Chapitre 13 : La Meute

Dans ses souvenirs flous, la dernière fois qu’il avait autant angoissé, Vinh avait huit ans et le chien de son oncle en était le responsable. Il avait tenté de vaincre sa peur en essayant de caresser le canidé, puis il avait fondu en larmes quand deux canines avaient troué sa peau. Depuis il en avait tiré une leçon : que la peur servait d’avertissement. 

Le jeune homme prit une grande inspiration. Dans quelques minutes, Koki et lui arriveraient à destination.

Depuis qu’ils avaient quitté l’île du Lézard à bord de sa barque, une heure s’était écoulée. Il faisait si froid et si sombre que Vinh sentit son courage s’émousser. Ses doigts étaient crispés autour d’une rame. Il était inutile de pagayer puisque Koki utilisait son pouvoir pour contrôler les vagues. L’eau les guidait naturellement vers le campement secret des Serviteurs de l’Aube.

— Détend-toi, tu commences à m’stresser aussi !

Koki tenait la seconde rame entre ses mains et s’en servait pour appuyer sa tête contre, tel un oreiller de fortune. Elle bailla bruyamment et laissa tremper sa main dans l’eau.

— Désolé, c’est la première fois que je voyage tout seul.

— Et moi alors ? Je compte pour du beurre ?

Avec un sourire amusé, Vinh ne put s’empêcher de lui ébouriffer les cheveux.

— Tu comptes énormément pour moi.

Toute rouge et balbutiante, Koki sortit ses doigts de l’eau. Une fine couche de givre avait recouvert sa main mouillée. Impressionné, Vinh ouvrit grand sa bouche, des étoiles pleins les yeux.

— Incroyable !

Avec fierté, Koki fit danser un serpent d’eau autour de leur embarcation. Il se mouvait avec grâce et aisance autour de Vinh, comme s’il cherchait à le séduire avant de le dévorer. Vinh avait entendu parler maintes fois des fameux pythons hypnotiseurs du royaume de Satajapu, et ce serpent d’eau lui rappelait ce terrible animal. Puis Koki leva les deux bras en l’air et sa création se transforma en une fine pluie tiède.

— C’est un tour qu’j’ai inventé, il s’appelle le Serpent Brumeux. Je l’utilise surtout pour m’doucher. C’est pas trop la classe ?   

— Bien sûr, assura Vinh avec un sourire. Est-ce que… est-ce que tu pourrais me parler de vous ? Je veux en savoir plus sur les fameux justiciers de l’aube.

Avec regret, Vinh s’était aperçu qu’il ne connaissait pas vraiment les Serviteurs de l’Aube. Il ne détenait que des informations futiles, le plus souvent issues de rumeurs. Koki se prit la tête entre les mains, songeuse.

— Nous sommes scindés en plusieurs groupes pour mieux nous répartir la conquête du continent. Il y a la Phalange Noire qui s’occupe du front nord, l’Escouade Anti-Chaussettes qui est implantée dans l’ouest, et l’Arc-en-ciel qui est positionnée dans l’est. Comme je te l’ai dit, je fais partie de la Meute. Et la Meute, c’est la garde personnelle de Xai. On reste principalement au sud pour défendre les lignes. Au départ, les Serviteurs de l’Aube étaient vingt mais là… on est dix-neuf.

— Dix-neuf ! Mais vous possédez une armée de centaines de milliers de soldats à travers le monde ! 

Les clapotis apaisants de l’eau se mêlaient au bruissement du vent. Transi de froid, Vinh resserra sa veste contre lui, regrettant de ne pas avoir pu emporter sa couverture ou de posséder le fameux pouvoir de Koki la rendant indifférente aux températures basses. 

— Oui, c’est vrai. Mais cette armée ne nous appartient pas à proprement parler, expliqua Koki. Nous la dirigeons et l’encadrons, mais ces soldats sont libres. Nous travaillons seulement ensemble pour renverser les dirigeants et établir des démocraties à travers tout le continent. Ces gens-là nous soutiennent, mais ils ne sont pas membres des Serviteurs de l’Aube.   

— Et pourquoi vous êtes dix-neuf ? Vous ne pouvez pas être plus nombreux ?

— Parce que Xai a capturé dix-neuf esprits dans l’entre-deux-mondes, et pas un de plus.

Dix-neuf esprits ? L’entre-deux-mondes ? Vinh ouvrit la bouche pour en savoir davantage mais au même instant, la barque se figea dans un craquement sinistre de bois.            

— Nous sommes arrivés, constata Koki en balayant la plage du regard.

La boule au ventre, Vinh se raidit.

Ils étaient arrivés sur une petite île à des kilomètres de la baie d’émeraude et la barque était déjà immobilisée sur le sable. À travers l’obscurité, le jeune homme ne distingua aucune forme rassurante. Les palmiers rappelaient des mains difformes et sinueuses cherchant à capturer des âmes, les buissons prenaient l’apparence de monstres trapus. Le hurlement d’un singe, le cri d’un perroquet, le sifflement des cigales… Vinh n’avait aucune envie de quitter la plage éclairée par les rayons de la lune pour s’enfoncer dans la jungle effrayante. Koki remarqua son hésitation.

— Du calme, ça va aller.

Elle posa une main sur son épaule et ils marchèrent côte à côte, Koki le prévenant de temps à autres des racines et des pierres encombrantes sur le chemin. Et s’il s’agissait d’un rêve ? Et si ce qui l’attendait était la mort ? Peut-être que ce n’était qu’un piège pour le capturer et le revendre à des marchands d’esclaves ? Il sentait chaque battement dans son cœur avec une précision infinie. D’ailleurs, il n’avait jamais vraiment fait attention à ce détail. Son cœur était d’une puissance étonnante, et ce n’était que maintenant qu’il s’en apercevait. Des insectes virevoltaient sous ses yeux, le sable s’envolait à chacun de ses pas, le souffle de Koki lui réchauffait le cou. Même à travers le dôme que formaient les palmiers, la lune lui parvenait par fragment tel un diamant brisé en mille morceaux. Vinh se sentait comme dans un rêve, étranger à son corps et pourtant capable de le manipuler. Ses pieds avançaient l’un après l’autre, motivés par l’impatience.

Au milieu des ténèbres, une petite flamme apparut. Elle dansait et les ombres suivaient ses pas dans un ballet tremblotant. Plus ils s’approchaient, plus la flamme grandissait pour devenir un feu rougeoyant. Des rires lui parvinrent, suivit par le crépitement du feu. Une odeur de fumée et de poissons grillés parfumait l’air. Puis retentirent les accords d’une guitare à laquelle une voix mélodieuse fit écho. Koki écarta une branche, puis laissa passer Vinh dans la clairière où trois garçons le dévisagèrent avec curiosité.

Le premier possédait un regard aussi tranchant qu’une lame et aussi calme qu’un lac. Ses cheveux cascadaient sur sa nuque et s’écartaient comme des rideaux pour dévoiler un tatouage de serpent autour du cou. En une seconde, ses doigts se portèrent sur le pommeau de son sabre avec le réflexe d’un guerrier chevronné. Son teint lacté comme le lait faisait ressortir la noirceur de ses sourcils arqués avec méfiance.

Le second, adossé torse nu contre un palmier, était l’image même de la décontraction. Les flammes se reflétaient sur sa peau mate bronzée. Ondulant comme des vagues, sa chevelure ébène mettait en valeur sa boucle d’oreille en forme de larme. Ses doigts roulaient sensuellement sur les cordes d’une guitare qu’il étreignait comme s’il s’agissait d’une femme languie d’amour. Tout dans son apparence indiquait qu’il était doté de l’assurance et du charme des hommes collectionnant les conquêtes.

Le troisième était quand à lui... Particulier. Ce qui choqua Vinh fut sa jeunesse. Ce garçon avait treize ans, peut-être douze. L’enfance était facilement visible sur son visage d’ange. De longs cils de biche ornaient ses yeux où brûlait une flamme de colère. Il soufflait sur les mèches qui retombaient sur son visage et se tenait déjà prêt à passer à l’attaque, une aura assassine émanant de tout son être. Ses bras, ses jambes et son cou étaient recouverts de points de suture comme s’il était une poupée de chiffon cousue grossièrement. En le regardant attentivement, Vinh eut l’impression que sa peau tournait au vert cadavre…

— Je te présente la Meute, fit Koki en assénant une grande tape dans le dos de Vinh. Calmez-vous, les gars, il va pas vous mordre.

Ils sondèrent pourtant le nouveau venu avec leurs yeux, aussi intransigeants que des juges. Vinh lut dans leurs pupilles de l’étonnement, de la curiosité et une once d’animosité. Il se sentit comme un animal en cage dont la valeur était déterminée avant l’achat.   

— Bonsoir, bredouilla Vinh en leur adressant un timide geste de la main. Je m’appelle…

Un poids tomba sur lui et Vinh se retrouva plaqué au sol. Deux jambes d’acier sur sa poitrine l’empêchaient de se redresser tandis que des mains de fer se refermaient sur sa gorge. Le choc fut si violent que Vinh perdit presque connaissance. C’était le plus jeune de la Meute, dont les ricanements inhumains lui inspirèrent une peur telle qu’il n’en avait jamais connue. 

— Dégage ! T’as rien à faire chez nous, on a pas besoin d’un autre boulet… 

— YUL !

Koki sauta sur le dénommé Yul et l’arracha de Vinh d’un bon coup de poing. Le garçon se retrouva à son tour plaqué contre un palmier, renversant au passage sacs et armes dans une cacophonie métallique.  

— Je t’interdis de le blesser, menaça Koki en enfonçant son coude dans la gorge de Yul.

— Sinon quoi ? Tu vas te plaindre auprès de Xai ?

Tandis qu’ils se disputaient, une main bienveillante se proposa à Vinh. Celui-ci l’accepta volontiers et il se releva sur ses jambes, frottant ses yeux couverts de sable.

— Ne t’en fais pas, tout va bien se passer. Yul n’est pas comme ça habituellement… Au fait, je m’appelle Kitti.

Vinh contempla le visage de son sauveur. C’était le jeune homme à la guitare, dont la beauté était déroutante. Il essaya de ne pas fixer avec trop d’insistance la cicatrice qui soulignait ses lèvres entrouvertes tel un grain de beauté.

— Kitti, répéta Vinh.

Aussitôt, une vive douleur lui brûla la gorge. Yul n’y était pas allé de main morte. Il lui avait broyé les cordes vocales et déplacé quelques vertèbres. Remarquant sa souffrance, Kitti se pencha vers lui.

— Je crois que Yul t’a tordu le cou, soupira-t-il. C’est pas très beau à voir… Non, ne touche pas ou ça empirera. Avale plutôt ça.

Kitti décrocha de son baudrier un petit flacon, identique à celui que Koki avait donné à Bao, et le lui tendit élégamment. « Du sang béni. Du sang d’un envoyé des dieux. » Ainsi donc, ce liquide carmin effaçait les maladies et les blessures ? Ce sang avait une origine divine ? Si les Serviteurs de l’Aube en possédaient, cela expliquait en partie pourquoi ils gagnaient toutes leurs batailles depuis le début de la guerre. Personne n’avait dû mourir dans leurs rangs, et leur armée devait être sûre d’être saine et sauve face à n’importe quel adversaire.

Vinh se força à avaler jusqu’à la dernière goutte, tentant de faire abstraction de l’horrible goût salé. Une seconde plus tard, la douleur dans son cou disparut et Vinh inspira une goulée d’air. Il allait mieux que jamais. Du bout des doigts, il toucha sa nuque que Yul avait écrasée entre ses poings. Il avait failli mourir étranglé par un enfant. S’il le racontait à quelqu’un, il était sûr de passer pour un fou.

— Pas de chance. Mais j’ai aussi eu droit à un cou tordu, ajouta une voix monocorde. Moi c’est Sagi. Salut.

Le prénommé Sagi ne bougea pas de sa place. Il se contenta seulement de lui adresser un rapide geste de la main.  

— Enchanté, balbutia Vinh avec un hochement de tête.

C’était le garçon à l’épée qui l’avait dévisagé avec méfiance. Il semblait si las et si ennuyé, comme s’il surveillait une bande d’enfants incorrigibles.

Koki acheva de morigéner Yul qui disparut dans les bois tout en lançant un dernier regard meurtrier à Vinh. Cette menace, il ne devait surtout pas la sous-estimer, quand bien même elle émanait d’un enfant. Avec les Serviteurs de l’Aube, il valait mieux rester sur ses gardes pour ne pas avoir de mauvaise surprise.

Un sourire collé à la figure, Koki se laissa tomber auprès de Vinh dans un nuage de sable blanc. Elle s’agitait comme si elle ne parvenait pas à rester en place et lui agrippa le bras. Surexcitée et émettant des rires du nez, elle était loin de l’image de la guerrière terrifiante qui avait tué sans hésitation des pirates. Ses cheveux courts et sales lui battaient les joues comme de longues oreilles pendantes de lapin.

— Alors ? T’en penses quoi ? T’en penses quoi ? T’en penses quoi ?

— C’est… Original.

— Désolée pour Yul, il a un peu de mal avec les humains.

— Tu veux dire qu’il n’est pas humain ?

Koki acquiesça.

— Est-ce que c’est… un esprit ? Que Xai aurait capturé ?

— Non, pas du tout ! C’est un démon anthropophage que nous avons trouvé il y a trois ans au Dæryo. Xai lui a attribué Oei, l’esprit de la force brute.

Intéressé par leur conversation, Kitti s’assit à côté d’eux, le menton sur l’éclisse de sa guitare.

— Dis donc, Koki, t’étais pas censée rentrer plus tôt ? Ne me dis pas que tu as fait les beaux yeux à ce jeune homme ?

— La ferme, s’écria Koki en se levant d’un bond. J’ai fait exactement ce que Xai m’avait demandée. Et puis de toute façon, on recherche un dernier membre, alors le voici ! En parlant de Xai, où est-il ?

Ses yeux scrutèrent les alentours comme si elle s’attendait à voir Xai surgir à tous moments.

— Il a dit qu’il partait discuter seul avec Ailes-Noires, révéla Sagi en jetant une bûche dans le feu. Il nous a ordonné de rester ici l’attendre.

— Quel crétin ! s’écria Koki en frappant le sable du poing. Il avait dit qu’on l’affronterait ensemble avec sa flotte !

Kitti secoua la tête, faisant tinter sa boucle d’oreille comme une clochette.

— Tu n’as rien compris. Xai veut éviter d’en arriver au bain de sang, c’est pour ça qu’il discute en privé avec Ailes-Noires. Heureusement qu’il t’a envoyée faire un tour dans les îles pour t’éloigner.

Kitti acheva ses dires par un ricanement méprisant tandis que Koki rougissait de colère.

— Vous évitez le combat ? s’enquit Vinh qui ne comprenait plus rien. Mais vous avez pourtant attaqué les Zaj au San Miao !

Kitti, Sagi et Koki se tournèrent vers lui et le dévisagèrent encore, à la différence que cette fois, il n’y avait aucune once d’animosité à son égard. Le bois craqua dans les flammes avec un nuage d’étincelles. Vinh était si proche qu’il sentait le feu lui brûler la peau — à moins que ce ne soit ses joues empourprées par la peur d’avoir énoncé une bêtise.

— Les Zaj et les pirates ne sont pas du tout la même chose, déclara Sagi après un court silence. Mais si nous le pouvons, et comme le stipule notre code d’honneur, nous devons toujours essayer de dialoguer.

Vinh mit un certain temps à comprendre ses paroles. Il se redressa subitement.

— Vous voulez dire que vous avez discuté avec les Zaj ?

Kitti se massa les tempes en soupirant.

— Ces satanés lézards ont refusé de discuter avec nous. Ils ont envoyé des soldats pour nous faire taire, mais la Meute leur a bien fait comprendre que nous n’étions pas là pour plaisanter. Ça a été une hécatombe : on a exterminé l’armée de Tou Nan et ce jour-là, il a réellement commencé à craindre pour sa vie. C’était il y a trois ans.  

Un tremblement parcourut l’échine de Vinh.

— De toute manière, exterminer les Zaj était inévitable. Impossible de discuter avec des êtres aussi coincés d’esprit et accrochés à leurs stupides traditions. Bon, à nous de poser les questions, décida Kitti en croisant les bras. Qui es-tu ? Et que fais-tu là ?

Devait-il leur expliquer toute sa vie ? Là ? Maintenant ? Par où commencer ? Par l’agression de sa sœur par les pirates d’Ailes-Noires ? Ou bien par les mots crus de Koki ? Vinh paniqua, cherchant à organiser ses pensées.  Il n’avait pas spécialement envie de leur raconter sa vie.

— Je… J’ai… Euh… 

Il avala sa salive avec difficulté, ne sachant pas par où commencer. Il remercia ses ancêtres quand Yul revint précipitamment dans la clairière, surexcité :

— Kimo est là ! Je le sens ! Il doit avoir un message pour nous.

La Meute se détourna de Vinh, et ce dernier laissa échapper un soupir de soulagement. Koki, Kitti, Sagi et Yul quittèrent la clairière après que Koki lui eut assurée qu’ils reviendraient très vite. Vinh profita de cette courte tranquillité pour s’allonger confortablement sur le sable, reprenant des forces après une longue journée. Il sursauta lorsqu’il sentit un souffle froid sur sa nuque. Le jeune homme se releva immédiatement. Il y avait tant de brouillard que le feu avait disparu, et d’ailleurs, il ne distinguait même plus le sol ni les palmiers, et encore moins le ciel étoilé. C’était comme s’il était bloqué dans une salle blanche, froide comme les nuits de mousson.

Vinh eut un mouvement de recul. Un visage aussi opalescent et transparent que l’eau le regardait, penché sur lui. Il distingua pourtant une bouche, un nez, deux yeux, deux sourcils et des cheveux bouclés d’une blancheur effrayante. Cette étrange chose ne semblait pas tenir sur ses pieds, il n’en possédait même pas. Son corps s’arrêtait à la taille, au niveau du nombril, le reste disparaissant dans un épais nuage de brume. Vinh eut l’impression qu’il flottait dans les airs tel un cumulonimbus rebondissant sur le sol.

— Dis… C’est toi le nouveau ?

Cette voix était aigue et calme à la fois, un mélange indescriptible des deux. Vinh fit oui de la tête.

— C’est bien… C’est bien… Tu remplaceras Yesun.

— Quoi ?

— Oublie… Moi, je m’appelle Kimo…

— Et moi Vinh.

— Heureux de te connaître, Vinh… Je suis l’esprit de la brume. Je dois y aller mais on se reverra bientôt… 

Kimo disparut comme si toute la brume avait été aspirée brusquement. Aussitôt la chaleur du feu revint et les étoiles brillèrent de nouveau dans le ciel. Incrédule, Vinh posa une main sur son front pour tâter sa température. Était-il fiévreux ? Avait-il rêvé ? Qui était cette personne ? Un bruit de feuillage qu’on repoussait attira son attention. La Meute était déjà de retour.

— Hé ho ! Vinh, ça va ? Tu as vu Kimo ? s’inquiéta Koki.

— J’ai vu un visage dans la brume, murmura Vinh. Je crois que je suis en train de devenir fou…

La Meute éclata dans un concert de rires.

— C’était Kimo, notre messager. Nous nous servons de lui pour transmettre nos messages partout dans le monde, expliqua Sagi. Xai nous a envoyé une missive. Lis.

Vinh tressaillit. Il ouvrit le petit rouleau qui était froissé à force d’avoir été passé de mains en mains.

Ailes-Noires a refusé mes propositions et nous a déclaré la guerre. Rendez-vous demain au coucher du soleil sur l’île de Taontaï. Nous affronterons une bonne fois pour toute la flotte d’Ailes-Noires. Mangez correctement et ne veillez pas trop tard.

— Ce crétin de pirate veut la guerre, rumina Kitti. Il ne sait pas encore ce qui l’attend. J’attendais ça avec impatience !

— Pas s’il te tue avant, ricana Yul qui s’écarta à temps pour éviter un coup de poing de Kitti.

Alors que la Meute se réjouissait à l’idée d’affronter une flotte de pirates sanguinaires, Vinh eut soudain conscience d’une chose primordiale. Une chose qu’il avait oublié en fuguant précipitamment avec Koki.

Il était faible.

Et sans aucune connaissance du combat. Il allait être poussé dans un univers de sang et de carnage. Il avait signé lui-même son arrêt de mort. La main de Vinh se crispa sur le rouleau. 

*

La Meute ne tarda pas à se coucher, tenant à respecter précautionneusement les ordres de Xai. Sagi fut nominé pour le premier tour de garde et bientôt, le feu s’éteignit doucement, les paupières devinrent lourdes, les bâillements s’accentuèrent et le petit campement devint silencieux.

Seul Vinh ne parvenait pas à trouver sommeil. Il ne cessait de changer de position, chassant d’une main les moustiques qui s’approchaient de lui. Le sable s’incrustant jusque dans ses sourcils, l’odeur du sel marin, le bruit des vagues s’écrasant sur la plage et les moustiques l’empêchaient de fermer l’œil. Mais autre chose lui torturait l’esprit. Pour la énième fois, Vinh s’allongea sur le dos, priant désespérément pour trouver sommeil. 

— La veille de ma première bataille, j’étais tellement angoissé que je n’ai pas réussi à dormir.

Par un contrôle extraordinaire de son corps, Vinh se retint de crier. Sagi s’était approché de lui aussi subrepticement qu’un chat, ses pupilles brillant dans l’obscurité comme si deux flammes brûlaient. Il faisait si sombre sans le feu que Vinh ne l’avait même pas remarqué s’assoir à côté de lui. Ou alors, Sagi se déplaçait sans bruit, capable de se fondre dans le décor. Encore une preuve du talent et des prouesses inatteignables des Serviteurs de l’Aube.    

— Évidemment, quand j’ai dû me battre, j’étais tellement fatigué que je n’arrivais plus à garder les yeux ouverts.

— Et ensuite ? souffla Vinh.

— Et ensuite, Xai m’a interdit de l’accompagner et m’a forcé à faire une sieste pendant que tout le monde se battait. C’est ainsi que j’ai raté la bataille de Guwon.

Il y a cinq ans, la bataille légendaire de Guwon avait contribué à faire connaître mondialement les Serviteurs de l’Aube. Il s’agissait de leur première victoire décisive. Pendant des mois, les journaux de tout le continent n’avaient cessé de raconter leurs exploits, et même les villages les plus reculés avaient entendu parler de cet événement. Lorsque Vinh avait eu vent de la nouvelle, un frisson d’excitation et de peur l’avait parcouru. Mais il ne s’était jamais imaginé à leur côté. Pas une seule seconde.

Vinh se redressa et coinça son menton entre ses deux genoux, captivé par la voix rassurante de Sagi.

— Je ne sais pas me battre.

— Cela s’apprend.

— Mais je ne suis pas doué. Je n’ai pas de talent, je ne suis pas… particulier. Ou fort et courageux. Je ne maîtrise même pas de magie. Je crois que c’était une erreur de vous rejoindre…

Vinh hésita.

— J’ai peur. J’ai l’impression que les choses me dépassent et que je ne contrôle plus rien. D’abord le mariage, ensuite le service militaire, puis les hommes d’Ailes-Noires qui s’en prennent à ma sœur, et maintenant les Serviteurs de l’Aube en personne. Je crois rêver depuis ce matin.

Il se tut, essoufflé d’en avoir trop révélé.

— C’est normal d’avoir peur, déclara Sagi. Je pense qu’il faut essayer de vivre avec tous les jours pour dompter cette émotion. Ce truc ne se fait pas du jour au lendemain et demande beaucoup d’efforts. La peur n’est pas une faiblesse. Au contraire, elle est là pour nous protéger. Elle vient de notre instinct de survie pour affronter la mort. Et si l’on apprend à devenir fort et à ne plus craindre la mort, alors on peut vaincre la peur. J’étais exactement comme toi avant, et avec le temps je suis parvenu à me contrôler.

— Tu as quel âge ?

— Seize ans.

Soit quatre ans de moins que Vinh. Ce dernier se mordit la lèvre. Il était son aîné, et pourtant il était incapable des mêmes prouesses que lui.

— Ne te compare pas à moi. Je suis obligé de me mettre mes émotions de côté et d’avoir une parfaite maîtrise de moi-même. Xai m’a donné l’esprit du feu. Si je m’énerve, je peux très bien calciner un village entier. J’ai dû beaucoup travailler sur moi-même. C’est dur, c’est long, mais ça en vaut la peine. Demain, reste aux côtés de Koki, elle te protégera mieux que personne. Ça me fait mal de l’avouer, mais elle est la plus forte et la plus talentueuse de la Meute. Kitti, Yul et moi nous chargerons de détruire la flotte d’Ailes-Noires. Nous vous rejoindrons quand ce sera fini.

— Et qui s’occupera d’Ailes-Noires ?

— Xai lui-même, tu le rencontreras demain. Il décidera de ton sort.

Cette phrase se répercuta dans l’âme de Vinh. Dans quelques heures, il rencontrerait enfin l’homme le plus craint et le plus détesté de tout le continent. Xai déciderait de son avenir, pour le meilleur ou pour le pire.

— Maintenant dors, exigea Sagi. Dors ou demain, je te forcerai à faire la sieste et à rater la bataille de ta vie.

Cette menace ne devait pas être prise à la légère. La lune se refléta sur le sourire de renard de Sagi. Alors Vinh s’allongea et compta les étoiles dans le ciel jusqu’à ce que ses paupières devinrent lourdes.