Chapitre 14 - Les failles

Par _julie_

Au matin, pendant le roll call, j'eus l'immense surprise d'être sélectionnée pour travailler, malgré une nuit blanche qui ne me laissait pas des plus fraîches. Je me dis que c'était sûrement à cause de ma mine moins déterrée que d'habitude. Curieusement, je me sentais fière d'avoir été choisie parmi les travailleuses. Peut-être était-ce le sentiment de pouvoir être utile et d'avoir été estimée bonne à quelque chose. Je n'étais plus complètement une bouche à nourrir qui passais ses journées à traîner sa carcasse au hasard du camp.    

Mais ma force physique avait beaucoup diminué depuis Auschwitz. Marcher était pour moi un gros effort, alors ratisser la terre et entretenir des plates-bandes tenaient de l'exploit. La mission était presque irréalisable. Mes dernières forces me quittaient, j'étais exténuée, je peinais à suivre les autres prisonnières. L'une d'elles proposa de m'aider, mais je refusai poliment. Je savais qu'il fallait que je continue seule, car il était interdit d'assurer le travail de deux personnes et nous étions surveillées de près. Toutes les détenues avaient déjà du mal à accomplir le leur. C'aurait été une preuve d'égoïsme d'accepter. La détenue n'avait dit ça que pour faire bonne figure.

 

Le soir venu, lorsque le travail fut terminé, je dus être soutenue par Lin pour réussir à rentrer. J'avais passé mes bras autour de son cou et je trébuchais à chacun de mes pas. Nous ne progressions que très lentement. Une fois arrivées, Lin cria à Janny, qui allait se rendre à la baraque des malades pour la surveillance de nuit, de l'aider. Les deux sœurs, ne pouvant me porter jusqu'à ma couchette, entreprirent de me déposer doucement sur le sol dans un coin de la baraque. De petits points noirs fourmillaient devant mes yeux. Les mêmes que lorsqu'on m'avait frappée à Auschwitz, pensai-je immédiatement.

- Je vais m'évanouir, murmurai-je, à bout de forces.

- Anne, ne te fatigue pas à parler, m'intima Lin, tu es déjà assez épuisée comme ça et de toutes les façons, je ne comprends rien à ce que tu racontes.

Sa voix était partie dans les aigus sous l'effet de la nervosité et ses gestes étaient devenus fébriles. Son anxiété était contagieuse. Je me mis à paniquer, moi aussi. Rien n'était anodin, dans les camps, du petit rhume aux grosses fièvres, même la fatigue.

- Elle va tomber dans les pommes, déclara Janny. Va chercher de l'eau, je m'occupe d'elle.

- Je sais bien que tu es infirmière ici, mais ce n'est pas une raison  pour me donner des ordres ! s'emporta Lin. Je suis capable de gérer la situation. Va toi-même chercher l'eau si c'est ce dont tu as besoin, on n'est jamais mieux servis que par soi-même.

- Enfin, Lin, ce n'est pas le moment de faire des enfantillages ! Regarde-la ! s'écria Janny en me montrant du doigt.

En croisant le regard de sa sœur, elle comprit qu'il était inutile de discuter et sortit en trombe de la baraque. Lin la regarda s'éloigner quelques instants en soupirant et en secouant la tête, puis reporta son attention sur moi. Elle me força à m'allonger, se saisit de mes jambes et les souleva.

- C'est pour que le sang afflue jusqu'à ton visage, m'expliqua-t-elle.

Je hochai la tête.

Mes cordes vocales refusaient de m'obéir, mais elle pouvait lire sur mes lèvres que je lui disais merci. Rares étaient les femmes, dans les camps que j'avais traversés, qui allaient aider des détenues en difficulté sans y être obligées. Son geste était pour moi la plus belle démonstration de générosité et de bonté, dans un monde qui l'était beaucoup moins.

Lin vira au rouge brique.

- Ouais, de rien, dit-elle avec maladresse. Mais ne t'avise pas de t'évanouir, ou je te réveillerai à coup de claques sur les joues, menaça-t-elle un petit sourire au coin des lèvres.

J'aurais ri si j'en avais eu l'énergie.

 

J'étais soulagée que Margot n'assiste pas à la scène. Depuis sa couchette, je l'imaginais dormir profondément, ignorant l'agitation perpétuelle autour d'elle.

Quelques instants plus tard, haletante, Janny reparut. Elle portait un bol en fer rempli d'eau à température ambiante, c'est-à-dire glacée. Elle plongea ses mains dedans, tout en les joignant en coupe de manière à recueillir un maximum d'eau. Cela fait, elle me présenta ses paumes et me dit d'ouvrir la bouche. Elle versa l'eau dans mon gosier. La sensation de fraîcheur était agréable, bien qu'on n'en manquât pas à cette époque de l'année. Janny et Lin s'affairèrent encore quelques instants, en me mouillant le front et en me faisant respirer calmement. 

- Parfois, j'adore mon nouveau poste, commenta Janny.

- Tant mieux pour toi, répondit Lin. Personnellement, être enfermée toute la journée au milieu d'une centaine de femmes à l'agonie, c'est pas mon dada.

- J'ai dit parfois, Lin, arrête de déformer tout ce que je dis.

- Eh bah toi, t'es vraiment insupportable parfois, avec ton air de madame je sais tout, lança Lin.

- Ah oui ? Parce que je pense que c'est plutôt toi, qui est insupportable ! s'énerva Janny.

- J'ai dit parfois, répliqua Lin. Arrête de déformer tout ce que je dis.

- Et toi, arrête de te moquer de moi !

- Je te signale que c'est toi qui as commencé à me provoquer ! Tu cherches toujours le conflit.

- Répète un peu pour voir !

Et voilà, c'était reparti pour un tour. Les deux sœurs s'adoraient, mais elle l'exprimaient à leur manière. Elles ne rataient pas une occasion pour se crier dessus. Heureusement pour moi, elles ne purent solliciter mon avis pour trancher qui avait raison ou qui avait tort : leurs chamailleries m'avaient endormie.

J'émergeai en cours d'après-midi, allongée sur ma couchette. Le visage souriant de Margot était penché sur moi.

- Tu devais être très fatiguée, Anne. Janny et Lin t'ont portée et tu ne t'es même pas réveillée.

Visiblement, elle n'était pas au courant pour mon malaise.

Ma sœur ne me laissa pas une minute de répit.

- Alors, avec Hanneli ? Comment ça s'est passé ?

Son impatience mal dissimulée m'amusa. Je racontais donc à ma sœur ma rencontre avec Lies dans les moindres détails. Elle en était ravie, me demandait de la raconter à nouveau, d'apporter des précisions. Je m'en donnais à cœur joie, n'hésitant pas à enjoliver un peu les choses pour la voir encore se réjouir. L'épisode des pleurs et celui de mes supplications pour qu'Hanneli m'aide furent passés sous silence. En revanche, le paquet qu'elle promettait de me donner eut un grand succès auprès de Margot. Chaque fois qu'elle avait la force de dire quelque chose, c'était pour me parler de cela.

 

La journée du lendemain passa à toute vitesse. A mon grand soulagement, je ne fus pas sélectionnée pour travailler et je pus tranquillement me remettre de la journée éprouvante de la veille. A minuit, je me rendis comme convenu à côté de la clôture. Hanneli n'était pas encore arrivée. J'attendis quelques minutes sa venue, osant à peine respirer de peur que quelqu'un me surprenne. Au bout d'un moment qui me parut infiniment long, à claquer des doigts dans la fraîcheur hivernale, j'entendis sa voix murmurer que le paquet promis était sous son bras et qu'elle s'apprêtait à me le lancer.

Je tendis les bras en l'air, prête à le réceptionner. Je crus distinguer une petite forme noire qui s'élevait dans le ciel au-dessus de la clôture. Au moment où j'allais l'attraper, je sentis quelqu'un me bousculer brusquement et me faire tomber par terre. Je poussai un cri strident. Perdue, apeurée, je tournais la tête à droite et à gauche en tentant de comprendre ce qu'il se passait. Une fraction de seconde plus tard, la personne s'était enfuie en détalant, emportant avec elle mon précieux paquet.

- Que se passe-t-il ? demanda Hanneli.

Dans sa voix, on perçait l'inquiétude et la panique. Des larmes de rage et de frustration me piquaient les yeux. A ce moment-là, sous l'effet de la colère, j'aurais pu faire presque n'importe quoi. J'hésitais entre rattraper la voleuse du paquet et lui arracher les ongles ou plus simplement l'étrangler à mains nues. 

- Qu'est-ce qu'il y a ? insista mon amie. Anne, réponds-moi !

Entre deux sanglots, je la mis au courant de la situation. Hanneli m'assura qu'elle me rapporterait un paquet le lendemain sans faute. Une bouffée d'affection monta en moi pour cette fille qui donnait presque plus que ce qu'elle possédait. Sa générosité, son extrême gentillesse - et la faim - m'empêchaient de refuser. Pour compenser, je me répandis en excuses et en remerciements. Mais aucun "merci" n'étaient assez forts pour décrire ce que je ressentais. A force de l'utiliser à tort et à travers, pour tout et n'importe quoi, le mot "merci" perd de sa signification. Il est vidé de son sens. On oublie que le vrai, l'unique "merci", est celui qui vient du fond du cœur et qui s'emploie avec conviction, les yeux brillants de reconnaissance. C'était ce dernier que je disais à mon amie, et même si elle ne pouvait pas me voir, j'espérais qu'elle savait que ce n'était pas une parole en l'air ou une simple formule de politesse.    

 

Anne, tu abuses de la bonté de Lies. C'est de ta faute si tu n'as pas récupéré le paquet.

De ta faute.

De ta faute.

De ta faute.

De ta faute.

 

La petite voix résonnait contre les parois de mon cerveau et me mettait à la torture.

 

- Demain, même heure, même endroit.

- Je viendrai. Bonne nuit, Lies.

- Bonne nuit. Et maintenant, va-t-en.

Son ton sans appel me fit comprendre que j'avais déjà trop traîné. J'obéis sans demander mon reste.

Arrivée à la barque, je grimpai jusqu'à la couchette supérieure. En deux temps trois mouvements, je m'étais allongée à côté de Margot. Ma sœur remua légèrement. Elle laissa échapper un mince filet de voix, articulant avec difficulté :

- Anne... Elle... elle te l'a donné ?

- Je te raconterai plus tard. Dors.

Mon ton était plus sec que je ne l'aurais voulu. Margot n'insista pas et se rendormit presque aussitôt. A croire que toutes ces longues heures de sommeil, jour et nuit, ne lui suffisaient jamais. Une colère sourde monta en moi. Je commençais à en avoir assez de devoir tout faire pour deux, de me sacrifier sans qu'on semble le remarquer, de faire des efforts qui n'allaient que dans un sens, de rendre des services qu'elle ne me rendait jamais. J'en avais marre que Margot soit malade sans maladie, qu'elle soit constamment épuisée sans s'épuiser à l'effort physique. Moi aussi, j'aurais voulu pouvoir, rien qu'un jour, m'allonger et attendre d'être servie. Ma sœur n'avait pas idée de la difficulté de survivre à Belsen, puisqu'elle n'avait jamais essayé de trouver de la nourriture ou une couverture. S'était-elle déjà mise à ma place ? S'imaginait-elle à quel point je me décarcassais à lui trouver un peu plus à manger et à lui rendre la vie plus douce ?

La moutarde qui me montait au nez eût tôt fait de redescendre en voyant Margot tousser et grelotter dans son sommeil, roulée en boule pour se réchauffer. Toutes les tensions de mon corps se relâchèrent d'un coup et je réalisai, comme une claque en pleine figure, que j'avais été terriblement injuste.

- Pardon, Margot, pardon, chuchotai-je dans son oreille avant de me serrer contre elle. Je suis tellement désolée.

Je m'endormis enlacée à ma sœur, accrochée à elle comme accrochée à la vie.

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RoseRose
Posté le 14/08/2020
C'est comme si j'étais Anne, je la comprends, je ressens ce qu'elle ressens... C'est vraiment génial... Je voulais juste te dire que tu as envoyé 3 fois le même message à Déborah (deb3083).
Bravo !
_julie_
Posté le 14/08/2020
Merci beaucouuuuup🙏 j'en profite pour m'excuser auprès de deb3083, c'était pas volontaire ;)
deb3083
Posté le 06/08/2020
Comme je le disais dans un précédent chapitre, Il semble qu'Anne ait été affectée au recyclage des chaussures. Ici tu parle de travail de la terre, je n'ai rien lu à ce sujet nul part. il faudrait peut être vérifier. Autre chose : je n'ai jamais vu non plus que les détenues étaient sélectionnées au jour le jour pour le travail ou qu'elles pouvaient faire un jour sans travailler. Dans les camps tu étais affecté à un kommando jusqu'à ta mort. après, je ne connais pas bien le fonctionnement de Bergen Belsen mais je doute quand même de la réalité de l'organisation que tu décris, de même que ces "rdv" la nuit avec Hanneli
_julie_
Posté le 06/08/2020
Bonjour,
- les rdv avec hanneli sont véridiques
- a Bergen belsen le fonctionnement était différent d'Auschwitz, les détenus étaient sélectionnés au jour le jour
- pour le travail d'Anne je crois que rien n'est sûr, on ne sait pas trop, je me renseignerai à nouveau ;)
_julie_
Posté le 06/08/2020
Bonjour,
- les rdv avec hanneli sont véridiques
- a Bergen belsen le fonctionnement était différent d'Auschwitz, les détenus étaient sélectionnés au jour le jour
- pour le travail d'Anne je crois que rien n'est sûr, on ne sait pas trop, je me renseignerai à nouveau ;)
_julie_
Posté le 06/08/2020
Bonjour,
- les rdv avec hanneli sont véridiques
- a Bergen belsen le fonctionnement était différent d'Auschwitz, les détenus étaient sélectionnés au jour le jour
- pour le travail d'Anne je crois que rien n'est sûr, on ne sait pas trop, je me renseignerai à nouveau ;)
AudreyLys
Posté le 22/06/2020
Coucou ! C'est super comme d'habitude^^ J'ai cependant trouvé que ces deux derniers chapitres donnaient l'impression d'une amélioration des conditions, comme si c'était normal. Je ne sais pas si c'est voulu, mais ces deux chapitres m'ont donnée l'impression d'être beaucoup plus positif. C'est peut-être dû à cet effet "d'habitude"...
Enfin, j'ai quand me^me beaucoup aimé ! C'est tellement triste de savoir qu'elle ne va pas survivre, et que c'est une histoire vraie...
Coquilles que j'ai trouvé dans ces deux derniers chapitres :
>Comme j'avais parvenu à être plus ou moins rassasiée -> était parvenue
>J'avais presque peur de la gâcher en parlant, comme si j'allais subitement me rendre compte que tout cela était irréel., -> une virgule est en trop après le point
>lorsqu'on m'avait frappée à Auschwitz, pensai-je  immédiatement. -> double espace entre pensai-je et immédiatement t
>grelotter dans son sommeil; roulée en boule pour se réchauffer. -> il doit y avoir un espace avant les point-virgule (tu peu aussi le remplacer en mettant une virgule)
À bientôt !
_julie_
Posté le 22/06/2020
Merci beaucoup pour tes remarques ! Je corrigerai les coquilles dès que possible. Au niveau du "ton" des derniers chapitres, je veux bien te croire. Je pense que c'est en partie dû au fait qu'elle s'"habitue" à sa nouvelle vie ; effectivement, on sous-estime souvent ce phénomène mais l'humain est capable de s'"habituer" dans la mesure du possible à beaucoup de choses. De plus, c'est une volonté de ma part qu'elle ne se plaigne pas tout au long du récit, parce que ça serait franchement redondant et déprimant déjà que l'histoire est assez dure... De plus, plusieurs témoignages disent que la force de caractère d'Anne Frank l'a aidée à ne pas flancher. En tout cas merci pour ton retour qui fait toujours très plaisir et à bientôt ;)
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