Chapitre 13 - Iro - Les Fondations

Le quartier se vide lentement de son monde. Des architectes retardataires remontent de la cantine, certains papotent avant de rejoindre le haut quartier, tandis que d’autres empruntent, accompagner par des gardes, l’ascenseur pour descendre sur le plateau. Caché dans un coin de l’escalier, Iro et Raivo guettent une opportunité. Les occasions se succèdent, impossible de se synchroniser, ils se retiennent mutuellement, tirant sur leurs vêtements, les tordant, à la peur d’un changement de trajectoire du prochain passant.

 

« La discrétion ne fera pas l’affaire, explique Raivo. N’importe qui devinera que l’on revient du haut quartier à ce rythme, il remonte de quelques marches.

– On remonte ? s’étonne Iro.

– Non. On prend de l’élan. »

 

Raivo lève la main, attends que Iro le rejoigne. Il pointe les piles de papiers accolées aux étagères de livres, une des cachettes où Wazo bouquine secrètement. Iro acquiesce et ils dévalent les dernières marches, sautent, plongent, roulent, boulent et cognent l’étagère en fracas, ensevelis sous un tapis d’écrits de scribes.

 

« Qu’est-ce qui se passe ? hurle un garde, se pressant sur la scène, prêt à en découdre, avant d’observer les deux jeunes entrains de gémir de douleur.

– Mes excuses, je voulais atteindre un livre et j’ai trébuché, acte Raivo d’une innocence inconsistante à son gabarit.

– Trébuché ? Sur elle ? dit-il d’un ton ironique en pointant du menton Iro qui patauge dans les feuilles. Ah cette jeunesse ! Retournez en cours, et que je vous y reprenne pas ! » Le garde s’éloigne et, dans une gestuelle désuète, signale aux yeux curieux de retourner à leurs affaires, avant d’avertir une dernière fois : « Et nettoyez-moi ce bazar, après ! »

 

Raivo tire Iro des feuilles. Ils trottinent ensemble dans le couloir en direction de la salle de cour, s’étirant à la recherche de douleur anodine. La figure du Professeur, baigné de lumière, débout sur le piédestal, les attends.

 

« Alors c’était vous, il les regarde avec condescendance. Tout ce bruit. Une explication Apprenti Iro ?

– Je… Iro cherche à s’exprimer mais des émotions de trahison ressurgissent, et siphonnent ses pensées. Elle ne savait plus qui était le Professeur devant elle. Il n’avait jamais été attentionné envers elle, mais l’idée qu’il lui veuille du mal l’a mis dans un état de confusion.

– C’est ma faute, interrompt Raivo avec une ferveur de fayot. Aînée Iro, m’a proposé son aide, et j’en ai abusé. Elle m’a présenté les différents quartiers, le train de vie, la gastronomie, la littérature, les sujets s’enchaînaient, de pages en pages, je l’ai retenu par désir d’en savoir plus, et ce désir m’a fait perdre la notion du temps, avant que je… bute sur une étagère, reprenne mes sens, et me voilà, j’accours à votre cour. »

– Votre dévotion est remarquable Apprenti Raivo. Reprenez votre place, il sourit et invite de la main Raivo à s’asseoir. Apprenti Iro, vous aussi, et épongez-moi cette sueur qui perle sur votre front »

 

Raivo s’assoie au premier rang, suivi d’Iro qui profite de s’essuyer grossièrement le front pour zyeuter l’entièreté de la pièce. D’un côté, Wazo, assise au dernier rang, dont les bras tendus se ramollissent, entraînent son buste dans une chute au ralenti, noyant son visage sous un ruban de cheveux, dont les fils remuent au passage de ses expirations. De l’autre côté, Hani, assis à son rang, tel un prédateur suivant sa proie des yeux, il l’observe.

 

« Bien, reprend le Professeur. Comme je disais… Nous allons maintenant nous rendre aux fondations du Croc. Là, vous pourrez chacun à votre tour interroger des architectes y travaillant. Vous y trouverez peut-être votre vocation, votre future responsabilité, il descend du piédestal et quitte la salle par le couloir, Suivez-moi ! »

 

Les apprentis se lèvent et quittent la salle par affinité. Certains abordent des traits d’excitation à l’approche d’une nouvelle découverte. D’autres, d’un rang d’ancienneté plus élevé, traînent du pas au rythme de leurs bêlements, désintéressés ou blasés.

 

« Encore, les fondations.

– Encore…

– Après la visite des villages frontières je pensais que l’on allait sortir à nouveau, explorer davantage le plateau, les forêts…

– Tu penses que c’est à cause de… »

 

Ils se tuent à l’approche d’Iro, et accélère le pas pour reprendre leur plainte. Hani s’approche, et dit :

 

« Apprenti Raivo. Que diriez-vous si je vous guide à la place d’Iro. Vous aurez moins de chance de vous perdre.

– J’accepte votre invitation avec joie », se réjouit Raivo qui suit Hani prestement, sous le regard injurieux d’Iro qui se retient de lui tirer la langue.

 

Wazo arrive à sa table. Elles sont les dernières dans la salle.

 

« Tu viens ? attends Wazo

– Oui », s’empresse Iro.

 

Sur le chemin Wazo se penche vers Iro lentement. Leurs épaules se touchent, et un chuchotement ventriloque s’exfiltre des cheveux de Wazo pour chatouiller les oreilles d’Iro.

 

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Tu parles de Raivo ?

– Entre autres…

– Aucune idée. Tout est allé tellement vite, et Hani vient de le cueillir avant que je lui demande ce qu’il faisait… en haut.

– En haut ? énonce la voix du Professeur, piquant les deux chuchoteuses. Adossé aux étagères, il patientait en embuscade à gauche de la sortie du tunnel, tandis que les autres apprentis se tiennent en rang, prêt à descendre, devant l’escalier vers la cantine.

– En haut… Non ? panique Iro, En bas, Oui ! On descend bien d’un étage ? baragouine Iro.

– Faux ! deux étages et des galeries, Apprenti Iro. Parfois, je me demande si vous adorez assister à mes cours, et souhaitez rester apprentie toute votre vie, tant votre assiduité à ne rien assimiler m’aveugle. Il les quitte pour prendre la tête des rangs, et conduit la descente : « Suivez-moi ! »

 

Les apprentis descendent, et s’adonnent à de petites discussions de couloir. Ils passent devant l’étage du quartier de vies. La cantine, ses plateaux, ses tables, ses poubelles, la cuisine, ses chaudrons, ses grilles, ses fours, ont été démontés, nettoyés, disposés sur les balcons ouverts, rincés de lumière. Les gardes occupent l’entièreté de la place pour s’entraîner, physiquement et martialement, par petits groupes. Iro sonde l’étage mais ne trouve pas Avos.

Ils continuent leur descente en empruntant l’autre escalier à proximité. Les murs deviennent poreux. L’inconsistance graduelle des marches demande un effort physique. Certains apprentis, trop occupés à chahuter, manquent de tomber à la renverse sous les reproches cyniques du Professeur.

 

« Évitez de marcher vers votre tombeau, avant de devenir architecte. »

 

Les marchent finissent par disparaître, et l’escalier devient une galerie. Parsemée de petites bifurcations, balisées d’un marquage coloré, appuyé de symboles, ou simplement rien.

 

« Si vous vous perdez, criez. Et surtout, restez immobile ! Mais si personne ne vous a trouvé, changez de place ! La propagation du son dans ces galeries peut facilement être désorienté, et désorientant. Il est même possible que, personne… ne puisse… vous entendre. »

 

Des ombres dansantes, rougeoyantes, ardentes, se dessinent sur les parois.

 

« Ah, les flammes des Forges. Appuyez vos mains sur les murs pour garder votre équilibre. Une fois passé, la visibilité en sera réduite. Mais c’est aussi l’indication que l’on arrive bientôt. »

 

Les murs deviennent de plus en plus opaques. La lumière perd de son intensité rayonnante et devient tamisée. On ne peut que deviner avoir franchi le seuil terrestre, et se rapprocher des fondations.

La galerie principale débouche sur une large salle ovale, au carrefour de plusieurs autres galeries. Plusieurs groupes d’architectes sont assis sur des tapis, discutant, entourés de petites caisses camouflés sous des draps. Un des architectes se lève et salue le professeur, avant de se tourner vers les apprentis, qui naturellement forme un arc de cercle autour de lui.

 

« Bonjour Apprentis, Je suis Architecte Fio, responsable des Fondations. Moi, et mes collègues, allons vous présentez nos différentes responsabilités. Mais commençons pas une partie pratique. Qui est volontaire pour casser du cristal ? il pointe une pioche de fer à côté d’une excroissance, une tige de cristal. Un nouveau, de préférence !

– Vas-y, essaye ! » invite Hani en poussant Raivo vers la pioche, qui, en exagérant le mouvement, bouscule maladroitement un autre apprenti, et finit au sol.

 

Raivo se relève tout fier sous les rires discrets, lance une grimace vers Hani, et saisit la pioche.

 

« Et de un ! » s’écrie-t-il en asseyant un coup violent. Il fait un tour complet sur lui-même, puis tombe sur les fesses, sous les rires moqueurs des architectes et apprentis habitués de la scène. La pioche vibre dans ses mains, mais la tige de cristal reste intact et inerte.

 

« Vois-tu, dit Fio, en récupérant la pioche de ses mains. Le cristal, aussi transparent qu’il peut apparaître, aussi fin qu’il paraît, est immuable.

– Mais ?

– Tu as des questions ? Hé bien vas-y, il balaye du regard tous les apprentis. C’est la raison pour laquelle vous êtes tous ici présent. Bien entendu, aucun secret ne vous sera divulgué. Considérez cette séance comme un instant de découverte. Et qui sait ? Peut-être que l’on travaillera ensemble prochainement. Encore faut-il, que vous deveniez architecte ! »

 

Les autres architectes se rapprochent des apprentis pour constituer des groupes de discussions, alors que le Professeur disparaît dans une des galeries. Fio pose ses mains sur les épaules Raivo, et l’aide à se relever.

 

« Viens avec moi. Hani, Iro, et Wazo le suive. Ce sont tes amis ? demande Fio.

– Non. Non ? Quoi ? répondent Hani, Iro et Wazo successivement.

– D’accord, acquiesce Fio, secouant la tête en confusion avec un sourire gêné. Faites comme si je n’ai rien dit, et asseyez-vous sur ce tapis. Ils s’assoient en cercle. Par quelle question on commence ?

– Le Croc… après un court silence, Raivo prend la parole mais chuchote comme pour éviter d’attirer trop d’attention. Est-il en train de s’affaisser, de s’effondrer ? »

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