Ethel s'éveilla au matin avec l'impression que l'usine s'était écroulé sur son cerveau. Ainsi, les fées pouvaient avoir la gueule de bois… La veille, elle avait fini par révéler fièrement le contenu de son sac à dos : il contenait tout le nécessaire pour réaliser des cocktails dont elle avait le secret. Elle avait récupéré de l'alcool un peu par hasard au détour de ses ravitaillements, se disant que ça pourrait toujours servir pour désinfecter quelque chose, puis elle s'était aperçue que la salle dédiée aux coffrets spécial Noël de la Fairy contenait différentes boissons livrées avec les éditions spéciales qui feraient parfaitement l'affaire comme substitut de ce qu'elle avait l'habitude d'utiliser. Elle avait aussi raflé au passage une quantité indécente de chocolat. Enfin, il n'y en avait pas tant que ça, mais c'était bien suffisant. Chacun, à leur échelle, faisait évidemment la taille approximative d'un ballon…
S'en était ensuivi une soirée mémorable. Les fées avaient globalement toutes bu plus que de raison. Elles n'avaient d'ailleurs pas la moindre idée de l'influence que l'alcool pouvait avoir sur leur organisme de fées, mais personne n'avait relevé cette évidence. Ce soir était un soir de célébration, et il fallait bien savoir prendre des risques…
Même Sacha avait fini par danser dans une série de mouvements atrocement désordonnés, déclenchant une hilarité générale qu'elle avait calmée à grands cris. Celles qui en avaient la capacité avaient joué de la musique toute la nuit. Apparemment, leur talent musical n'était pas altéré par l'ébriété. Ou peut-être était-ce la capacité des auditrices à discerner la musicalité qui était en cause… Ethel nota avec amusement que Mélusine continuait de temps à autres à prendre des notes frénétiquement sur cette situation encore jamais vue au village. Elle devait bien avouer que le reste de la soirée était assez floue, mais ça lui avait fait un bien fou de se lâcher enfin un peu après tous ces moments de tension… En fait, elle ne se rappelait pas avoir un jour festoyé ainsi. Elle se rappelait vaguement avoir dansé à nouveau avec Clo, et d'avoir aimé ça.
Elle se décida tout de même à s'extirper de son lit en grognant tout ce qu'elle savait, se rinça le visage à l'eau clair et descendit en bas dans un vol mal assuré. Elle n'avait pas pris le temps de se déshabiller hier soir, ce qui lui simplifiait un peu la tache. Seule Mélusine était déjà arrivée dans le salon. Avec une fraîcheur complètement surnaturelle, elle chantonnait en gribouillant des croquis incompréhensibles sur une feuille écran. Ethel se demanda vaguement où elle avait bien pu dénicher ça et formula négligemment sa question à voix haute.
"Oh, ça, je l'ai trouvé au même endroit que la puce de suivi que je t'avais implantée !" balança-t-elle en toute impudence.
L'information mis un petit moment à se frayer jusqu'au cerveau fatigué d'Ethel. "Pardon ?", se contenta-t-elle de réagir à cette nouvelle atteinte corporelle inattendue.
"Oh, heu, oui, c'était un peu une petite mesure, de sécurité, tu vois ?", lui sourit-elle allègrement. Estomaquée, Ethel ne répondit pas tout de suite. Bien sûr, ça devait être de cette façon que les fées avaient repéré ses mouvements dans le bureau de Feniel. Elle avait trouvé ça étrange, sur le moment, mais leur réaction de défense avait été si vive qu'elle en avait oublié de se poser à nouveau la question ensuite. Elle tâta différentes parties de son corps dans l'espoir de voir où le dispositif était dissimulé.
"Oh voyons", s'exclama Mélusine d'un ton indigné qui était parfaitement scandaleux au vu des circonstances, "j'évite tout de même dans la mesure du possible de découper mes amies pour la vie, tu sais… Pour être exacte, on t'a fait manger une nanomachine de suivi lors des premiers repas ici. On aurait fini par te le dire, la plupart d'entre nous ici en ont une par choix, c'est juste pour savoir où on se trouve si jamais on était en difficulté, ou quelque chose du genre… On le fait juste discrètement au début pour éviter les traîtrises." Elle ne pouvait s'empêcher de penser que dans cet univers sordide, ça faisait un peu sens, mais elle se sentait tout de même trahie. Encore. Elle revoyait le visage chaleureux de Sera qui lui servait son premier repas. Dans quel délice avait-elle implémenté cette épice si particulière ? Elle se demanda aussi si Clo était au courant. Elle tenta de chasser ces pensées en s'intéressant à ce que faisait Mélusine.
" Et donc, qu'est ce que tu nous prépares, encore, comme mauvais coup ?" Interrogea-t-elle.
"Je m'intéresse à ce que tu nous as demandé, figure toi !" fanfaronna la fée sans interrompre la course frénétique de son poignet sur le papier numérique. Il était vrai que le plan qu'Ethel avait dessiné était un peu général, et impliquait un véritable monceau de connaissances qu'elle était loin de posséder. Étant donné la teneur de ses compétences, elle ne pouvait que supposer que Mélusine était en train de travailler sur la composition des liquides des cuves de conservation des fées.
"Bon, tu vois, ce qu'il faudrait, c'est un liquide qui puisse passer tous les tests visuels sans encombre, mais qui ne nous endorme pas vraiment. Sinon, ça va être compliqué de sauter à la gorge du sieur Feniel avec efficacité… Et il faudra aussi trouver un système pour respirer correctement. Je pense qu'habituellement, il n'y a pas ce besoin parce que le liquide emplit les poumons et crée une sorte de stase. D'ailleurs, c'est marrant, je me demande comment ils font pour qu'il n'y ait pas un dégobillage dégueulasse à l'ouverture de la boîte… Avoue que ça serait pas top pour l'image féérique !" Mélusine se marrait. Quand elle était plongée comme ça dans une recherche, il semblait à Ethel que sa personnalité trouvait une forme d'équilibre. Elle ne retrouvait pas dans sa façon de parler ni la fée excentrique et mièvre, ni la femme bourrue aux manières brusques. Elle n'en avait évidemment aucune preuve, mais elle avait à cet instant l'intime conviction que c'était à ça qu'aurait dû ressembler Mélusine si elle l'avait rencontrée avant qu'elle ne soit abîmée par la Fairy. Intriguée par cette nouvelle personne qui se dessinait sous ses yeux, elle s'approcha de son oeuvre.
Bon. Évidemment, le papier était littéralement recouverte de hiéroglyphes à ses yeux. Après tout, elle n'avait pour le moment reçu aucune étude supérieure… Ce qu'elle savait, elle le tenait des injections primaires, ou elle l'avait appris à l'ancienne, en observant le monde autour d'elle. Du coup, les équations chimiques, ça n'était pas trop pour elle. Allongée à plat ventre aux côtés de la fée, elle hocha tout de même la tête histoire de l'encourager. Elle commença à le regretter lorsque celle-ci, les yeux illuminés de tant de curiosité scientifique, entreprit de lui expliquer tous les tenants et aboutissants de ses futures expérimentations. Elle se contenta de ronchonner en affirmant que cette fois-ci, c'était hors de questions qu'elle soit l'objet de ses expérimentations. Pourtant, elle savait bien que ça risquait fort d'être le cas…
Au bout d'un moment, les fées à qui la constitution n'avait pas une étrange capacité à évacuer magiquement les gueules de bois finirent par débarquer dans l'espace commun. Masami arriva la première. Ses cheveux un peu moins bien coiffés que d'habitude -et c'était un exploit pour une fée - témoignaient seuls de la nuit agitée qu'elle avait passé. Mais vu sa tronche, si elle avait été encore humaine, il y avait fort à parier qu'elle aurait eu des valises sous les yeux et le maquillage en bas des joues façon panda. Elle garda toutefois contenance, et hocha la tête avec satisfaction en voyant que Mélusine s'était déjà mise au travail.
"Bon, maintenant qu'on est à peu près sobres, tu vas me réexpliquer clairement ton plan, et je vais m'occuper de faire en sorte qu'il soit moins bancal", lança Masami à qui le concept de tact semblait résolument étranger. Elle n'avait pas complètement tort, cependant. Ethel savait bien qu'à peu près la totalité des points clefs de son plan demeuraient irrésolus.
"On va prendre notre temps", précisa-t-elle. " De toute façon, il n'y a pas le feu au lac : ça fait des années qu'on vit comme ça, on peut continuer un peu le temps de mettre les choses au point de façon clean", complèta-t-elle posément. Ethel faillit protester. Elle avait en elle un sentiment d'urgence quant à l'idée d'intervenir. Mais comme elle n'avait aucun argument rationnel qui abondait dans son sens, elle ne put qu'acquiescer à contrecoeur. Il y avait de toute façon une petite chance qu'elle dise cela juste parce qu'elle avait la flemme de s'y mettre tout de suite, si elle en jugeait par sa posture. Masami venait de s'écrouler proprement sur une couette étalée devant le feu et de fermer les yeux.
"Je médite", se justifia-t-elle devant les questionnements silencieux d'Ethel.
"Pas à moi", fit en riant Sera qui débarqua à ce moment là. "Tu es peut-être attachée à ta culture d'origine, mais je suis à peu près sûre que tu n'as jamais adhéré au zen, même dans le plus profond de tes souvenirs oubliés." Masami émit un petit grognement qui en disait long. Sera, qui avait l'air un peu plus réveillée qu'elle, se mit aussitôt aux fourneaux.
"Il y a une recette contre la gueule de bois qui vient de me revenir, je vais essayer de l'adapter ! Qui eut cru qu'une bonne gueule de bois pouvait lever des verrous mémoriels, hein ? Ça me fait un souvenir de plus à ajouter à ma maigre collection", acheva-t-elle comme pour elle même. Maintenant qu'elle y pensait, Sera avait l'air d'être passée maîtresse dans l'art de faire parler les gens, mais elle même révélait peu de sa personne, même si elle était quelqu'un d'extrêmement chaleureux. Elle lui rappelait un peu Anna. A l'époque -ça n'était pas il y a si longtemps, mais elle avait l'impression que ça faisait des années - elle ne l'avait pas remarqué. En prétendant se méfier du monde entier, elle réalisait qu'elle avait surtout passé son temps à se regarder le nombril et elle n'en était pas très fière. Elle ne lui posa pas de questions pour autant. Avec les fées et leur souvenirs, il fallait souvent marcher sur des oeufs de lump pour ne pas déclencher de catastrophe émotionnelle. Sacha, contre toute attente, arriva les bras chargés de pièces de métal en tout genre qu'elle lâcha d'un bloc sur le sol.
" Voilà. Plus qu'à tailler tout ça… Tu es sûre, à 100%, qu'il n'y avait aucun mécanisme de défense automatique dans le bureau de Feniel et qu'il était désarmé ?" Ethel en était sûre. Elle avait passé des heures et des heures à scruter ce bureau de fond en comble, il fallait dire…
Clo arriva la dernière. Elle semblait peiner à décoller les paupières, et son vol habituellement si gracieux faillit se terminer en un magistral plat sur le sol glacé. Sa seule vue fit sourire Ethel. Son seul sourire fit râler Clo. Il y avait là comme un goût d'habitude en cours d'éclosion qui n'était somme toute pas si désagréable. Elle se dirigea en zigzaguant vers la boîte d'allumette la plus proche, s'enroula dans un tissu moelleux, et se laissa tomber dessus. Elle leva des yeux qu'on pouvait à peine apercevoir vers Sera, de l'air de celle qui se demande si la personne en face d'elle ne pourrait pas magiquement faire quelque chose à sa situation. Coup de bol pour elle, ladite Sera pratiquait une forme de magie très particulière appelée "cuisine". Elle lui tendit un dé à coudre rempli d'un liquide fumant tout en lui adressant un clin d'oeil. Clo pris les deux, et avala goulument le contenu du récipient. Ou plutôt, elle commença avant de se mettre à tousser comme une perdue, le rose aux joues.
"Ça, c'est le gingembre", affirma laconiquement Sera, avant d'ajouter, sans pitié : "et tu bois tout !" Entre cette scène presque familiale, Mélusine en train de faire ses calculs de savante folle et Sacha qui avait l'air prête à monter une artillerie à elle toute seule, Ethel ne savait plus si elle se trouvait dans une famille ou dans un commando armé. En fait, on aurait dit un exotique mélange des deux. Les jours, puis les semaines suivantes s'écoulèrent sur un ton similaire. Comme l'avait préconisé Masami, elles prirent leur temps. Un temps partagé entre préparation studieuse, crises de nerfs quand tout ne roulait pas comme elles l'auraient voulu, et moments de relâchement à base de musique, de bagarres, parfois, de réconciliations et de courses aériennes. Une idée lancée par Ethel. Ça coutait du carburant, mais ça ramenait un peu plus de vie. Et la vie coutait plus cher que le carburant, par ici. C'est à la fin de la première semaine de leur préparation qu'Ethel commença à tenir un carnet.
Un carnet. Même le mot lui paraissait surréaliste. Elle avait trouvé le petit objet dans un bric à brac au fond du village et s'était étranglée devant la valeur inestimable de l'ouvrage de papier. Et dire qu'il y a longtemps, on faisait une tonne de ces trucs fabriqués en arbre. En arbre ! Autant faire des écrans en rubis, tant qu'on y était ! Elle avait d'abord signalé sa découverte avec un certain affolement, mais les autres fées étaient restées de marbre. Un carnet, et ? En papier, certes ? Ethel avait alors réalisé la vacuité de la valeur d'un tel objet, ici. Sur le ton de la blague, Masami lui avait enjoint d'écrire dessus. Une plaisanterie, qu'elle avait pris comme telle pendant un temps. Et puis finalement, pourquoi pas ? Si elle pouvait se payer un luxe, après tout, c'était bien celui là. Elle avait fait une pause dans les préparatifs de planification -de toute façon, soyons franches, elle n'était pas la plus utile de la bande côté préparation - et s'était fabriqué un stylo à l'ancienne, à partir d'un morceau de métal plié, d'un tube de plastique et de pigments broyés avec un peu d'eau. Avec l'aide de Mélusine, elles étaient parvenues à fabriquer un stylo qui tenait la route. Avec ça entre les mains Ethel se sentait une âme de muséographe.
Elle s'était isolée pour rédiger la première page du minuscule carnet qui faisait pour elle comme un gros livre. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle sentait que ce geste de poser l'encre sur le papier, ce geste primaire, était chargé d'une solennité mêlée de sensualité qui ne se partageait pas tout de suite. Elle posa le bout de son crayon improvisé sur l'ouvrage en retenant son souffle. La première marque fut la plus difficile. La plus ratée, aussi. Elle avait bien sûr appris l'écriture manuscrite, sur écran, mais elle l'avait si peu utilisée… La texture du papier donnait à ses pattes de mouche une tout autre dimension qu'elle apprécia grandement. Comme une enfant qui apprend à marcher avec fierté, elle raconta la journée écoulée, puis toutes les autres suivantes. Jour après jour, pas tous les jours, tout de même, pour ne pas trop gâcher, elle prenait ce petit plaisir coupable de s'isoler pour confier au papier les éléments importants de la journée. Le carnet devenait sa mémoire, son confident, son dévidoir. Existait-il des carnets semblables, emplis de la mémoire de ses compagnes d'infortune, quelque part dans le monde ? C'était peu probable. Cette mémoire là, au moins, resterait quelque part. Enfin, s'il ne terminait pas dans un incinérateur de la Fairy dans le cas où Feniel les attraperait, acheva son cerveau parfois un poil trop rationnel.