Chapitre 14 : Carnet de route

Notes de l’auteur : Une forme un peu différente, pour marquer l'écoulement du temps, j'espère que ça vous plaira :)

3 décembre 2093 - village des fées cassées

Mélusine a pété un câble aujourd'hui. Enfin, je veux dire, plus que d'habitude, quoi. Elle n'arrive pas à trouver une formule de produit pour la cuve qui ne nous tuerait pas au passage, je crois. C'est vrai que c'est un dommage collatéral regrettable. J'ai surtout passé mon temps à aider Sacha, jusqu'ici. Tailler des morceaux de métal pour les rendre dangereux et pointus, ça a l'air d'être un genre de passion, chez elle. Au moins, quand elle est occupée à faire ça, on ne se saute pas à la gorge, ce qui avait l'air de faire du souci à Clo.

6 décembre 2093 - village des fées cassées, encore (comme je ne peux pas tellement trimballer ce carnet, je vais écrire seulement au village, du coup je ne suis peut-être pas obligée de le renoter à chaque fois. C'est un peu con. Et je suis en train de gâcher du papier pour écrire ça… C'est à la fois jouissif et un peu triste. STOP)

Ça y est ! Masami a trouvé un début de piste pour les caméras de sécurité. Cette fois, si on nous voit faire, ça ne sera pas comme d'habitude, donc il faudra qu'on soit sûres de notre coup. Je pense qu'elle a dû recevoir une injection d'électronicienne de base, autrefois. Ça se voit qu'elle procède à partir de bribes de souvenirs, en tâtonnant dans une direction qu'elle pressent comme la bonne.

8 décembre 2093

Démotivation générale au village. On a des débuts de solution, mais ça stagne. La sécurité de la Fairy n'est pas si pourrie que ça, finalement… C'est juste que jusqu'à maintenant, on devait être considérées comme des nuisances mineures. Tout ça va changer bientôt. Enfin, j'espère. Aujourd'hui, c'était plutôt journée déprime-musique-bouffe. Même Masami avait l'air de ne pas trop savoir quoi faire. Son job dans tout ça, c'est de millimétrer notre parcours d'opérations, et tout n'arrête pas de changer en fonction des différentes solutions envisagées, alors même avec son flegme légendaire, elle commence à saturer. Au moment où j'écris, elle est étalée sur sa couette préférée et écoute Sera raconter une de ses nombreuses histoires. Ça la rend plus humaine, je trouve… Enfin, façon de parler quoi.

11 décembre 2093

Nous sommes parties en mission à l'extérieur, aujourd'hui. Enfin, à l'extérieur du village. Ça faisait un petit moment qu'on restait cloîtrées, ça m'a fait du bien de me dérouiller un peu les ailes, je dois dire. J'ai guidé tout le monde vers mon passage qui donne au dessus du bureau. Je pense que ça a rassuré celles qui doutaient encore un peu, et je me sens soulagée. Sacha va enfin pouvoir péter un coup. Mais le but était surtout de vérifier quels dispositifs de sécurité sont en place là-bas, histoire de voir comment les neutraliser au besoin. Selon Masami, je suis un poil trop naïve et il doit forcément y avoir quelque chose. On a scruté un moment, Mélusine et elle ont sorti tout le barda à leur disposition pour vérifier ça, mais rien. Incroyable. Le bastion le mieux gardé de la Fairy Factory est juste un bureau en boiseries. En même temps, je suppose qu'il se pense déjà hyperprotégé, vu que l'endroit est tout simplement au coeur de l'usine et de tous ses dispositifs de sécurité… Ça lui fera les pieds, tiens. C'était la première fois que je participais à une mission non foirée, et je dois dire que la coordination de mes camarades est assez impressionnante quand on les voit en action. Sacha et moi, on est restées en sentinelles près de l'entrée de la porte pendant que les autres l'exploraient de fond en comble. On n'avait aucune idée de quand le grand manitou en blouse pouvait revenir. À ma grande surprise, notre grosse dure m'a parlé un peu de son passé. Enfin, du peu dont elle se souvient.

Tous ses souvenirs la raccrochent à son patronyme, Sacha. C'est pour ça qu'elle a bataillé pour le garder, malgré la tentation d'adopter son nom de série, celui qui était gravé sur sa peau. D'ailleurs, j'ai vu qu'elle avait poncé cette partie, je ne sais pas trop comment, pour l'effacer totalement. Je ne lui ai pas dit que je savais que c'était "Aïcha". Elle l'aurait surement terriblement mal pris. En gros, elle se souvient que c'est quelqu'un d'important, qui lui a donné ce nom, Sacha. Quelqu'un qu'elle n'était pas sensée oublier, mais qu'on lui a fait oublier tout de même. Si j'avais été Clo, je l'aurais sans doute prise dans mes bras, à ce moment là. Mais je ne suis pas Clo, et elle est Sacha. Je tiens encore au peu d'intégrité physique qu'il me reste. J'ai aussi découvert qu'elle vient du même quartier que moi. Pas si étonnant, quand on y pense. Je suppose que ce type de rafles doit être régulière dans le coin. Ca grouille de moins que rien sans famille, après tout. Idéal, quand on ne veut pas trop que quelqu'un se mette à fouiner sur le pourquoi d'une disparition. Pourtant, quelque chose me dit que quelqu'un doit chercher Sacha, là, dehors. Pour s'occuper, on a énuméré tous nos restaurants préférés du quartier rouge. C'est dingue, comme le goût est l'un des derniers trucs qui nous est resté, à tous. Sacha ne se souvient de presque rien, mais elle a été capable de me décrire dans le détail le croustillant des oignons frits sur les nouilles de la rue d'Entrain. Des souvenirs savoureux, gravés sur la mémoire corporelle primaire des papilles…

12 décembre 2093

Fées : 1. Caméras de sécurité : 0. Si je suis complètement honnête, je dois admettre qu'on serait plutôt sur du 784 à 783… Après de longs jours de tentatives plus ou moins loufoques et désespérées, Masami et Sacha ont fini par retrouver dans les résidus de compétences passées suffisamment de ressources pour trouver une solution. On a testé ça sur la caméra d'une salle un peu désaffectée. Plus qu'à espérer que nos diverses tentatives seront restées inaperçues, mais j'ai bon espoir. La bidouille est un peu osée, mais ça devrait faire l'affaire. Elles ont réussi à mettre au point une sorte de dérivation du système électronique qui permet de dupliquer le champ d'une caméra sur une autre. Ensuite, elles ont inversé la symétrie de l'image, pour que ça ne fasse pas trop louche. En gros, il faudra juste réussir à rester dans l'angle mort de cette caméra le temps de faire le transfert, mais ça devrait être possible. Ensuite, toutes les opérations qu'on aura à faire se situeront hors champ. Masami a rigoureusement étudié le plan sur cette question. Drôle de fée, Masami… Elle se montre si sérieuse la plupart du temps, mais elle est capable de se laisser aller avec un grand naturel à certains moments… Tout à l'heure, alors qu'elle faisait les derniers réglages sur la caméra, elle avait trois écrous à la main. Elle s'est brusquement interrompue, s'est mise debout sur un pied, et a jonglé avec les trois pièces de métal comme si c'était la chose la plus logique à faire sur le moment. A aucun moment elle n'a perdu son petit air sérieux. J'étais là, un peu estomaquée, et soudain, elle s'est interrompue et a éclaté de rire devant ma tronche ébahie. Et là, elle s'est mise à me raconter ce dont elle se souvenait de sa famille, au Japon. Même avec les transports hyper rapides d'aujourd'hui, ça reste loin, le Japon. J'aurais aimé y aller, un jour. J'aimerais, pardon. En plus, il paraît que c'est un des rares endroits où la ville ne s'est pas complètement étendue sur l'eau : du coup, il reste de la mer entre le continent et l'île. Ça doit être étrange, d'habiter un "pays" à part entière, et pas seulement une ville. Mais le plus dur à imaginer, dans tout ça, c'est ce à quoi devait ressembler Masami, avant. Elle est née dans une famille japonaise de circassiens. Elle m'a raconté que quand elle était gamine, elle faisait du trapèze. Elle avait de longs cheveux lisses et noirs, des yeux en amande, d'un noir profond, eux aussi. C'était étonnant comme elle en est venue à parler de son physique, comme si elle décrivait une inconnue rencontrée dans la rue. Tellement à l'opposée de la blonde caucasienne aux cheveux striés de rose et aux taches de rousseur multiples que j'avais sous les yeux. Elle m'a expliqué qu'à l'époque où elle était arrivée ici, la Fairy n'avait pas encore commencé à développer des modèles de fée possédant des traits asiatiques. Même "Aïcha"est ridiculement blanche, maintenant que j'y pense. Peut-être encore plus que les autres, son identité a été rabotée à grands coups de lames. Enfin, de toute façon, je ne suis pas sûre qu'ils prennent vraiment en compte les origines ethniques. A mon avis, ils ont juste besoin de corps à modeler. Je me demande si certaines d'entre nous étaient des hommes, tiens ? Ou est-ce que ça serait trop complexe au niveau des organes internes ? Elle ne m'a pas raconté comment elle était arrivée dans ce quartier du monde. Je ne sais pas si elle ne s'en souvient pas, ou si c'est juste une partie de sa vie dont elle a moins envie de se souvenir. A un moment, ça a été comme si elle fermait le robinet de son histoire et de ses émotions. Elle s'est remise au travail comme si de rien n'était.

17 décembre 2093

Frustration, frustration, frustration. On y est presque, et pourtant tout stagne. Je ne tiens plus, ici, et je fais subir ma mauvaise humeur à tout le monde.

18 décembre 2093

Clo, toujours elle. Elle est sans cesse sur mon chemin quand elle perçoit la moindre pointe de négativité en moi. Du coup, elle est souvent sur mon chemin. Aujourd'hui, elle a décidé qu'on ne croupirait pas au village, pour une fois. Elle n'a pas invité les autres. Elle m'a entraînée par la main sans dire un mot. Je savais parfaitement où elle m'emmenait. La salle de l'envol. Elle a déplié un grand morceau de tissu moelleux, en plein dans la tache de soleil, s'est assise, et a tapoté le sol à côté d'elle en souriant. Je me suis assise, et c'est sans un mot que nous nous sommes allongées au soleil. Elle n'avait pas lâché ma main. J'ai souri un peu bêtement. J'espère qu'elle ne l'a pas remarqué.

21 décembre 2093

Nous ne finirons peut-être pas désintégrées par le liquide créé par Mélusine ! Elle a fini par arriver à un mélange qui semble la satisfaire. Heureusement, parce qu'on commençait à arriver à court de pièces de bric et de broc à balancer dans ses créations. Elles en ressortaient rarement, pour ne pas dire jamais entières… Ce matin, elle a surgi tout sourire de sa tanière. Son corps exsudait des fumées étranges, même si je n'ai pas vraiment osé lui demander pourquoi. J'avais le malheur d'être la seule présente à ce moment là, alors elle m'a tractée jusqu'à son labo avec un enthousiasme débordant. Dans un grand verre, un liquide semi transparent, en apparence parfaitement semblable à celui que j'avais pu apercevoir dans les caissons de stockage, reposait paisiblement. C'est là qu'elle m'a suppliée avec beauuuucoup trop de passion de plonger ma main dedans. Et puis quoi encore. Évidemment, dix secondes plus tard, après qu'elle ait insisté avec un débit de paroles absolument surhumain, j'ai obtempéré. Au moment où elle a commencé à observer ce qui se passait, j'ai vu son masque tomber, un peu comme l'autre jour. C'est vraiment une expérience étrange, de voir Mélusine qui te parle de façon… Ben, normale, quoi. Quoique, la notion de norme, ici… Pendant un instant étrange, comme suspendu, elle m'a regardé dans les yeux. J'avais l'impression de pouvoir voir à travers le voile qu'on lui a jeté sur la conscience, à cet instant. Elle m'a dit un truc comme : "Tu sais… Dans la vraie vie, je m'appelais déjà Mélusine. C'est marrant, comme coïncidence, non ? A la base, c'est pour ça que j'ai choisi de garder mon nom de série. Pas pour faire "fée." C'était bizarre, de voir Mélusine triste. Et en même temps, elle m'a parue plus "vraie" que jamais. Je n'arrive pas à décolérer, qu'on puisse faire ça à quelqu'un. Elle m'a dit qu'elle ne se rappelait strictement rien de son passé, si ce n'est son nom. On a parlé comme ça, tranquillement, quelques minutes. Et puis, brusquement, elle m'a dit avec un grand sourire qu'elle ne savait pas trop si ma main allait rester bleue définitivement ou non à cause du liquide dans lequel elle était en train de tremper. Je l'ai évidemment enlevée brusquement, et elle a éclaté de rire. Retombée dans les brumes de sa personnalité implantée ? Ou humour très personnel ? Difficile, de distinguer l'un de l'autre, chez cette personne intriguante…

24 décembre 2093

Tout est prêt. On a "pris notre temps", comme dirait Masami, mais on est putain de prêtes. J'ai du mal à croire que mon plan va pouvoir être mis à exécution après tout ce temps. D'une idée bancales, les autres ont fait un truc qui tient la route. Demain, on passe à l'attaque. Tout le monde est en train de préparer ses affaires, au cas où ça marcherait. Je devrais dire "pour quand ça aura marché", je suppose, mais il flotte quand même comme un parfum d'appréhension, aujourd'hui. Demain, ça sera Noël. Le jour où, comme tous les ans, Feniel procède à la plus grosse vérification d'échantillons de fées, cloîtré dans son bureau. Je suppose qu'il n'a pas de famille, pour faire ça, mais ça n'est pas forcément très étonnant, vu le bonhomme. Demain. En attendant, je crois que je vais rejoindre un peu les autres histoire de savourer le repas spécial préparé par Sera et refaire le monde d'après. Je vais laisser ce carnet ici, et il y a de bonnes chances qu'il y reste. Mémoire de fées, sombres secrets de la Fairy Factory, enfouis au cœur même de ses entrailles. Ça sonne pas mal, comme titre ?

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Poppy Bernard
Posté le 04/04/2022
Hey ! Toujours aussi agréable de lire leur quotidien (encore plus quand il est sur le point d'exploser), et surtout d'en apprendre davantage sur leur passé. Ça ne m'étonne pas non plus que Sacha et Ethel aient les mêmes origines, elles se ressemblent dans le fond :) À bientôt pout la suite !
Marlène Goos
Posté le 18/04/2022
héhé, oui ce sont deux personnages assez similaires au final, contente que tu l'aies remarqué !
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