Chapitre 13 : Sacrifices

- Alors, qu'est-ce ça donne ? demanda Belan.

Nouveau conseil. Même atmosphère lourde. Teflan se sentit bien seul sous les regards accusateurs de ceux qui étaient censés être ses amis.

- Le prince Catharg est encore plus difficile à raisonner que son père, annonça Teflan. Il refuse et mes tentatives de persuasion n'y changent rien. J'ai tout essayé. Les cadeaux, les menaces, la séduction, rien ne fonctionne. Plus têtu qu'une mule !

Harlan secoua la tête en levant les yeux au ciel. Plus rien n’allait entre les deux anciens amants. Harlan ne lui pardonnait pas de s’être de nouveau tourné vers la gente féminine. La troisième victime du sacrifice hantant ses nuits, Teflan avait perdu toute capacité à bander devant Harlan. Il avait essayé avec d’autres hommes. En vain.

Harlan l’avait surpris en plein fellation avec une servante du palais. Il ne lui avait pas pardonné ce qu’il avait considéré comme une trahison. Pourtant, s’il avait été attentif, il aurait constaté qu’il ne se passait rien, malgré les talents indéniables de la charmante.

Ainsi, et malgré les lunes passant, Teflan se retrouvait forcé à la chasteté. Était-ce le stress causé par les problèmes diplomatiques ? Ou bien Teflan se noyait-il dans le travail pour oublier ses problèmes érectiles ? Teflan ne savait plus très bien où étaient la cause et la conséquence.

- Et Madame Turcoin ? lança Arvel.

- Inutile d'y penser, elle refuse de nous rencontrer, de nous parler et même de lire nos messages, répondit Teflan. Du coup, la moitié des nobles du pays refusent également de discuter avec nous. Je suis obligé de tout faire faire à l'empereur. Par conséquent, il commence à se croire important et à demander de plus en plus de liberté d'action. Il se permet de signer des traités et de ratifier des lois sans même m'en parler. Nous perdons rapidement nos alliés. Ça devient grave.

- Nous avons encore de la réserve mais les caisses se vident doucement, annonça Arvel. Anthony a réussi à lancer avec succès un commerce de laine et Maxime d'armes, mais cela ne suffira pas. Les esclaves permettaient à notre empire de tenir. Nous allons devoir taxer nos habitants, si cela continue.

- Jamais ! s'exclama Vincent. Nous avons crée cet empire pour lutter contre ce genre d'injustice. Nous avons tous subi les mauvais traitements d'un gouvernement imposant ses sujets. Si nous avons pris le pouvoir, c'est pour changer les choses. C'est à nous de régler ce problème, pas au peuple !

- Les attaques et les vols sont de plus en plus courants, annonça Harlan, qui s'occupait de la défense du territoire. Les réductions budgétaires ont grandement réduit nos marges de manœuvre et les gens se plaignent de plus en plus. Les doléances concernant ce sujet ont explosé ces derniers temps. La population demande notre protection et elle a raison de le faire. Il devient urgent de réagir.

- Teflan, lança Belan, soit sincère, pour une fois. Mets ton orgueil de côté et réponds-moi : seras-tu capable de remonter la barre ?

- Non, je ne le pense pas, avoua Teflan. Tout s'échappe. C'est comme si j'essayais d'attraper de l'eau avec une épuisette.

- Cette affaire n'a pas fini de nous suivre, cingla Vincent. Que proposez-vous ?

Harlan lança un ricanement mauvais à destination de Teflan. Tout le monde l’ignora.

- Un petit sacrifice, lança Maxime. On demande à Chaak de nous redonner la confiance de Madame Turcoin.

Teflan baissa les yeux. Il détestait ces pratiques. Nulle n’y prit garde. Tous ici connaissaient son dégoût pour cette manière d’agir.

- Avec quels produits ? gronda Belan. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous sommes à sec. Nous avons beau avoir été réhabilités, les herboristes refusent toujours de nous vendre leurs produits.

- Il y a une rumeur parmi les prostituées, indiqua Maxime.

- S’il les putes disent quelque chose, tu es sûrement le premier au courant, s’amusa Vincent.

Maxime lui répondit d’un regard narquois puis poursuivit :

- Il semblerait qu’une nouvelle herboristerie se soit ouverte en ville. La tenancière serait très ouverte d’esprit et ouvrirait ses portes à n’importe qui. Je pourrais aller y faire un tour.

- On peut toujours rêver, répliqua Vincent. Enfin… vas-y. Prends une pièce d’or et dévalise la boutique !

Maxime revint un peu plus tard. Il posa sur la table un unique petit flacon. Gröth s’en saisit et renifla son contenu avant d’en renverser une goutte sur son doigt.

- Huile de millepertuis, annonça-t-il inutilement, l’odeur caractéristique ayant envahi la salle, donnant la nausée à Teflan. Qualité supérieure. Merveilleux. Où est le reste ?

- Je n'ai pris que ça, leur apprit Maxime.

- Pourquoi ? demanda Belan.

- Parce que je n'avais pas assez pour en acheter davantage, grinça Maxime.

- Tu as croisé un voleur ? lança Teflan en souriant.

- Non, le flacon m'a coûté une pièce d'or, annonça Maxime.

- C'est une blague ! s'exclama Harlan.

Le visage de Maxime exprimait tout, sauf de l'humour.

- Que s'est-il passé ? demanda Teflan.

- La patronne fait varier les prix en fonction du client. J’ai fait ma petite enquête : elle fait payer une misère aux prêtres de la mort et aux prostituées, fait payer un prix normal aux prêtres d'Artouf, un prix élevé aux riches désirant des plantes peu recommandables, et une fortune à nous autres conseillers. Elle m'a annoncé être une amie de Thomas Merlin.

- Même prostré, ce minable arrive à nous faire du tort ! s'écria Gröth. Mais, ce n'est pas possible ! Quand arrêtera-t-il de nous faire chier ? Merde ! J'en ai marre. Qu'il crève, ce connard !

- Gröth, calme-toi, intervint Teflan. Parler de la sorte ne nous aidera pas.

- Nous devons trouver une solution, dit Vincent.

- Oh ! Merci ! s'exclama Belan. Nous avions besoin de toi pour nous en rendre compte. Ta participation est très utile ! Tu en as d'autres dans le même genre ?

Vincent lança un regard noir vers Belan et répliqua :

- Mais dis-moi, les refus de la comtesse te blessent à ce point ? Tu ne serais pas amoureux, par hasard ? À moins que tes performances au lit ne soient plus au top et que ça soit la raison de ton amertume ?

- Va te faire foutre, cria Belan en se levant, espèce de…

- Mes amis, s'il vous plaît, intervint Teflan.

Il posa la main sur le bras de Belan, l'amenant à se rasseoir. Les deux hommes se lancèrent des regards furieux mais conservèrent le silence.

- C'est en restant unis que nous parviendrons à quelque chose, pas en nous tirant dans les pattes, continua Teflan. Nous avons tous des problèmes. Aucun de nous n'arrive réellement à quelque chose et je ne suis pas certain que les rituels puissent nous aider. Nous avons déjà essayé et ça n'a pas été une franche réussite.

- Normal, répliqua Harlan, nous n'avions pas le matériel adéquat pour un rituel de grande envergure. Nous sommes surveillés et enlever des êtres humains devient difficile. D'autant qu'avec la fin des livraisons d'esclaves, c'est devenu vraiment difficile.

Les autres hochèrent la tête.

- Si cette herboriste fait vraiment des prix en fonction de la tête du client, il nous suffit d'envoyer nos serviteurs faire les achats, annonça Teflan.

- Tu penses bien ne pas être le seul à y avoir songé ! répliqua Maxime. D'autres ont essayé.

- Et ? demanda Teflan.

- La petite herboriste est maline ! Elle sait non seulement reconnaître les plantes, mais en plus, elle connaît leurs actions. Lorsque je lui ai demandé de l'huile de millepertuis, elle a immédiatement parlé d'un sacrifice, expliqua Maxime, en me précisant que le résultat serait conforme à nos attentes.

Les conseillers sursautèrent.

- Puis, elle a sorti une caisse de sous son comptoir, en me précisant que le contenu nous était réservé. Il contenait tout ce dont nous pourrions avoir besoin. Une pépite. Elle en veut dix pièces d’or.

L’assemblée frémit. Cette herboriste était-elle vraiment en mesure de reconnaître les ingrédients utiles à leurs sacrifices ?

- Elle m’a même proposé de répondre à nos besoins. Il suffit de transmettre et elle fait.

- À condition de payer une fortune, comprit Vincent. Elle s’en fout de ce qu’on en fait mais compte bien s’enrichir sur notre dos.

Ils grimacèrent de concert. L’argent manquait un peu ces derniers temps et elle pratiquait des prix vraiment élevés.

- Résumons, dit Teflan. Nous avons plusieurs problèmes. Le principal : le commerce d'esclaves. Pour cela, nous devons réobtenir les faveurs de Madame Turcoin. Second problème : Thomas Merlin, qui serait mieux mort que vivant, vous en conviendrez. Troisième problème : la patronne de l'herboristerie. Si nous parvenions à entrer dans ses petits papiers, elle nous vendrait tout à moindre prix. Nous devons nous concentrer là-dessus. Laissons l'empereur régler les problèmes de l'empire pendant un temps et concentrons-nous sur notre avenir. Le peuple attendra. L'empereur ne s'en sort pas trop mal. Nous n'avons pas choisi un tocard complet. Lorsque nous aurons repris de l'assurance, nous n'aurons aucune difficulté à ramener l'empereur sous notre botte. Cela vous convient ?

Tous hochèrent la tête.

Une lune plus tard, le conseil était de nouveau réuni.

- Arvel et moi avons demandé ce conseil, lança Vincent. Arvel, commence, s'il te plaît.

- Comme vous le savez, je me suis occupé de surveiller le prêtre Merlin. Sachez qu'il est sorti de sa torpeur. On l'a vu à de nombreuses reprises se promener en ville. Il semblerait qu'une femme soit à l'origine de ce changement d'humeur. Sur la femme, impossible de savoir quoi que ce soit. Les deux tourtereaux n'ont pas lambiné. Ils se marient le jour de la fête des blés.

- Une très bonne nouvelle, dit Vincent. Il nous offre un moyen de pression sur lui de toute beauté. Cette femme va vite apprendre à nous connaître.

Les autres sourirent.

- Arvel, quelque chose à ajouter ? demanda Vincent.

- Je m'inviterai à leur noce et je vous ferai un rapport. Gröth peut peut-être m'accompagner ?

Gröth hocha la tête.

- Teflan, ça te dirait qu’on y aille, nous aussi ? proposa Harlan.

Teflan retint un haut le cœur. Assister à un mariage d’amour ? Très peu pour lui. Il lut dans les yeux de son compagnon de l’espoir, celui de renouer avec lui. Les regards de tous pesaient sur lui.

- Si tu veux, répondit Teflan en hochant la tête.

L’atmosphère s’allégea d’un coup. Teflan avait juste envie de pleurer. Son masque de diplomate lui permit de conserver sa dignité devant ses compagnons.

- De mon côté, poursuivit Vincent, je me suis occupé de l'herboriste. Ses clients sont plus qu'hétéroclites. Elle sert même Gudje, notre ami prêtre révoqué. Des prêtres d’Artouf côtoient également son établissement. Mais surtout, on dirait que ce chaud mois d'été est propice aux amours car la patronne aussi va se marier le jour de la fête des blés. Peut-être la pleine lune attire-t-elle tout le monde à s'épouser. Enfin, c'est classique de se marier à ce moment-là. Des dizaines sont pratiqués ce jour-là, alors… Bref, là aussi, elle nous offre le moyen de l'atteindre. Échanger son époux contre ses produits me semble satisfaisant. Je compte également m'inviter aux noces et vous faire un rapport. Anthony, Maxime et Belan, vous m'accompagnez.

Les trois hommes hochèrent la tête. Vincent clôtura le conseil et chacun se dirigea vers ses appartements.

 

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Harlan ne décrocha pas un mot de tout le trajet à pied vers le champ choisi par les époux. Les conseillers avaient choisi de s’y rendre à pied afin de ne pas attirer l’attention. Vêtus sobrement, ils ne souhaitaient pas déranger les noces mais s’y faufiler.

- Nous ne sommes pas habillés comme il faut, fit remarquer Harlan.

Teflan observa, les yeux écarquillés, le nombre impressionnant de robes noires de vénérateurs de Chaak, certains avec ceintures, d’autres pas. Plus incroyable : des robes blanches se mouvaient par endroit. Des guérisseurs d’Artouf ? Les uns et les autres s’évitaient poliment, avec courtoisie et respect.

- Tu t’es trompé ! s’exclama Harlan en lançant à Arvel un regard noir.

Arvel grogna en retour et les deux hommes commencèrent à se lancer des insultes au visage.

- C’est moi ou les invités de cette noce sont vraiment bizarres ? lança Gröth.

Harlan et Arvel cessèrent de se chamailler pour observer leur environnement, au plus grand soulagement de Teflan que l’attitude de ses compagnons agaçait.

- Que font-ils là ? s’énerva Teflan en désignant Belan, Anthony, Maxime et Vincent qui venaient vers eux, le front plissé. Vous vous êtes trompés ! C’est le mariage de Thomas Merlin !

- Nous sommes où nous sommes censés être, répliqua Maxime d’un ton sifflant. L’herboriste va se marier. Là-bas, ce sont ses clients.

Maxime leva la main vers les guérisseurs et les prostituées.

- Je t’avais dit qu’elle servait n’importe qui, rappela Maxime.

- Arvel s’est vraiment trompé ? s’exclama Teflan abasourdi.

Certes Arvel n’était pas le plus malin du groupe mais tout de même ! Se tromper de lieu ?

- Tous les résidents du temple citadin sont présents pour célébrer le mariage de leur ami ! répliqua Arvel, le poing serré de rage en désignant du menton la nuée de robes noires.

Teflan resta un instant muet puis pencha la tête.

- Ça veut dire que… ce connard de Merlin se marie avec l’herboriste ?

Ils se lancèrent des regards lourds.

- On fait quoi ? demanda Vincent.

Tous les regards se tournèrent vers Teflan. C’était lui, l’expert en diplomatie.

- La mariée arrive ! indiqua Anthony.

Teflan suivit le regard de son compagnon tandis que la musique enflait. Les invités s’étaient rangés afin de réaliser une haie d’honneur. La mariée apparut, sublime brune aux cheveux longs dans une robe entièrement noire, choix surprenant s’il était. À ses côtés, le haut prêtre Auguste l’amenait vers Merlin, en simple robe d’adepte, la ceinture de prêtre autour des hanches. Comment osait-il ? Il avait été révoqué pourtant ! Incroyable !

Teflan passa des uns aux autres, incrédule. La mariée avança, n’ayant d’yeux que pour son futur. Teflan contempla sa chevelure brune, sa poitrine ferme et rebondie, son ventre plat, ses hanches marquées, ses jambes fines. Petite, elle rayonnait malgré tout aux côtés de Merlin la surplombant de plus d’une tête.

Teflan ne put retenir la formidable érection qui le prit. Le souffle court, il l’observa avancer vers son promis et il fut incapable de retenir une larme. Il n’avait jamais imaginé la revoir et voilà qu’elle ressurgissait au pire moment : elle se mariait. Teflan recula, comme frappé par la foudre puis s’en retourna au palais sans un mot pour ses compagnons.

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