Chapitre 13 : Le poids du devoir

L’épervier émit un criaillement strident quand Caraghon s’agenouilla près de son perchoir. Son aile droite était tachée de sang là où les plumes s’étaient arrachées, l’empêchant de la déplier correctement ; sire Waren l’avait néanmoins attaché à la barre de fer afin d’éviter qu’il ne bouge trop.

— Maintenez-le par les pattes, ordonna le fauconnier en eälagan, prenant le soin d’articuler.

Le jeune soldat s’exécuta avec prudence, caressant des pouces le duvet de la poitrine de l’épervier pour l’apaiser. Il s’agissait d’une race typique d’Eälagon, aux ailes gris ardoise et au corps tacheté de blanc ; ses yeux jaunes semblaient soulignés d’un trait de khôl noir qui lui donnait un air scrutateur. Il s’était blessé au cours d’une altercation avec un autre rapace de la volière, et Caraghon, qui était présent à ce moment-là, s’était porté volontaire pour aider le fauconnier à le soigner.

Sire Waren s’affaira à désinfecter la plaie avant de couper les rémiges cassées ; l’épervier nerveux s’agita, à peine contenu par la ferme pression du jeune dejclan. Avec des gestes rapides et précis, Waren replia son aile blessée et la maintient à l’aide d’un bandage léger.

— A deux jours de la chasse, ce petit imbécile n’a pas trouvé de meilleure idée que de se blesser… soupira-t-il avec une expression tendrement fâchée.

— L’impatience n’est pas palpable que chez les humains, commenta Caraghon avec un sourire.

Ces derniers jours, entre les rendez-vous avec Tyeltaran au jardin d’été, il passait un certain temps à la fauconnerie pour aider Waren autant qu’il lui était possible – avec l’approche de la grande chasse, ils devaient être d’autant plus attentifs à la santé des rapaces. Le fauconnier ne parlant pas un mot de dejclan, le jeune soldat avait dû mobiliser le vocabulaire eälagan dont il disposait pour communiquer avec lui.

— Je vous libère pour aujourd’hui, jeune homme, déclara Waren en perchant l’épervier sur son poing avec douceur. Merci encore pour votre aide.

Caraghon le salua avant de se diriger vers la sortie. Alors qu’il s’approchait de la porte, celle-ci s’ouvrit brusquement vers l’intérieur ; il ne l’évita que par réflexe, s’épargnant de justesse un nez cassé. Kanska sourit sans paraître plus désolée que ça d’avoir manqué de l’assommer à coup de porte.

— Je m’attendais à moitié à vous trouver ici.

— Vous me cherchiez ? s’étonna Caraghon. Oh bon sang, vous empestez le chien mouillé, grimaça-t-il avec un léger mouvement de recul.

— Vous savez parler aux femmes, vous, ricana Kanska en brossant négligemment les poils accrochés à sa chemise. Je reviens du chenil, figurez-vous. Oh, ne me faites pas croire qu’il suffit d’une petite odeur pour faire reculer un vaillant guerrier comme vous ?

Caraghon pinça les lèvres.

— Pour répondre à votre question, reprit-elle avec décontraction, oui, je vous cherchais.

Et, glissant familièrement son bras sous le sien, elle l’entraîna au-dehors.

Ils firent quelques pas dans la cour, avec presque l’attitude d’un jeune couple en promenade. Du coin de l’œil, Caraghon percevait les regards réguliers que Kanska lui lançait, sans rien dire. Puis, comme si elle n’y tenait plus, elle passa à l’attaque.

— J’ai entendu dire que les choses s’étaient arrangées entre vous et Tyeltaran.

Il aurait dû se douter qu’il s’agirait de cela. Sur ses gardes, il se contenta d’un laconique :

— En effet.

Un silence plana entre eux.

— Eh bien, c’est tout ? insista Kanska d’un air bougon. « En effet » ?

— Cela aurait peut-être été plus facile sans votre elme carae, finit-il par lâcher, un peu sèchement.

Il sentit la main de la jeune femme se crisper contre son poignet.

— Vous croyez ? Il fallait qu’il vous parle, Caraghon, et il ne s’y résolvait pas. Je n’ai fait que donner un petit coup de pied dans son princier postérieur pour le pousser en avant.

Elle baissa légèrement les yeux.

— Est-ce que vous m’en voulez ?

Le jeune homme la considéra sérieusement. Il voulait bien reconnaître que l’audace de la jeune femme avait eu le bénéfice de leur donner l’occasion d’un nouveau départ. Mais il n’aimait pas rester dans le flou quant aux intentions de ceux qui l’entouraient.

— Je me demande simplement pourquoi est-ce qu’il a fallu que vous vous mêliez de tout cela, soupira-t-il au bout d’un moment.

— Parce que Tyeltaran est comme mon frère, répondit-elle sans hésitation. Le connaissant, il aurait continué d’agir de manière incohérente en espérant que vous parviendrez à comprendre ce qu’il cherche à vous dire. A présent, vous savez que vous lui plaisez.

La mâchoire de Caraghon se contracta à entendre ces mots qu’il redoutait.

— Peu importe, puisque cela ne mènera à rien, soupira-t-il.

— Et pourquoi cela ?

Devant l’air sincèrement étonné de la jeune femme, Caraghon la dévisagea de nouveau ; un petit rire sans humour lui échappa.

— Pourquoi pas ? Il est prince, je suis soldat. Nous sommes deux hommes. C’est imp…

— Mais est-ce que vous le souhaiteriez malgré tout ? le coupa doucement la jeune femme.

— Ce n’est pas la question, éluda Caraghon en détournant le visage.

Est-ce qu’il le souhaitait ? Mais qui se souciait de la réponse ? Personne et surtout pas lui-même.

— Entretenir une liaison avec le prince héritier d’Eälagon n’est certainement pas ce que nos souverains entendaient par renforcement des relations diplomatiques, ajouta-t-il avec dérision.

Il voyait dans les yeux de Kanska qu’elle ne comprenait pas, mais il n’en avait que faire. Ses sentiments propres n’entraient pas en ligne de compte, alors à quoi bon les écouter ? Ce qu’elle suggérait était hors de question.

Sans brusquerie, il dégagea son bras de celui de Kanska. Son corps était soudain envahi d’une fébrilité intense, presque physiquement douloureuse.

— Pardonnez-moi, il se trouve que je suis attendu quelque part.

— Est-ce que vous ne seriez pas en train de fuir ? répliqua-t-elle en plissant les yeux d’un air soupçonneux.

— J’obéis à mon devoir, et rien de plus.

Et après l’avoir saluée d’une rapide inclinaison de tête, il s’en fut à grand pas, plus que ravi de cette excuse, qui n’était même pas un mensonge, pour fausser compagnie à la jeune femme. S’il appréciait son caractère, il n’était pas certain d’aller dans le sens de sa pensée ; et surtout, il détestait qu’elle soit au courant de ses moindres faits et gestes et se permette même de s’en mêler. Ils faisaient la paire, Tyeltaran et elle, songea-t-il en soupirant alors qu’il gravissait les grands escaliers du bâtiment principal. Il ne fallait pas s’étonner que le prince la considère comme sa sœur.

Quand il s’annonça aux appartements royaux, il trouva le roi dans son cabinet, en compagnie de son fils cadet.

— Nous vous attendions, hîl Caraghon, l’accueillit le roi avec un sourire bienveillant.

Le prince Alàtar n’accorda au jeune soldat qu’un long regard indéchiffrable. Celui-ci ne s’en formalisa pas, ayant fini par s’habituer à son manque d’expressivité. Il les salua réglementairement, tout en cherchant du regard Laeïos ou Lancasia ; mais ils étaient bels et bien seuls tous les trois.

— Suis-je en avance, Majesté ? s’enquit-il avec courtoisie.

— Certes pas ; votre lieutenant et l’arhîl n’ont pas été conviés aujourd’hui. C’est à vous que je souhaitais parler, ainsi qu’à mon fils aîné – quand il se donnera la peine de se présenter.

Le sang de Caraghon se glaça dans ses veines.

— Oh, laissa-t-il pauvrement échapper.

— Vous avez l’air inquiet, hîl Caraghon, observa le prince Alàtar, appuyé contre le guéridon près de la fenêtre, les bras croisés.

— Je suis seulement surpris, démentit le jeune soldat en se reprenant.

— Il ne s’agit en vérité de rien d’important, mais je souhaitais vous en entretenir directement, dit le roi d’un ton cordial. Cela fait quelques jours que l’on ne vous voit guère plus, hîl Caraghon. Auriez-vous trouvé une compagnie plus agréable que la nôtre ?

Le jeune soldat tâcha de contrôler sa respiration, les sens aux aguets comme un animal sauvage flairant un piège.

— Avec la chasse qui approche, Majesté, je n’ai pas autant de temps que je souhaiterais à accorder à l’ambassade. J’en suis navré.

— Vous êtes tout excusé, répondit le roi avec un sourire. Sire Waren m’a parlé de vous en des termes très élogieux. J'ignorais que vous avez des connaissances en fauconnerie.

Le jeune homme inclina la tête.

— Il n’y a pas de louange que je mérite, Majesté ; tout ce que je sais, mon père me l’a appris.

Le sourire que le roi lui accorda était empreint d’une chaleur sincère, qui balaya ses inquiétudes.

— La grande chasse se tiendra dans deux jours, et mêlera courre et fauconnerie ; ma préférence ne va pas à l’un plus que l’autre, or je me rappelle que votre Révéré nous a offert trois des meilleurs rapaces de votre royaume.

— C’est exact, Majesté, répondit Caraghon. Ils sont destinés à votre service ainsi qu’à celui de vos deux fils.

Le regard du roi s’anima d’une brève lueur de joie ; mais, un peu en retrait, le prince Alàtar s’humecta les lèvres en baissant le regard.

— Il se trouve, malheureusement, que j’ai la chasse en horreur, et que je ne comptais pas prendre part à celle qui aura bientôt lieu. C’est avec une immense grâce que je reçois le cadeau du Révéré, mais je n’en aurais aucune utilité.

— Alors il pourra échoir à quelqu’un d’autre, proposa Caraghon avec une certaine prudence.

Le prince garda un instant les yeux baissés avant de les relever vers lui.

— Peut-être auriez-vous plus de plaisir que moi à le voir à votre poing.

Le jeune soldat fut partagé entre une vague velléité de protester sa légitimité à le posséder, et un soulagement intense dont il ne comprenait pas exactement l’origine.

— J’en serais très flatté, mon prince, déclara-t-il gravement.

Alàtar esquissa un sourire.

— Alors il est à vous.

— Je brûle de vous voir à l’œuvre, ajouta le roi d’une voix amusée.

Au même instant, des pas se firent entendre dans l’antichambre. Le sourire du roi se figea.

— Ah, tout de même.

La porte s’ouvrit sur un valet, suivi de Tyeltaran, paré avec l’outrageuse élégance qui lui était coutumière – et qui pourtant fit l’effet d’une gifle à Caraghon. Il avait pris l’habitude de le voir en simple chemise, voire moins que cela, au point d’oublier qu’en dehors des jardins d’été, Tyeltaran demeurait un homme cultivant l’excès comme les paysans de ses domaines cultivaient leurs champs.

Le regard du prince aîné s’arrêta un instant sur lui avant de s’élever vers son père et son frère, une expression arrogante peinte sur ses traits.

— Vous m’avez fait mander, me voici, laissa-t-il tomber. Puis-je savoir ce qui me vaut l’honneur, en plus de cela en présence d’un Dejclan ?

Il désigna Caraghon d’un mouvement de menton sec ; celui-ci prit sur lui pour ne pas s’en sentir froissé.

— Ce que j’ai à te dire ne concerne pas directement hîl Caraghon, déclara le roi.

Son ton sévère contrastait avec la chaleur de sa voix un peu plus tôt. Parmi les divers papiers disposés sur son bureau, il en prit un, soigneusement roulé et encore entouré d’un ruban rouge, quoique le cachet de cire ait été brisé. D’un geste impérieux, il le tendit à son fils.

— Je l’ai reçue ce matin de la main de l’émissaire d’Ustan. Tu en prendras connaissance par toi-même le plus tôt possible.

Tyeltaran fit agilement tourner le parchemin entre ses doigts, avec une moue ennuyée qui affichait ostensiblement son désintérêt.

— S’il s’agit d’Ustan, je ne vois pas l’intérêt qu’elle peut receler. Si vous permettez, des affaires plus importantes m’attendent.

— Et quelles affaires ? interrogea le roi en fronçant les sourcils.

Tyeltaran éluda la question d’un sourire narquois.

— Père, il faut admettre qu’avec l’arrivée des ambassadeurs et la chasse qui se prépare, nos pensées ne se tournent pas nécessairement vers les nouvelles des duchés du sud en premier lieu, temporisa Alàtar d’une voix tranquille.

Le roi lui adressa un bref regard avant de reporter son attention vers Tyeltaran, qui n’avait pas bougé et avait recouvert son expression de patience un peu hautaine. En retrait, aussi ignoré qu’un meuble, Caraghon se demandait s'il devait rester là, alors que les conversations dérivaient vers des lieux qui ne le concernaient visiblement pas ; mais il n'osait pas bouger, et le regard d'Alàtar qui croisa brièvement le sien ressemblait à un ordre.

— Voilà qui me rappelle que j’avais un mot à te toucher d’un autre sujet, Tyeltaran.

Le roi se leva pour contourner son bureau et faire face à son fils. Il semblait calme dans sa posture, mais ses mains croisées dans son dos étaient crispées.

— J’ai appris que tu t’es permis, ces derniers jours, d’investir les jardins d’été pour tes entraînements à la fauconnerie.

Les lèvres de Tyeltaran se pincèrent, mais ce fut le seul semblant d’émotion qui traversa son masque dédaigneux.

— C’est exact, père, admit-il après une seconde de silence. Dois-je en conclure que vous n’approuvez pas cette initiative ?

— Comment veux-tu que je l’approuve ? s’exclama le roi, son expression paisible se craquelant d’un coup. As-tu seulement conscience du manque de respect dont vous faites preuve envers ce lieu ? Pourquoi vas-tu le troubler avec tes fantaisies égoïstes ?

Tyeltaran encaissa sans broncher, sans même ciller. Face à son père dont le visage reflétait une colère douloureuse, il semblait soudain frêle, malgré ses lourdes parures, comme un petit enfant réprimandé pour sa bêtise ; mais cet enfant avait connu vingt-cinq printemps, et Caraghon contemplait la scène avec l’impression d’assister à quelque chose de surréaliste.

— Il s’agit du sanctuaire de notre mère, Tyeltaran, intervint le prince Alàtar en faisant un pas en avant. Comprend qu’il paraisse impensable de se livrer à de telles activités dans ce lieu.

— Qu’y a-t-il de mal à cela ? répondit Tyeltaran d’une voix blanche. Mère adorait la chasse plus que tout. C’est un hommage que je lui rends.

Il prit une inspiration saccadée avant de reprendre avec une fureur grondante dans la voix :

— Et par les Dieux, père ! Qui êtes-vous pour me dicter ma conduite à ce sujet ? Vous qui n’êtes pas retourné une seule fois aux jardins depuis tout ce temps… Trouvez-vous que le silence de tombe qui y règne soit une marque de respect ?

— On ne trouble pas le repos des morts, Tyeltaran ! Te comporteras-tu toujours comme un enfant capricieux ? Puisque c’est ainsi, et puisqu’on ne peut vaincre l’entêtement que par le châtiment, je t’interdit de passer de nouveau les portes du jardin d’été. Tu entends ? Je te l’interdit.

Les poings serrés, Tyeltaran fixait son père avec dans les yeux une flamme de rage qui aurait fait peur à Caraghon si elle lui avait été adressée. Il ne l’avait encore jamais vu vraiment en colère. Et à le voir tendu comme un loup prêt à bondir, il se mis à prier pour ne jamais être la cause d’un pareil courroux.

— J’imagine que c’était tout ce que vous aviez à me dire, Votre Majesté, siffla le prince aîné au bout d’un long moment de silence.

Et il tourna le dos à son père, sortant en laissant la porte béante derrière lui, d’un pas rapide comme s’il s’empêchait de justesse de se mettre à courir.

— Je vais lui dire deux mots, s’exclama Alàtar.

Sans réfléchir, Caraghon lui emboîta le pas. Ils traversèrent l’antichambre déserte en coup de vent avant de sortir dans le couloir. Entre les colonnes de pierre, une silhouette drapée d’or fin s’éloignait.

— Tyeltaran ! appela Alàtar en allongeant le pas, courant presque pour rattraper son frère.

Il lui agrippa le bras pour le forcer à faire volte-face ; Tyeltaran se dégagea sèchement, mais ne fit pas mine de fuir de nouveau. Tous les deux se faisaient face en se foudroyant du regard, sans un mot. Caraghon s’arrêta quelques pas en arrière, se demandant si sa présence serait désirée lors d’un tel règlement de compte. Il se rappela avec appréhension des ragots qu’Axat lui rapportait à propos de leurs réguliers accrochages dont le palais entier parlait, et à les voir ainsi, il craignait qu’ils n’en viennent aux mains.

Le regard de Tyeltaran glissa brièvement vers Caraghon avant de revenir à son frère.

— Qu’est-ce que vous complotez, tous les deux ?

— Je te retourne la question, cela me semble plus approprié, rétorqua Alàtar en soufflant par le nez. Tu as bien de la chance que je n’ai pas révélé à père qu’il était avec toi aux jardins pendant tout ce temps.  Tu sais à quel point les rumeurs se répandent vite.

Tyeltaran écarquilla les yeux, la bouche entrouverte comme s’il cherchait son souffle.

— C’est toi qui as dit à père que j’allais là-bas…

Ce n’était pas une question, mais Alàtar hocha silencieusement la tête.

— Mais tu savais qu’il allait réagir comme ça ! hurla le prince aîné en empoignant son cadet par les épaules. Pourquoi l’as-tu fait ? Traître !

Caraghon s’interposa. Le bras tendu, il repoussa Tyeltaran en arrière tandis que son cadet époussetait un pli sur sa cotte d’un air pincé.

— Évidemment que je le savais, lâcha-t-il d’une voix froide, mais tu n’as pas à me qualifier de traître. Je l’ai fait pour lui, et pour toi. Tu sais bien ce que représente le jardin à ses yeux.

— Justement, cracha Tyeltaran. Tu pouvais nous épargner ça à tous les deux. Il te suffisait de te taire. Est-ce vraiment trop te demander ?

Ses yeux bleus brillaient d’un éclat humide que Caraghon n’avait jamais vu auparavant. Alàtar détourna les siens en se mordant la lèvre.

— Je n’ai fait que mon devoir.

— Arrête de ne penser qu’à ton devoir, Alàtar, supplia Tyeltaran en faisant un pas en avant – le bras de Caraghon le retint de nouveau.

— Et pourquoi le ferais-je ? répliqua le prince cadet d’un ton soudain mordant.

Ses yeux étaient aussi noirs et brûlants que ceux de son frère étaient bleus et éteints.

— Pourquoi, dis-moi ? Alors que c’est toi qui délaisses toute responsabilité, qui ne peut même pas entendre parler d’affaires d’Etat, qui fuit quand tu t’approches trop de la salle du conseil ? Sur quoi le royaume reposera-t-il si je me mettais à agir comme toi, si impulsivement ? Je t’aime, Tyeltaran, tu le sais. Mais l’honneur de notre maison compte pour moi plus que tout. Je n’ai pas le choix, est-ce que tu le sais ? Tu ne me l’as pas laissé. J’ai fait ce que j’ai jugé juste, et tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même à présent.

Il pivota sur ses talons, puis, par-dessus son épaule, adressa un bref regard à Caraghon.

— Père souhaitait vous parler, je crois.

La main du jeune soldat était toujours crispée sur l’épaule de Tyeltaran. Celui-ci lui lança un regard désespéré, comme pour lui demander de rester. Les larmes brillaient encore au fond de ses yeux. Caraghon aurait tout donné pour rester avec lui, le prendre dans ses bras, effacer de son visage cette expression d’enfant perdu. Mais, comme Alàtar, il obéissait à son devoir avant tout. Tyeltaran n’avait pas suivi la même voie qu’eux ; et s’il était libre, il était aussi seul.

Le jeune dejclan exerça une douce pression sur l’épaule du prince en lui adressant un dernier sourire qu’il espéra encourageant, puis sa main retomba le long de son corps, et, tournant à son tour les talons, il suivit Alàtar.

Mais alors qu’ils arrivaient au virage du couloir, le prince cadet fit volte-face. Caraghon s’arrêta à deux pas de lui, surpris.

— Le roi ne m’attend-il pas ? s’enquit-il en fronçant les sourcils.

— Non. Ce qu’il souhaitait vous dire, il vous l’a déjà dit avant que Tyeltaran arrive. Il aurait fallu que vous partiez avant de voir cela…

Alàtar s’avança, comblant la distance entre eux en levant vers lui ses yeux trop sérieux.

— Mais je voulais que vous voyiez.

— De quoi parlez-vous ?

— De Tyeltaran. Vous avez vu comme il est déraisonnable et égocentrique – et il me pèse de prononcer de telles paroles à l’égard de mon propre frère. Je m’échine à le protéger sans qu’il ne voie en moi que de la mesquinerie ; cependant je ne peux fermer les yeux sur ses tares.

— A cause d’une aventure au jardin ? se prit à rétorquer Caraghon, un peu irrité. Je vous trouve bien sévère dans votre jugement.

— Il ne s’agit pas que de cela, siffla Alàtar. Depuis quelques jours, je vois quelque chose qui m’inquiète.

Le visage du prince s’était fendillé sous les traits d’une angoisse qui ne semblait pas feinte. Il eut un léger mouvement de tête, les yeux fermés, comme s’il avait du mal à déglutir, avant de reprendre en baissant encore la voix :

— Vous ne soupçonnez pas la moitié de ce dont il est capable, hîl Caraghon. J’ignore comment vous avez réussi à attirer son intérêt, mais je veux vous mettre en garde : c’est un enfant, et vous êtes le caprice sur lequel il aura jeté son dévolu. Un parmi d’autres. Vous devriez vous éloigner de lui, avant qu’il ne soit trop tard.

— Je vous entends, laissa tomber le jeune soldat, glacial.

Alàtar le regarda longuement, un mélange de colère et de désespoir brûlant dans ses prunelles.

— Je vois que je vous ennuie. Pardonnez-moi, je ne vous retiens pas plus longtemps. Que la chance vous guide lors de la chasse.

Et, les mains plaquées contre sa poitrine, il disparut comme une ombre à l’angle du couloir.

Caraghon pivota prestement sur ses talons pour s’éloigner dans la direction opposée. L’inquiétude et la colère pulsaient dans sa poitrine comme un deuxième cœur. L’envie le prit de retrouver Tyeltaran, mais en même temps s’insinua dans son esprit une nervosité qui le paralysa. Après ce qu’il venait de voir, alors qu’il ne l’aurait pas dû, il supposait que le prince aurait envie de rester seul. Et il n’avait pas le sentiment d’être assez proche de lui pour lui imposer sa présence comme réconfort.

Alors, choisissant à la place de rejoindre ses compagnons de la garde, il laissa ses pensées vaquer quelques instants en arrière, du côté de l’étrange scène dont il venait d’être témoin. De l’inquiétude d’Alàtar, qui semblait plus sincère que les rares émotions qu’il avait jusque-là exprimées.

Si l’honneur de sa maison était vraiment ce qui lui importait le plus, il avait une bien étrange manière de le montrer. Certes, le comportement de Tyeltaran était inacceptable pour quelqu’un de sa position ; mais cela était-il une justification ? Le pire, songea le jeune soldat avec colère, était qu’Alàtar pensait certainement bien faire.