Chapitre 14 : Premiers croisements

Cela faisait quelques jours qu’ils patrouillaient.

Rien à signaler d’anormal pour l’instant.

Eren avait presque envie de rire de la situation.

Ils avaient d’abord interrogé le fermier de la ferme la plus proche.

— Moui… j’vous l’dis… On est pas seuls.

— Ils sont parmi nous… les martiens…

Il repensa à ce souvenir en souriant.

La tête qu’avait faite Élika.

Yeux écarquillés de surprise, d’incompréhension.

Elle s’était forcément demandé, comme lui, ce qu’ils faisaient là.

Sa chaussure frotta dans la poussière du chemin de campagne.

Sa partenaire, jusqu’à présent, était restée assez taiseuse.

Elle prenait toujours les témoignages avec un sérieux que lui avait du mal à imiter.

— Tu penses qu’on va tomber sur quoi, cette fois ?

lui demanda-t-il, un coup d’œil vers elle.

Elle haussa un sourcil.

— Bonne question… Je pense que Théodore voit des choses où il n’y en a pas, surtout.

Ils approchèrent de l’entrée de la ferme.

Apparemment, cette nuit encore, du bétail avait disparu.

Et dans la grange, il semblerait que des provisions aient été volées.

— Oui, je pense à une guéguerre de voisinage,

approuva-t-il.

— Tu as vu comment il nous a regardés quand on lui a fait notre premier rapport ?Comme si on n’y comprenait rien, Ajouta-t-elle en souriant.

— Oui, j’ai vu. -J’ai d’ailleurs failli lui répondre qu’il était sénile. Lâcha-t-il, avec son humour bien à lui.

Elle lui répondit par un rire.

Un vrai.

Un rire qu’il n’avait pas encore entendu depuis leur rencontre.

Elle paraissait toujours sur ses gardes.

Son regard de glace — clair, mais perçant — n’arrangeait rien à cette impression constante de distance.

Trop sérieuse, à son goût.

Presque inaccessible.

Ses cheveux d’argent étaient tressés en une natte impeccable.

Pas une mèche ne dépassait.

Pas un pli sur ses vêtements, pas une trace d’agitation.

Comme si l’apparence pouvait refléter son équilibre intérieur. Ou le contrôler.

Du moins, c’est ce qu’il pensait d’elle.

Trop parfaite. Oui.

Élika frappa à la porte d’entrée d’une main ferme.

Eren en profita pour observer les alentours.

Il crut percevoir une vibration.

Minime.

Mais réelle.

Il la sentait.

Et c’était une première depuis le début de cette enquête.

La ferme était entourée d’un immense champ, aux hautes herbes blondes qui dansaient sous un vent régulier.

Plus loin, un bosquet.

Sombre. Distant. Presque trop calme.

Il fit quelques pas sur le perron, comme pour s’assurer de quelque chose.

Vérifier si cette vibration venait bien de là…

Ou si ce n’était qu’une de celles qu’il ressentait parfois depuis quelques temps.

Celles qui venaient de lui.

Il repensa au rire moqueur de Kael, quand il lui avait annoncé avoir intégré les Gardiens de la paix.

— Mais c’est n’importe quoi, avait-il lâché en riant.

C’était rare. Mais quand Kael riait — fort, sincèrement — Eren adorait ça.

Même si ça tombait souvent à ses dépens.

— Toi, gardien de la paix ?

Tu as oublié ce qu’on était ?

Et il riait encore.

— C’est ça, ris de moi… J’ai de quoi m’occuper au moins ! Ici, je n’ai même pas de quoi m’entraîner, et je me vois mal le faire au beau milieu des passants !

Il revenait à lui, son regard toujours tourné vers le champ, lorsqu’une voix de femme l’arracha à ses pensées.

Une dame d’un certain âge, petite et rondelette, venait de répondre à Élika.

— Venez avec moi. J’vais vous montrer.

D’un pas lent, balançant légèrement sous son poids, elle les guida vers le champ.

— Gar’tez, jeunes gens.

Hier j’avais cinq veaux. Aujourd’hui… j’en ai qu’quatre !

— Et ça ne pourrait pas être un animal sauvage ?

Proposa Élika.

La femme lui lança un regard faussement compatissant.

— Vous, vous n’êtes pas d’ici, ma p’tite…Quel animal sauvage pourrait transporter un viau, hein ?

Elle n’avait tort. Jusqu’ici, seuls des agneaux et des moutons avaient disparu.

Un chien sauvage, peut-être. Mais un veau…

Elle secoua la tête, avant d’ajouter avec un air triomphant :

— Et ça m’étonnerait que l’loup vienne aussi s’servir dans mes provisions de farine et de maïs !

— On peut aller voir la grange ? proposa Eren.

— Allez-y !

— Moi, j’vais pas ! C’est bizarre, là-dans, depuis cette nuit…Ça tombe, y’a queq’chose de caché !

Elle fit un geste vague vers le bâtiment de bois, les yeux ronds et méfiants.

Ils s’en approchèrent.

La vibration…

Elle était plus forte. Claire, persistante. Ça ne venait donc pas de lui.

Eren jeta un coup d’œil à sa partenaire.

Il vit Élika resserrer le col de sa veste, comme si l’air s’était refroidi d’un coup.

Quand ils entrèrent, tout semblait avoir été mis sens dessus dessous.

Eren parcourut la grange du regard.

Typique.

Elle ressemblait fortement à celles déjà vues dans l’Entre-Deux.

Odeur de foin, ballots entreposés, outils de fauchage.

Comme quoi… un monde nous sépare, mais pas les idées, pensa-t-il.

— Il y en a du bazar ici, dit-il.

— Hum…

Élika semblait déchiffrer quelque chose.

Elle s’avança et montra du doigt.

— Ce n’est pas seulement du bazar.

Regarde… les sacs sont empilés d’une manière bien spécifique.

Ils formaient une sorte d’escalier, légèrement incurvé… Presque une spirale.

Elle tourna lentement autour de la scène, l’observant sous plusieurs angles.

— La corde a été volontairement tendue ici.

Elle enjamba les sacs et se plaça au centre.

Et elle n’avait pas tort.

C’était clairement une mise en scène.

— Ça pourrait encore être une blague d’un voisin, murmura Eren. Un voisin jaloux, voulant les faire fuir.

— Oui. Tout est possible, répondit-elle calmement.

Il s’accroupit pour observer de plus près.

Et au moment où ses doigts effleurèrent le sac…

Il la sentit.

L’énergie.

La vibration trop forte.

Quelqu’un — ou quelque chose — qui n’était pas d’ici…

Était venu.

Et ça, il en mettrait sa main à couper.

Il se releva aussitôt, masquant tout ce qu’il venait de ressentir.

— Bien.

Nous pouvons partir d’ici.

On a vu ce qu’on voulait.

— Tu as raison. Allons-y.

— Prête pour le rapport à Théo ?

— Je t’en laisse les honneurs ! Fit-elle en riant.

— Merci, c’est… gentil.

Elle éclata de rire de plus belle.

 

 

 

Depuis les dernières annonces de ses amis, c’était le calme plat.

Et ce n’était pas pour lui déplaire.

Mira leur avait simplement dit, sans s’alarmer, qu’elle surveillerait la situation de près, et qu’au moindre signe inquiétant, ils pouvaient venir la voir.

Elle avait réussi à calmer le groupe, avec une autorité douce mais ferme.

— Ce n’est pas parce que votre pouvoir devient plus fort que c’est forcément dans le mauvais sens, avait-elle expliqué.

— Oui, mais ça arrive à des moments inopportuns !

Ils veulent sortir, sans prévenir, sans contrôle !

C’est pas normal !

Avait protesté Lucas.

Mira avait levé les mains dans un geste d’apaisement :

— Calme… calme.

— Vous avez simplement besoin d’apprendre à canaliser cette amplification de force. Je peux vous aider pour ça.

Le groupe était resté silencieux un instant.

Quelques regards s’étaient échangés, comme si chacun attendait que quelqu’un d’autre prenne la parole.

Puis Mira avait ajouté, plus gravement :

— Mais si ça devient trop violent, ou que vous perdez le contrôle… Venez me voir sans attendre.

Cela faisait une semaine, et personne ne s’était plaint depuis.

La normalité avait repris.

Et Ayra en profitait.

Adossée à son casier, elle profitait d’un rare moment de calme. Le couloir principal était à moitié vide, juste traversé par quelques éclats de voix d’élèves qui tardait à rejoindre leur salle.

Des papiers traînaient ici et là, des rires résonnaient au loin. Une odeur de vieux livres mêlée à celle du café de la salle des profs s’accrochait à l’air ambiant.

Ayra ferma brièvement les yeux, laissant sa tête reposer contre le métal froid du casier.

Ce genre de moment tranquille, elle en avait besoin.

Enfin un instant pour respirer, sans tension, sans pouvoirs imprévisibles, sans énigmes…

— Chez moi ou chez toi ?

Dit une voix grave derrière elle.

Elle sursauta violemment, un frisson dans le dos.

Elle se retourna d’un geste brusque.

— De quoi tu me parles ? Ça va pas ou quoi ?!

Son regard écarquillé le fixait, abasourdie.

Kael afficha un sourire suave, presque innocent.

Il était insupportable.

Toujours à pousser juste ce qu’il faut pour la faire craquer. Toujours ce regard moqueur, ce sourire qui se croyait au-dessus de tout.

Elle le détestait. Vraiment.

— Je parle du travail…

— À moins que tu n’aies eu d’autres pensées ?

Il la fixait avec un amusement tranquille.

Un brin trop satisfait.

Ayra aurait pu le tuer sur place. Rouge de honte et de colère.

Kael était un démon. Pas au sens littéral.

Mais au sens figuré… sans le moindre doute.

— Ni l’un, ni l’autre ! lança-t-elle, maintenant furieuse. Tu vas me faire croire que tu tiens à ce travail ?

— Laisse-moi rire ! Tu viens à peine à la moitié des cours !

Elle croisa les bras, la voix haute et sèche.

— Et je n’ai pas envie de rater mon année pour toi.

— Tu crois que ça m’amuse d’être là ?

— Moi non plus, j’ai pas choisi ce binôme.

— Mais si je suis là, c’est que je compte le faire.

Son ton s’était fait plus sérieux, l’espace d’un instant.

— J’attends de voir, rétorqua-t-elle, les bras croisés.

— Je ne compte pas bousiller ton année, reprit-il, d’une voix étonnamment calme.

— Je ne comptais pas te laisser faire, de toute manière !

— Même si tu en avais eu l’intention !

Elle avait redressé le menton, fière, provocante.

— Alors, qu’est-ce que tu attends ?

— Un seul faux pas.

— Je le fais seule et je retire ton nom du travail, le mit-elle en garde, le doigt pointé vers lui avec autorité.

Kael leva légèrement les mains, faussement dramatique.

— C’est bon… j’ai compris…

Il reprenait déjà son air blasé, moqueur.

Comme s’il se remettait lui-même à distance, par habitude.

— Bon. On fait ça où ?

— À la bibliothèque universitaire. Évidemment. Toujours aussi fière.

— Bien… allons-y alors !

Il avait attaché ses cheveux en une demi-queue aujourd’hui.

Un détail qu’Ayra remarqua sans le vouloir.

Son regard d’or semblait encore plus intense ainsi, dégagé, presque trop présent.

Et cette fichue prestance… il était plus grand qu’elle ne l’aurait voulu.

Elle fronça légèrement les sourcils, comme pour chasser cette pensée.

— Maintenant ? demanda-t-elle, prise au dépourvu.

— Hé bien oui !

— On va pas faire ça dans 1 an !!!

 

 

 

Le froid s’était épaissi lorsqu’Élika rejoignit l’entrée de l’université.

Elle regarda encore sa montre. Il était passé 19h.

Que faisait Ayra, bon sang ?

Dans un soufflement agacé, elle se remit à faire les cent pas devant la grille de Clairval.

— Elle préparait un travail scolaire à la bibliothèque…

C’est ce que lui avait dit Dahlia.

Mais plus le temps passait, plus l’inquiétude avait gagné du terrain.

Elle n’avait pas pu s’en empêcher : elle avait quitté la maison d’un pas vif, direction l’université.

L’air était humide et froid ce soir.

Elle emmitoufla instinctivement ses mains dans les poches de son manteau.

Le froid… elle détestait ça.

Son souffle formait des nuages devant elle.

Elle jeta un nouveau coup d’œil à sa montre.

Et elle s’arrêta net.

Une silhouette familière approchait.

Eren.

Elle fut surprise.

Bien que leur duo fonctionne bien sur le terrain, même avec une certaine complicité, elle ne s’était pas imaginé le croiser ici, comme ça.

Comme si le voir ailleurs qu’au bureau était étrange.

Incongru.

Presque trop personnel.

Il avait l’air sérieux, ce soir.

Comme si la noirceur du ciel accentuait son humeur.

Son regard sombre semblait perdu dans ses pensées.

Quand il aperçut Élika, il parut aussi surpris qu’elle.

Comme si, pour lui aussi, la croiser ailleurs que dans les locaux des Gardiens de la paix était… étrange.

Presque déplacé.

« À chaque fois qu’elle pensait à ce nom, un sourire moqueur venait se dessiner malgré elle. Gardiens de la paix…Quel nom pompeux. »

Elle le soutint du regard un instant, le laissant approcher.

Il avait l’air de chercher ses mots. Elle n’allait pas l’aider.

— Mon frère…

Dit-il en désignant l’école.

Élika tourna bêtement le regard dans la direction qu’il montrait, avant de comprendre.

— Aaah, tu viens chercher ton frère, c’est ça ?

Ajouta-t-elle, un peu gênée de sa lente réaction.

— Exactement, répondit-il en toussant légèrement pour s’éclaircir la voix.

Désolé, j’ai été surpris de te voir ici.

Oui, je viens chercher mon frère… qui tarde à rentrer.

Il jeta un coup d’œil vers l’entrée de l’université, tentant d’apercevoir quelque chose.

— C’est ma sœur que je viens chercher.

Et pareil que toi : il semble qu’elle n’ait pas respecté le couvre-feu !

Elle avait lancé ça dans un petit sourire retenu, mi-blague, mi-inquiète.

— Je comprends,

Lui sourit-il.

C’était étrange, presque déstabilisant, de le voir là.

Dans un autre contexte que la patrouille.

Élika ne savait pas vraiment comment aborder les sujets “normaux”.

Sur le terrain, tout venait naturellement :

Les gestes, les décisions, même les échanges.

Ils étaient toujours liés à ce qu’ils faisaient.

Mais là…

Dans ce cadre plus ordinaire, elle se sentait presque maladroite.

Ils restèrent quelques minutes côte à côte, sans rien dire.

Observant les élèves sortir en petits groupes, visiblement pressés de rentrer chez eux.

— Il vient depuis longtemps ?

Lui demanda-t-elle, cherchant un sujet, n’importe lequel.

— Hein ? Oh… non.

Il est rentré il y a quelques semaines seulement.

Il est en première, en histoire de l’art.

— Ma sœur aussi.

On loge chez notre tante, pour l’occasion.

Elle habite le village.

« Pourquoi avait-elle dit ça ?

Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, à lui ? »

Elle détourna brièvement le regard, un peu gênée.

Pas dans ses habitudes de parler de sa vie. Encore moins comme ça, sans raison claire.

Avec Uriel… tout avait été si différent.

Facile.

Instinctif.

Comme si leurs pensées se croisaient sans passer par les mots.

Uriel…

Où pouvait-il être, en ce moment ? Que faisait-il ?

Elle l’entendit lui répondre, et fut presque surprise.

— Nous aussi, on vient d’arriver.

C’est une charmante ville, non ?

Il balaya les alentours du regard, comme pour illustrer ses mots.

— Oui…

Même si parfois, elle est un peu sinistre, avec ses ruelles sombres et tout le reste,

Rit-elle.

Un sourire vrai. Léger.

Le genre qui ne s’invite pas souvent sur son visage.

— Ah, enfin, elle sort !

Elle en a mis du temps…

Le ton d’Élika avait changé.

Plus sévère. Presque maternel.

Eren tourna à son tour le regard vers l’entrée de l’université.

— Si ce sont bien eux que tu regardes,

Fit-il en désignant du doigt les deux personnes qui approchaient.

— Ta sœur… et mon frère.

Visiblement, se connaissent.

Elle fronça les sourcils en les voyant approcher.

Quelque chose dans l'attitude du garçon, dans sa manière d'être, lui laissa une impression étrange — une tension diffuse.

Il avait tout l'air du genre à se moquer des règles. Tout l'inverse d'Ayra.

Et ça, Élika n'aimait pas du tout.

Ayra jeta un regard interrogateur à Eren, un peu perdue.

Le rouge lui monta aux joues.

— C’est mon collègue, lui présenta Élika.

Eren hocha la tête, esquissant un sourire retenu.

— Salut… Je suis aussi le grand frère de ce dadet.

Il avait ce ton bienveillant, léger, que seuls les frères savaient adopter.

Kael lui donna un petit coup de coude, moqueur, pour sa dernière remarque.

Eren grogna dans sa barbe, mais son sourire trahissait son amusement.

— Bon, ce n’est pas tout ça… mais nous sommes déjà en retard.

Élika prit doucement le bras de sa sœur pour lui indiquer qu’il était temps de rentrer.

— En retard pour aller se coucher ? osa lancer Kael.

Élika lui adressa l’un de ses regards sévères.

Il détourna aussitôt le regard, sans insister.

Dans un salut bref, leurs chemins se séparèrent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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