Leïla fixe son téléphone, partagée entre incrédulité et colère. Le dernier message de Farid clignote sur l'écran, aussi froid et impersonnel qu'un mémo corporate : "Désolé, FaceTime reporté. Dîner avec le board Afrique. Je rattraperai avec Rayan plus tard."
Plus tard. Toujours plus tard. Comme si leur fils pouvait être mis sur pause, comme un projet non prioritaire. Comme s'il suffisait d'un clic pour rattraper le temps perdu, les moments manqués, les souvenirs jamais créés.
Elle jette le téléphone sur le canapé, se lève, fait les cent pas dans le salon. Sur le tapis, Rayan joue avec ses cubes, inconscient du drame qui se joue au-dessus de sa tête. Du haut de ses deux ans, il n'a pas encore intégré le sens du mot "absence". Ni celui du mot "divorce".
Soudain, Leïla s'arrête. Son regard se durcit. Elle se tourne vers la caméra imaginaire, droit vers Noureddine Qadiri, l'auteur de ce triste roman :
"Sérieusement, Noureddine ? C'est ça ton grand plan ? Transformer mon mari en robot corporate, sacrifier notre famille sur l'autel de ta satire de bureau ?"
Dans son bureau, Noureddine sursaute, comme si Leïla venait de traverser la page pour lui faire face
"Leïla, je... C'est une fiction, je ne pensais pas..."
"Tu ne pensais pas ? C'est bien ça le problème. Tu joues avec nos vies comme un gosse qui arrache les ailes des mouches. Tu détruis mon mariage pour le bien de ton histoire. Et tout ça pour quoi ? Pour dénoncer un système dont tu profites en le vendant ?"
"Attends, attends", Noureddine lève les mains comme pour se protéger de la colère de sa propre création. "Je ne voulais pas... C'est une façon de dénoncer le système, de montrer ses travers..."
Le rire de Leïla est aussi tranchant qu'un couteau de boucher corporate.
"Dénoncer ? En faisant de mon mari un stéréotype ambulant ? Bravo, quel courage littéraire. Proust peut aller se rhabiller."
Elle s'approche dangereusement, son index pointé vers lui comme une épée de vérité :
"Tu veux vraiment dénoncer le système, Noureddine ? Alors pourquoi tu ne parles pas de toi ? De tes propres compromis, de tes propres lâchetés ? C'est tellement plus facile de se cacher derrière des personnages de fiction, hein ?"
Noureddine déglutit, mal à l'aise
"Mais... C'est mon rôle d'écrivain de..."
"D'écrivain ? Laisse-moi rire. Tu n'es pas un écrivain, tu es un exécuteur. Tu assassines des âmes sur le papier comme d'autres le font sur PowerPoint."
Elle se penche vers lui, ses yeux lançant des éclairs :
"Et le pire, c'est que tu te donnes le beau rôle. Le grand satiriste corporate, le Molière des open spaces... Mais en fait, tu es juste en train de régler tes comptes. D'expier tes propres péchés à travers nous."
Noureddine tente de se défendre
"Non, je... C'est une oeuvre de fiction, ça ne reflète pas..."
"Pas ta propre vie ? Arrête. Je suis née de ton imagination, je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Chaque mot que tu me fais dire, c'est un fragment de ton âme que tu refuses de regarder en face."
Leïla se laisse tomber dans le fauteuil en face de Noureddine, soudain lasse.
"Tu sais ce qui est ironique ? Dans ton histoire, je suis celle qui se bat pour les autres. Celle qui essaie de réparer les injustices du système. Mais en réalité, je suis juste un autre pion dans ton grand jeu d'échecs satirique."
Noureddine ouvre la bouche, la referme. Que répondre à sa propre création quand elle vous renvoie à vos propres failles ?
"Et Rayan, tu y as pensé ?" reprend Leïla, la voix soudain tremblante. "Ce petit garçon qui n'a rien demandé à personne ? Tu trouves ça drôle de lui voler son père pour quelques bons mots sur la start-up nation ?"
Elle attrape un exemplaire du manuscrit posé sur la table, le feuillette rageusement :
"Des phrases ciselées, des formules brillantes... Mais au final, tu ne vaux pas mieux que les managers que tu critiques. Tu sacrifies des vies sur l'autel de ta belle prose."
Noureddine tente de reprendre le contrôle :
"Leïla, écoute... C'est une fiction, une satire. Le but est de faire réfléchir, de bousculer..."
"De bousculer qui ? Toi ? Parce que pour l'instant, le seul que tu bouscules, c'est Farid. Et Rayan par ricochet. Mais toi ? Quand est-ce que tu vas enfin te confronter à tes propres démons ?"
Noureddine reste silencieux, frappé par la justesse de ses mots.
"Tu veux vraiment écrire un grand roman sur le monde corporate, Noureddine ? Alors aie le courage d'y mettre de toi-même. De vrai toi. Pas juste tes bons mots et tes formules assassines."
Elle se lève, jette le manuscrit sur la table :
"Mais peut-être que c'est trop demander à un écrivain qui se planque derrière ses personnages comme un consultant derrière ses slides PowerPoint."
Leïla se laisse tomber de nouveau dans le fauteuil, un sourire carnassier aux lèvres :
"Dis-moi, ça fait quoi de jouer à Dieu ? De décider du destin des gens depuis ton petit bureau d'écrivain bobo ?"
Noureddine ouvre la bouche, la referme. Il a soudain l'air d'un poisson rouge qui aurait avalé de travers son propre concept.
"Non parce que franchement, belle performance. En quelques chapitres, tu as réussi à transformer mon mari en machine à licencier et mon mariage en statistique de divorce. Tout ça avec la subtilité d'un consultant McKinsey qui ferait un audit sur la place des sentiments dans un business model."
Elle attrape le manuscrit, le feuillette avec une moue dégoûtée :
"Et tout ça pour quoi ? Pour pondre la énième satire corporate qui finira en cale-porte dans les toilettes d'un open space ?"
Noureddine tente de reprendre contenance :
"Mais... C'est de la fiction... Une façon de dénoncer les travers du système..."
Le rire de Leïla est aussi grinçant qu'une porte de placard Ikea.
"Dénoncer ? Laisse-moi rire. Tu te donnes le beau rôle du lanceur d'alerte littéraire, mais en fait, tu es juste en train de régler tes comptes. D'exorciser tes propres frustrations de petit cadre qui n'a jamais eu le cran de claquer la porte."
Elle se penche vers lui, soudain menaçante :
"Tu veux que je te dise ? Tu n'es pas Zola, tu es juste Zoave. Un clown triste qui noie son aigreur dans des phrases ciselées et des bons mots au lance-pierre."
Noureddine tente faiblement de se défendre :
"Mais... La satire a toujours été un moyen de..."
"De quoi ? De faire rire les bobos en dînant ? Super, je suis sûre que les mecs de la compta s'étoufferont de rire entre deux slides Excel. Ça leur fera une belle jambe, tiens."
"D'ailleurs, parlons-en de ton style", continue Leïla en agitant le manuscrit comme une pièce à conviction. "Tu te prends pour Michel Houellebecq en mode start-up ? C'est quoi la suite - une analyse profonde du néo-management à travers mes séances de yoga ?"
Elle se lève, fait les cent pas comme un procureur littéraire :
"Et ces métaphores ! 'L'open space comme prison dorée', 'Le manager vampire qui se nourrit des KPIs'... On dirait un stagiaire qui aurait avalé le dictionnaire des idées reçues avec son café Starbucks."
Noureddine tente d'intervenir :
"Je cherche juste à..."
"À quoi ? À révolutionner la littérature d'entreprise ? Bravo, tu viens d'inventer un nouveau genre : le roman corporate-thérapie. Très disrupting. Marc-Antoine serait fier."
Elle s'arrête net, le fixe avec un sourire qui fait trembler les fondations de la fiction :
"Et parlons-en de Marc-Antoine. C'est qui ton modèle ? Ton ancien boss ? Ton coach en développement personnel ? Ou juste la projection de ce que tu aurais voulu devenir si tu avais eu le cran de vendre ton âme jusqu'au bout ?"
"Et ta structure narrative ! Chapitre après chapitre, la descente aux enfers corporate de Farid. Très subtil. Presque aussi subtil qu'une présentation PowerPoint sur 'l'optimisation des synergies transverses'."
Elle attrape un chapitre au hasard, lit à voix haute avec un ton théâtral :
"'Il existe trois façons de...' Sérieusement ? C'est quoi la prochaine intro ? 'Les sept habitudes des cadres parfaitement toxiques' ? 'Le Corporate Pour Les Nuls' ?"
Noureddine se tortille sur sa chaise :
"C'est un parti pris stylistique..."
"Un parti pris ? Mon pauvre Noureddine, le seul parti que tu prends, c'est celui de ta petite catharsis personnelle. Tu transformes mon mari en monstre pour exorciser tes propres démons corporate. C'est pas un roman que tu écris, c'est une séance chez le psy en format Kindle."
Elle se rassoit, croise les jambes avec une élégance menaçante :
"Et le pire dans tout ça ? C'est que tu n'assumes même pas. Tu te caches derrière tes personnages comme un manager se cache derrière ses slides. Au moins Farid, lui, assume d'être devenu une machine."
"En fait, tu es exactement comme ces consultants que tu critiques", poursuit Leïla en jouant négligemment avec le manuscrit. "Tu vends de jolis mots comme ils vendent de jolis concepts. 'La satire sociale', 'la dénonciation du système'... C'est ton pitch commercial à toi."
Elle se lève, mime une présentation devant un public imaginaire :
"'Bonjour, je suis Noureddine, écrivain engagé. Je transforme vos angoisses corporate en phrases qui claquent. Package complet : critique sociale, humour noir et culpabilité bobo inclus. Facturation au mot, TVA en sus.'"
Noureddine rougit :
"Ce n'est pas..."
"Si, c'est exactement ça. Tu es le Marc-Antoine de la littérature. Tu vends de l'indignation prêt-à-porter comme il vend de l'excellence opérationnelle. La seule différence, c'est que lui assume son rôle de dealer de bullshit corporate."
"Alors voyons voir le CV de mon créateur", lance Leïla en attrapant les pages. "INSA Lyon, Université de Tokyo, Bosch, P&G, Signify... Pas mal pour quelqu'un qui prétend critiquer le système. Tu as fait le tour complet du grand capital avant de te reconvertir en sa conscience littéraire ?"
Elle parcourt le document avec un sourire carnassier :
"'Director of Marketing', 'Commercial Leader', 'Product Marketing Manager'... C'est quoi l'étape suivante - 'Chief Literary Disruption Officer' ?"
Noureddine se tortille sur sa chaise :
"On peut critiquer un système qu'on connaît de l'intérieur..."
"Bien sûr ! Et perdre 80 kilos aussi, apparemment. Au moins tu sais ce que c'est que de se délester d'un poids mort. Dommage que tu n'aies pas appliqué la même méthode à tes personnages au lieu de les transformer en monstres corporate."
Elle continue sa lecture :
"26 pays visités ? Tu joues les Marco Polo du management pendant que Farid s'exile à Casablanca pour licencier des gens. La belle ironie !"
"Le plus drôle", reprend Leïla en jetant négligemment le CV, "c'est que tu crois dénoncer le système en faisant de Farid une caricature. Mais tu sais ce qui est vraiment tragique ? C'est que des Farid, j'en croise des dizaines dans mon association. Des gens brillants qui se perdent morceau par morceau, slide après slide."
Elle se lève, fait les cent pas :
"Tu penses vraiment que transformer mon mari en robot corporate va faire réfléchir qui que ce soit ? Les vrais Marc-Antoine du monde se taperont sur le ventre en lisant ton bouquin. 'Haha, excellent cette critique du système ! On en parle au prochain CODIR ?'"
Noureddine tente d'intervenir :
"Mais la satire..."
"La satire ? Tu crois que c'est de la satire dont on a besoin ? Le système n'a pas besoin d'être caricaturé, il se caricature très bien tout seul. Ce qu'il faut montrer, c'est comment il détruit les gens de l'intérieur. Comment il les convainc que leur propre déshumanisation est un choix de carrière."
"Regarde ce que tu as fait de Farid", poursuit Leïla en attrapant le chapitre sur la restructuration. "Tu l'as transformé en machine à licencier, d'accord. Mais tu passes à côté de l'essentiel : comment un type qui voulait changer le système finit par croire que le détruire, c'est le sauver."
Elle feuillette les pages avec dégoût :
"'La machine Farid', 'L'exécuteur corporate'... C'est facile ça. Le vrai drame, c'est tous ces petits compromis quotidiens. Ces moments où on se dit 'juste cette fois', 'c'est pour le bien du projet', 'je ferai mieux la prochaine fois'. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de prochaine fois."
Noureddine ouvre la bouche. Elle le coupe :
"Et non, ce n'est pas une histoire de méchants managers contre gentils employés. Le système est plus malin que ça. Il te fait croire que tu es différent, spécial. Que toi, tu vas le changer de l'intérieur. Puis un matin, tu te réveilles et tu réalises que la seule chose qui a changé, c'est toi."
"Le pire", continue Leïla avec un rire qui fait mal, "c'est que tu crois être subtil avec tes métaphores. Le grand méchant Marc-Antoine qui transforme le gentil Farid en monstre... C'est tellement plus pervers que ça."
Elle se penche vers Noureddine, soudain sérieuse :
"Tu veux savoir comment ça marche vraiment ? Ce n'est pas avec des grands discours sur l'excellence ou des menaces. C'est avec de la bienveillance toxique. Des 'Je sais que tu peux faire mieux', des 'C'est pour ton bien', des 'On est une famille ici'. Le système ne te force pas à devenir un monstre. Il te convainc que c'est la seule façon d'être humain."
Elle attrape le chapitre sur la promotion de Farid :
"Tiens, prends Casablanca. Tu en fais une punition déguisée en récompense. Mais la vraie violence, c'est comment le système utilise tes origines, ton histoire, ta différence. Il te fait croire que tu es un modèle d'intégration alors que tu n'es qu'un argument marketing dans leur brochure diversité."
"Et ces mails du soir, ces calls du matin", poursuit Leïla en attrapant un passage du roman. "Tu crois que c'est juste de la surcharge de travail ? Non. C'est une forme d'amour toxique. Le système te fait croire que si tu ne réponds pas à 23h, c'est que tu n'es pas assez engagé. Pas assez passionné. Pas assez... aimant."
Elle se lève, mimant un manager avec une précision glaçante :
"'Oh, tu ne peux pas faire ce call à 7h ? Je comprends, la famille d'abord... D'ailleurs, en parlant de famille, tu as vu le fils de Jacques ? Promu directeur à 30 ans. Sa femme doit être si fière...'"
Un rire sans joie :
"C'est ça que tu ne montres pas. Comment le système transforme l'ambition en culpabilité, la vie personnelle en faiblesse. Farid ne s'est pas réveillé un matin en décidant d'être un connard en costume. Il s'est juste convaincu, jour après jour, que rater l'anniversaire de son fils était une preuve d'amour. Que chaque absence était un investissement dans notre avenir."
"Et mon rôle dans tout ça ? Tu me fais jouer la femme sacrifiée sur l'autel de la performance, la conscience morale qui s'indigne pendant que monsieur sauve le monde un PowerPoint à la fois. Mais c'est tellement plus vicieux."
Elle se rassoit, soudain fatiguée :
"Le système ne détruit pas que les Farid. Il bouffe aussi ceux qui les aiment. Il nous transforme en variables d'ajustement dans leur équation professionnelle. 'Désolé chérie, call important'. 'Tu comprends, c'est stratégique'. Jusqu'à ce qu'on finisse par croire que l'amour, c'est accepter d'être la dernière priorité dans un agenda Outlook."
Elle fixe Noureddine avec intensité :
"Alors oui, continue ton histoire. Montre Farid devenir le parfait petit soldat corporate à Casablanca. Fais-le gravir les échelons de sa propre déshumanisation. Mais n'oublie pas que chaque mail tardif, chaque dîner manqué, chaque FaceTime reporté n'est pas juste une ligne dans ton roman. C'est un clou dans le cercueil d'une famille."
Elle se lève, redevenant le personnage du roman :
"Maintenant, si tu veux bien m'excuser, j'ai un fils de deux ans qui attend que son père se souvienne qu'il existe entre deux restructurations."
Leïla s'arrête à la porte, se retourne une dernière fois :
"Tu sais ce qui est drôle ? Même ce chapitre, cette conversation entre nous, c'est encore une façon de te dédouaner. De dire 'regardez comme je suis lucide, je laisse même mes personnages me critiquer'."
Noureddine hoche la tête :
"Je pourrais te promettre de sauver Farid. De lui donner une rédemption, un happy end..."
"Ne fais pas ça", coupe Leïla. "Ne joue pas à l'auteur qui promet le salut à ses personnages. On sait tous les deux que le système ne fonctionne pas comme ça. Il n'y a pas de rédemption miracle, pas d'épiphanie soudaine où le cadre sup' réalise qu'il faut 'vivre d'amour et d'eau fraîche'."
"Alors quoi ?"
"Alors écris la vérité. Pas la caricature, pas le conte moral. La vérité sale et complexe. Comment le système broie même ceux qui pensent le maîtriser. Comment chaque victoire professionnelle est une petite mort personnelle. Comment on peut gagner tous les KPIs du monde et perdre son âme dans le processus."
Elle sourit, de ce sourire qui fait trembler les certitudes :
"Et peut-être qu'au passage, tu comprendras que cette conversation n'était pas vraiment à propos de Farid ou de moi. Mais ça, c'est une autre histoire."
L'empereur est peut-être nu, mais parfois ses personnages s'habillent de vérités qui le déshabillent lui.