d’un bébé ou d’un enfant de notre lignée et nous faisons muter son corps jusqu’à redevenir pleinement nous-mêmes. Nous retrouvons notre mémoire et notre capacité de Pilier à l’âge où nous nous bloquons de nouveau.
— Mais la personne que l’on...
— Cette personne disparaît petit à petit. Nous les dévorons, mais nous n’y pouvons rien, c’est ce que nous sommes et nous ne faisons pas exprès de mourir... en général.
Balthazar leva le doigt pour poser une nouvelle question, mais Lù avait disparu derrière la porte. Ce n’est pas cette fois qu’il saurait ce que signifiait « muter ».
*
Du goulot sortit un bruit sonore quand Spirale en ôta le bouchon avant de verser un filet de rhum sur la chair grésillante du cochon. La vapeur odorante emplit les narines frémissantes d’H dont la bouche se remplit de salive.
Les ruines de Luminosa grouillaient de petits cochons sauvages de couleurs noires, comme celui qui cuisait tranquillement devant elles sur son lit de braises.
D’abord, H, Spirale et Raclure s’étaient lavés. Ils avaient trouvé un lavoir toujours alimenté par une source d’eau claire. À présent plus présentables, ils étaient partis en quête de nourriture : Raclure avait rabattu un cochon et Spirale lui avait fracassé le crâne avec son marteau avant de l’égorger. Pendant ce temps, H avait fouillé les maisons et avait trouvé des épices poussiéreuses et du sel.
Les jardins regorgeaient de plantes comestibles retournées à l’état sauvage. Ils avaient cueilli des piments, des bananes, des citrons verts et des baies de poivres, puis en avaient fait un mélange dont ils avaient frotté les entrailles du cochon avant d’en faire un boucan à l’intérieur du temple, pour éviter qu’on ne voie la fumée à l’extérieur.
Spirale retira en grimaçant l’une des bananes plantains qu’elle avait fait cuire dans les braises.
— Ouch, c’est brûlant.
H la regarda avec perplexité :
— Par contre, c’est obligatoire nous manger avec épices et pleins de choses inutiles alors que nous fuir ? Nous avoir temps pour ça ?
La graisse du cochon coulait sur le lit de braises et provoquait l’apparition de petites langues de flammes.
— C’était nécessaire de retrouver un minimum de civilisation. Le genre de chose inutile dont j’ai besoin pour me permettre de cogiter.
Elle découpa un morceau de cochon avec son couteau tout en se brûlant encore les doigts :
— On ne doit pas foncer tête baissée. Si je suis encore en vie, je reviendrais ici pour me payer une tranche de sombre. Mais d’abord, je dois rentrer à Hagiòpolis. Pour tuer Dédale. Qu’Iilaaha me fasse brûler dans l’enfer d’Iibliss si je ne lui arrache pas le cœur du ventre.
Elle déchira la viande en deux et en donna un bout à Raclure et l’autre à H. Dans l’ombre de son grand chapeau, elle pleurait. La pâle l’observait avec fascination, en grignotant sa viande du bout des lèvres. Cette grande femme rouge dont les joues creuses étaient sillonnées de larmes silencieuses alors qu’elle était une reine...
— H désolée.
Elle lui prit le couteau des mains, coupa une autre tranche de cochon et le tendit à la grande mère.
— Toi manger aussi. Nous venger ton équipage.
Spirale s’essuya le nez dans ses manches de dentelles et accepta la viande.
— Tu as raison, je vais reprendre mon sang-froid. Je suis une vieille imbécile de me laisser aller ainsi.
H posa sa main sur le cou de Raclure et ils échangèrent un regard. Elle demanda :
— Pourquoi Brunes avoir quittées cette ville ? Pourquoi venir dans îles des pâles et voler territoire à nous ?
— C’est une longue histoire.
— H avoir un peu temps. Et toi pas besoin réfléchir trop à plan. Nous rejoindre côte et voler bateau pour retourner à Hagiòpolis.
— On est pas assez nombreuses pour gérer un bateau.
— Nous prendre bateau pêche facile à manier de vous et si poursuivies, alors nous rejoindre les courants de Tanafas. Si pas le choix abandonner bateau, H connaître les territoires et nous marcher sous la mer jusqu’à Hagiòpolis. Voilà plan. Maintenant toi raconter histoire. Quand H écoute, assimile beaucoup de mots.
Spirale ne répondit pas immédiatement. Le plan de H pouvait marcher si elles dénichaient un Ketch, un petit bateau rapide et maniable pour deux personnes. Il y avait 560 miles entre le continent et son île. Cela représentait trois ou quatre jours de navigation, mais elles mettraient des semaines à retourner sur l’île si elles devaient faire un détour à pied. D’ici là, Dédale aurait le temps de mettre en place toutes les défenses qu’elle voulait... mais la prêtresse de la mort n’avait pas mieux pour l’instant.
La grande mère soupira :
— Très bien, pourquoi pas après tout... Cette ville a été fondée par mes ancêtres, il y a environ deux mille ans. À l’époque, les brunes vivaient en tribus indépendantes, jusqu’à ce qu’apparaisse la prophète Portail, bien-aimée d’Iilaaha, qui les a unifiées, leur permettant d’affronter les armées des peuples sombres qui convoitaient les terres où nous nous trouvons. Mon peuple a bâti cette ville entourée de remparts pour nous défendre, mais nous n’y sommes pas restées longtemps : c’était le début des grandes invasions Euphrates, un peuple barbare venu de l’ouest, dont les guerriers étaient uniquement des hommes.
H écoutait ; la pimentade lui enflammait la bouche. Spirale prit une bouchée de viande, puis grignota une banane avant de reprendre :
— Ils ont pris d’assaut la ville et nous nous sommes battues vaillamment, mais un de leurs hommes a réussi à passer les remparts et a levé la herse.
— Alors vous perdu ?
— Non, nous avons gagné, mais nous avons eu beaucoup de pertes. La prêtresse Portail a été sauvée grâce à l’intervention de Andr, un jeune garçon qui a été sanctifié par ‘Iilaaha. Quant aux Euphrates, nous les avons massacrés jusqu’au dernier, mettant fin à leur contrôle sur l’orient. Mais nous étions affaiblies : nous avions perdu beaucoup de femmes et c’est à ce moment-là que Portail nous a quittés. Sa mission parmi nous était terminée. Elle a confié une carte ainsi que le Livre d’Iilaaha, en cours d’écriture, à sa seconde, qui devint alors l’apôtre Dédale. Elle lui donna les instructions de la Déesse : bientôt les brunes seraient chassées de Luminosa et il serait temps d’aller chercher la terre promise par ‘Iilaaha à son peuple. Sa prédiction se réalisa bientôt, quand les sombres, attirées par nos blessures, vinrent nous envahir à leur tour. Nous étions trop faibles pour nous défendre alors et nous avons fui Luminosa en emportant rien d’autre que nos hommes, nos enfants et nos troupeaux. Nous avons marché jusqu’à la Grèce, où nous sommes restées une cinquantaine d’années, avant d’avoir assez d’argent pour faire construire les bateaux qui nous menèrent sur cette île.
— Cette île qui faisait partie du territoire des pâles. Ainsi à votre tour, vous êtes devenues des envahisseuses.
— Peut-être. Mais l’esclavage des vôtres a commencé avec les guerres intestines qui divisaient les tribus pâles. Vous vous vendiez les unes les autres contre des objets sans intérêts. En tout cas, l’apôtre Dédale est morte de vieillesse, peu de temps après l’arrivée sur l’île et c’est à la prophète Spirale qu’elle a confié la construction d’Hagiòpolis. Voilà l’histoire.
H acquiesça en avalant tout rond la — trop — grosse bouchée de viande qu’elle avait dans la bouche.
— Merci histoire. Moi aller chercher pièce sans fumée, puis dormir quelques heures avant partir quand nuit sera tombée pour plus discrétion.
Spirale acquiesça, retira la branche où cuisait le cochon ainsi que les bananes et étouffa les braises qui continuaient à fumer. Raclure et H avaient disparu par la grande porte et elle hésitait à les rejoindre avant de décider qu’un peu d’intimité lui ferait du bien. Son manteau était encore trempé, mais son pantalon et sa chemise à jabot mitée étaient secs. Elle se roula en boule et chercha le sommeil. Ce fut en vain. Elle était bizarrement trop épuisée pour réussir à dormir.
Le soir approchait, quand soudain, elle entendit un craquement derrière elle.
Elle eut juste le temps de se retourner et de rouler en arrière pour éviter le sabre qui faillit lui couper la gorge.
Dolorès était face à elle, rouge de rage et couverte de vase. Elle était humide, mais pas trempée, comme si ses vêtements avaient eu le temps de s’égoutter.
— Fichtre ! Tu es aussi collante qu’une sangsue! Tu nous espionnes depuis tout ce temps ?
— Je suis arrivée assez tôt pour entendre ta poignante histoire ! Je vous ai suivie à la trace, figure-toi que les aboiements n’étaient pas si discrets dans les souterrains.
— Tu attendais que je dormes pour m’avoir, ce n’est pas très héroïque !
Dolorès ne répondit pas et bondit sur Spirale qui recula de deux pas. C’était H qui avait le petit couteau, mais la pirate avait toujours le marteau qui avait servi à ouvrir ses chaînes. Elle contra le sabre avec le manche et repoussa la sombre qui bascula contre un banc dans un juron étouffé.
Visiblement, la seconde était seule. D’une façon ou d’une autre, la commodore n’avait pas voulu noyer ses hommes dans les canalisations, persuadée que les fuyardes ne s’en sortiraient pas, mais Dolorès n’était pas du même avis : elle s’était donné trop de mal dans cette affaire pour qu’elle se termine comme ça !
Les deux femmes étaient épuisées d’avance par leur longue nage, mais elles se jetèrent à nouveau l’une sur l’autre et échangèrent quelques passes où Spirale essayait surtout d’éviter de se faire transpercer, avant de parvenir à frapper l’épaule de son adversaire avec sa masse. La sombre poussa un cri de douleur avant que la situation ne se retourne définitivement contre elle : son mollet fut happé entre les mâchoires sans pitié de Raclure attiré par le bruit et un caillou la frappa violemment sur la tempe. Pendant deux secondes, Dolorès resta debout, avant que ses yeux ne roulent vers le haut. Elle perdit connaissance et s’écroula lourdement.
H se tenait dans l’encadrement de la porte, avec une deuxième pierre à la main. Elle se rapprocha, arracha son jupon humide et le déchira en longues bandes avec lesquelles elle saucissonna la sombre comme un rôti.
Spirale se laissa tomber en haletant sur un des bancs de pierre. La pâle lui jeta un regard :
— Qu’est ce qu’on fait ? On la tue ? Ou bien elle otage ?
— On la garde, elle peut encore nous être utile.
— Comme tu veux.
Spirale observa la jeune fille pensivement :
— Pourquoi est-ce que tu m’aides ? C’est la deuxième fois que tu me sauves la vie.
H haussa les épaules :
— Moi, besoin de retourner sur île. Toi meilleur moyen d’y arriver vite. Sinon tous mourir.
Spirale ne comprenait pas trop, mais elle ajouta :
— H, ce n’est pas vraiment facile à prononcer. On devrait te donner un nouveau nom.
— Qu’est ce que ça veut dire ? H pas bon nom ?
— Pas pratique.
— Mais quel nom alors ?
— Je sais que mon peuple a été très cruel avec les tiens, mais si tu l’acceptes, j’aimerai te donner le mien. Avant, on m’appelait Honorine, ce qui signifie « honneur ». Mais je n’ai pas été digne de ce nom et il n’est plus à moi... alors j’aimerai t’en faire cadeau, toi qui es pleine de courage. Ça commence par un « H » aussi.
La pâle la dévisageait, impassible, avant de dévoiler ses dents jaunes sur un sourire ironique :
— C’est le premier cadeau bien qu’une brune fait à une pâle. Je nulle si refusais.
Elle réfléchit un peu et ajouta :
— Est-ce que ça veut dire que Honorine toi et Honorine moi être amies ?
*
— Il y a ton apprentie prêtresse à la porte qui demande à te parler.
Melchior était accoudé contre le chambranle de la porte bleu. Taïriss le connaissait maintenant assez pour savoir que ce geste était une habitude. Cependant, le proxénète était plus nerveux que d’habitude. Il ne savait pas que les deux premières tentatives de Melchior pour faire parvenir un mot à Gaspard avaient échoués ; la première lors de la mise à sac de la maison, où il y avait eut trop de témoins, puis lors de la cérémonie de Balthazar, où à nouveau, les regards avaient été trop nombreux pour un message discret. Taïriss retira son stéthoscope du dos d’Abbas et se redressa.
— Je ne veux pas lui parler. Dis-lui que je suis parti quand tu ne regardais pas.
Les yeux bruns de Melchior le toisèrent et les rouages électriques du robot y lurent de l’envie et de la pitié. Parce qu’il pouvait se permettre ça, comprit-il. Il pouvait se permettre de faire courir une femme et d’être sûr qu’elle l’attendrait.
— Tu es sûr ?
— Oui. Pas tout de suite.
— Tu lui en veux ?
Taïriss réfléchit tandis que devant lui, Abbas feuilletait le Livre sacré, tranquillement installé dans son nid de couvertures.
— Elle a fait ce qu’il fallait. C’était le meilleur choix, mais j’ai quand même le droit d’être en colère. Et puis...
Il tapota son nez — un nez beaucoup plus sensible que celui d’un humain.
— Je n’ai pas envie de sentir l’odeur d’un autre sur sa peau.
Surtout l’odeur d’un vivant.
— C’est compréhensible.
Comme Taïriss ne répondait pas, Melchior ajouta :
— Comment va notre petit malade ?
— Il va très bien. Je pense que c’était ma dernière visite.
Le médecin commença à réunir ses instruments et était prêt à quitter la chambre, quand Abbas intervint :
— Attendez docteur ! Je voulais vous montrer quelque chose.
Taïriss se tourna vers l’adolescent qui lui tendait le Livre.
— Regardez cette image, c’est troublant, non ?
Le texte était entouré de fines enluminures représentant une ville entourée de créneaux ocres au milieu de jardins luxuriants. Entre deux dattiers, une femme était dessinée avec beaucoup de finesse.
— On dirait la petite mère de la Vie, n’est-ce pas ? On dirait votre amoureuse ?
Melchior marcha jusqu’à l’enfant et approcha son visage de l’icône :
— Ma foi, c’est tout à fait vrai, c’est incroyable de ressemblance.
Son regard remonta sur Taïriss et il susurra :
— Pourquoi n’avez-vous pas l’air étonné ?
Vu que H ne se fait appeler Honorine qu'à partir de maintenant, il faudrait modifier le chapitre précédent où elle est déjà nommée ainsi.
Sympa ces explications, pas trop longues. Elles vont à l'essentiel et permettent de mieux comprendre votre univers. Même si les révélations n'en sont pas (je me doutais de pas mal de choses), la confirmation est bienvenue.
J'étais toute tristou quand Lù expliquait ne pas se souvenir de sa famille et de son histoire. Moi je me souviens du lapin, de la bougie à la fenêtre et de son chagrin de jamais rentrer ç_ç T'as réussi à faire quelque chose de vraiment crève-coeur pour le lecteur sans vraiment casser l'empathie qu'on a pour Lù au quotidien.
Mais fichtre ! Moi je les veux, les détails sur le pouvoir de Balthazar !
Et Honorine qui se rapproche un peu plus de la Honorine de Ville Noire ♥ J'adore comment tout se recoupe au sein d'une histoire qui suit sa propre voie !
Merci d'avoir repris la publication ♥
J'espère que tu vas bien :)
En tout cas, j'étais super contente de voir que tu avais posté la suite de cette histoire; je voulais savoir ce qui arrivait à cette belle bande de pirates !
Comme il y a pas mal de personnages dans ton histoire et que ça fait des lustres que je ne m'étais pas replongée dans ton univers, j'avais peur de ne pas retrouver mes repères, mais finalement, ça s'est plutôt bien passé, je me suis souvenue de pratiquement tout petit à petit. Je crois qu'il y a juste Dolorès que je n'arrivais plus à replacer mais c'est tout ! Rien qui m'ait perturbée à la lecture en tout cas :)
Conchier, flagornerie... J'adore ton vocabulaire si coloré qui apporte tout de suite de la vie et de la dimension à tes personnages, c'est génial ! (et j'apprends plein de nouveaux mots, je me régale xD)
J’ai apprécié les explications sur les Marchemondes et les Piliers ! Je comprends mieux la position spéciale de Lú et de Balthazar. Et je ne savais pas que Taïriss était un robot, ça m’a fait un choc! J'ai bien aimé quand Lù le défend <3 J'espère qu'ils pourront se réconcilier et s'aimeeeerrrr
Concernant le dessin de la fin, je suis intriguée, mais si Taïriss n'est pas surpris, j'en déduis que c'est normal qu'un Pilier comme Lú figure dans le LIvre. Ou alors elle est particulièrement importante. Hâte d'en apprendre plus!
Oh et Spirale et H qui deviennent potos, ça m'a fait chaud au coeur; c'était la cerise sur le gâteau <3
Quelques petits détails:
on contourne la baie pour arriver sans être repérée -> repérées ?
Tu n’étais pas sensée préparer la soupe -> censée
qui avait repris le tricot de son drapeau -> je pinaille mais un Drapeau tricot ne pourrait pas vraiment flotter dans l’air non ? À part sous un vent particulièrement fort.
mes souvenirs me font défauts -> défaut
alors comment-tu... -> comment tu…
Bonne scribouille pour la suite et à bientôt j'espère !
Et du coup, je vais très bien. ^^ Ici c’est la grosse pêche et j’essaye de combiner un peu tout (y a un moment où il y a un truc ou deux où ça va lâcher prise, mais parions que ce sera sur le ménage XD ).
Et oui, du cpoup dans ce chapitre il y a un peu le gros morceau d’explication qui fait le lien avec Ville Noire (vu que ça raconte pas mal la genêse de Lù et Taïriss et de leur romance <3). Et je suis contente que tu sois contente que Honorine soient des Sis XD ( Pour ne pas être des Bro ).
Et du coup je suis passée voir ta fiche et je me suis rendue compte que Hêtrefoux, c’était fini. Genre terminé. Alors que j’avais l’impression que c’était hier que tu l’écrivais.
En tout cas je te fais de gros bisous et à bientôt !
Courage pour jongler entre tout ce que tu dois faire xD
Hahah comme tu as vu dans ton autre commentaire, Hêtrefoux ce n'est pas du tout fini xD J'aimerais bien, mais j'ai encore un bon bout à écrire !
Je file répondre à ton autre com' yeaaah