Chapitre 13 - Seule

Par Froglys

Il y avait une histoire. Bien connue des villages d’Anglefort. On racontait qu’autrefois, alors que les humains n’usaient encore que rarement de la magie, une jeune fille s’aventura dans un bosquet au milieu d’une forêt. Le garçon qui l’accompagnait la suivit, mais, pendant qu’elle s’amusait à se cacher derrière les arbres, elle disparut. Le jeune homme la chercha pendant plusieurs jours, mais elle restait introuvable. Jamais plus il ne la revit, et jamais plus l'on n’entendit parler d’elle.

 

~~

 

Autour de moi, je ne voyais que des arbres à perte de vue. Peu importe combien j’avançais, je ne trouvais aucune sortie, le monde restait sombre.

J’étais entrée dans une forêt peu dense en compagnie de Léoni, Thalion, Jegal et Kay. Après avoir marché une dizaine de minutes sous la fraîcheur des arbres, j’avais eu l’impression que l’ambiance se faisait plus lourde et les épicéas, plus nombreux. J’allais demander s’il ressentait la même chose à Léoni, mais un bruissement dans les buissons m’avait fait sursauter.

Après ça, je m’étais retrouvée seule, perdue dans ce parc. J’avais paniqué au début, les avait appelé, couru droit devant moi… mais rien. Aucune issue, seule et effrayée, j’avais pris la décision de m’asseoir pour réfléchir et me calmer.

Je ne savais pas quelle heure il était, mais nous avions pénétré en ces lieux aux alentours de quinze heures, puis j’avais tourné pendant près de trois quarts d’heure, donc je supposais qu’il devait me rester un peu plus de trois heures avant le coucher du soleil.

Assise ainsi depuis dix minutes, j’avais désormais l’esprit plus clair et une idée m’apparut. Je tâtais mes poches et trouvai le morceau de miroir brisé que m’avait donné mon frère quelques jours plus tôt. Je ne savais pas comment l’activer, mais j’avais du temps devant moi pour trouver. Après, sortir de cet endroit se révèlera beaucoup plus ardu.

Thalion avait utilisé ce miroir quelques jours auparavant, mais je n’avais pas eu l’occasion de voir comment il avait fait. Il avait parlé devant l’objet et, quelques minutes plus tard, Léoni et Jegal se trouvaient au pied de la forge.

— Léoni ? prononçai-je à haute voix.

Je ne reçus aucune réponse. Je n’apercevais rien non plus dans le miroir, hormis mon propre reflet. Une nouvelle trace d’herbe mélangée à de la terre s’étalait sur ma mâchoire et les mèches de cheveux qui dépassaient de ma coiffure collaient à ma peau. Je grimaçai à la vue de mes traits émaciés. Mon visage rond et joufflu d’antan avait disparu.

L'artefact toujours en mains, je testais d’autres mots ou actes qui auraient pu déclencher quelque chose. Malheureusement, tout s’avéra inutile. Je serrais fortement l’objet entre mes doigts en réfléchissant à un plan différent quand un message s’afficha à sa surface.

« Qui êtes-vous ? »

Surprise, je me dépêchai de répondre.

— Je suis perdue ! J’étais avec des amis, mais ils ont tous disparu.

Je fixais avec intensité la réponse qui tardait à venir. Une nouvelle inscription se présenta sur la paroi lisse.

« Je répète : qui êtes-vous ? Et comment êtes… »

Le dernier mot grésilla sur le miroir et le texte s’effaça. J’eus beau attendre, rien d’autre ne vint. Je répétais mes paroles et mes actions, mais l’objet magique semblait avoir cessé de fonctionner. Mes pensées s'emmelèrent à nouveau, provoquant une sensation lourde dans mon esprit. Je posais mes mains sur le sol pour essayer de gagner en stabilité et fermais les yeux. Je me concentrais sur le bruit environnant. Le bruissement des feuilles, les brindilles qui tombaient de leur branche, le vent qui passait près de mes oreilles. Un frisson me parcourut, l’air semblait plus frais depuis quelques instants. Je soulevai mes paupières et mes yeux rencontrèrent l’obscurité de la forêt. Une pénombre bien étrange pour le moment de la journée. Je regardais précipitamment autour de moi, mais tout me paraissait obscur.

Je grognai. Le miroir ne fonctionnait plus, la nuit tombait à seize heures de l’après-midi, j’étais seule, perdue et je commençais à avoir sérieusement froid.

— Fait chier ! criai-je avec frustration.

Un claquement dans l’air me coupa dans mon élan d’agressivité envers ce silence froid et sans vie. Un homme sortit de derrière les arbres. Un homme anormalement poilu.

— Fallon !

Il brossa sa chemise bleue faisant tomber des miettes de feuilles mortes. Sa fourrure comportait également des traces de terre.

— Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses te retrouver dans un tel endroit. Tu es vraiment douée.

Je lui lançai un regard noir.

— Je croyais que tu m’avais liée à un sort de localisation.

Il me fusilla du regard à son tour. Il m’avait l’air aigri.

— C’est pas faute d’avoir essayé, mais tu es dans une zone protégée. Comment as-tu atterri ici ?

Il commença à écrire quelque chose dans la terre. Sa question laissée en suspens par le simple fait que je la trouvais idiote me rappela que Fallon était un être inhabituel.

— Tu connais Sothos ?

Il cessa ses inscriptions dans le sol pour me regarder d’un air surpris.

— Le dieu de la vérité ? Bien sûr, tout le monde le connaît.

— Je l’ai rencontré il y a quelques jours au village. Il m’a donné une enveloppe et m’a dit que je saurais quand l’ouvrir.

Il attendait que je continue, mais je n’en fis rien. Au lieu de ça, je m’approchais de lui pour regarder son œuvre sur le sol. De nombreuses runes tracés à la main formaient des cercles dans la poussière. Je ne me doutais pas que Fallon possédait autant de connaissances en magie, mais cela ne m’étonnait pas. Il était lui-même un être à dimension magique.

— Tu sais où sont passés les autres ? Ceux qui m’accompagnaient.

— Ils te cherchent dans les bois, mais ils ne trouveront rien. Déjà, si nous on arrive à sortir d’ici, ce sera un vrai miracle, soupira-t-il. Garde ta lettre pour ton arrivée à la capitale.

J’acquiesçai sans ajouter un mot de plus et m’installai contre un arbre plus loin pour le laisser réfléchir.

Les minutes s’écoulèrent pendant lesquelles il ne semblait pas avoir trouvé de solution. Finalement, Fallon installa un feu de camp non loin de moi et je finis par m’endormir, bercée par le parfum des braises et la chaleur des flammes.

Mes yeux s’ouvrirent sur une forêt, mais ce n’était pas celle de Bolstrit, où je m’étais souvenue être encore prisonnière. La scène, différente, paraissait presque irréelle. J’étais debout dans une vaste clairière baignée de lumière. Les piaillements des oiseaux et le bruissement des feuilles étaient plus clairs, plus nets, comme si chaque son avait été amplifié par une magie invisible.

La surprise me prit à la gorge, un mélange d’émerveillement et de confusion. Je savais que je m’étais endormie près du feu, le crépitement apaisant des flammes attisées par le demi-homme encore gravé dans ma mémoire. Mais je ne pensais plus être en train de rêver. Tout autour de moi semblait si réel, et pourtant si étranger. Chaque brin d’herbe luisait sous la lumière, comme s’il venait d’être trempé dans la rosée du matin. Fallon… où était-il ?

Mon cœur accéléra légèrement. Il aurait dû se trouver là, son ombre blanche toujours à portée de vue. Mais il n’y avait rien. Rien d’autre que cette clairière trop lumineuse et ce silence, étrange dans sa perfection. J’étais seule, à nouveau, déroutée, à mi-chemin entre rêve et réalité.

Je me redressai en entendant une voix et attrapai instinctivement mon couteau, avançant avec précaution vers la source du bruit. Chaque pas, aussi léger fût-il, faisait battre mon cœur un peu plus fort. Les mains moites, je raffermis ma prise sur la lame.

Derrière un buisson, je m’immobilisai et observai les deux hommes sans me montrer. Le plus jeune, les cheveux bruns rasés de près, avait une tâche brune au-dessus du sourcil droit et une moustache à peine visible. L’autre semblait plus âgé, avec son front ridé, ses yeux plissés et sa chevelure grisonnante qui trahissaient son expérience. Sa main reposait nonchalamment sur le pommeau d’une épée. Une posture détendue, mais prête.

Je sentis une tension s’installer dans mes muscles. Ils portaient des vestes bleu clair, l’un ouverte, l’autre fermée, comme des soldats fatigués, mais encore disciplinés. Ils s’étaient arrêtés pour parler, échangeant quelques mots que je ne parvenais pas à saisir.

Puis ils reprirent leur marche, leurs pas s’approchant de plus en plus de ma cachette. Je m’accroupis, l’esprit embrouillé par l’incertitude. Devais-je fuir, attendre ou agir ? À chaque craquement de branche, mon souffle se faisait plus court. Quand enfin leurs paroles devinrent compréhensibles, un frisson parcourut mon dos. Il ne restait plus qu’à réfléchir à comment me sortir d'ici.

— Tu es sûr qu’elle se trouve dans cette direction ? demanda une voix éraillée.

— Juste avant de s’effacer, c’est par là qu’elle était. Maintenant, tais-toi, j’essaie de me concentrer. Elle ne doit pas être bien loin.

Je me déplaçais sur ma gauche en les sentant tout près. J’essayais de faire le moins de bruit possible malgré les feuilles mortes écrasées sous mon poids. Heureusement, cela ne sembla pas attirer leur attention.

À présent, dissimulée derrière un buisson qui me permettait de les observer, je réfléchissais à propos de leur but. Et, par-dessus tout, à ma présence ici. Cherchaient-ils quelqu’un ? Parlaient-ils de moi ? Mon cœur accéléra à cette pensée, une chaleur désagréable s’insinuant dans ma poitrine. Je m’apprêtais à révéler ma présence, prête à affronter ce qui allait suivre, mais un bruissement dans les fourrés mit soudainement fin à mon intention.

Une jeune femme d’une vingtaine d’années, vêtue de la même veste que les deux hommes et coiffée d’une coupe à la garçonne, fit son apparition. Mon hésitation se changea en méfiance. Tout semblait plus étrange à mesure que la scène se dévoilait devant moi.

— Siyar. Je croyais t’avoir expressément demandé de ne plus me contacter de cette manière pendant plusieurs mois, lâcha, irritée, la nouvelle arrivante.

— C’était le seul moyen pour nous de mettre au courant quelqu’un de manière sûre, les défendit le vieillard. Nous sommes en territoire ennemi et ce ne sera pas pour te déplaire, alors, écoute-nous, Élis.

Elle les fusillait du regard, exaspérée par quelque chose que je ne saisissais pas vraiment. Mais ses yeux, cette façon de les juger… cela me rappelait vaguement quelque chose.

Sa prestance toujours indubitable, déchirant les boucliers et les esprits, elle continuait de m’examiner.

Ma conscience m’échappait. Pourtant, le souvenir ne me revenait pas. Je continuais à les observer, tentant de récupérer n’importe quelle partie de ma mémoire.

Je détaillai la jeune femme, mais ses cheveux noirs et ses traits ne se constituaient, apparemment, pas un élément déclencheur suffisant. Mais après de nombreuses secondes supplémentaires, je ne parvenais toujours pas à mettre le doigt dessus. Exaspérée par l’inutilité de mon cerveau, je manquai de frapper contre le sol avant de me rappeler ma situation.

— Parlez.

— Après la défaite d’Oress, nous avons informé le commandant de la mort de tes coéquipiers. Il a donc décidé de nous envoyer pour cacher les faits à la capitale. Malheureusement pour nous, nous sommes tombés dans une embuscade. Ceux-là mêmes qui vous avaient attaqués dans le nord nous ont empêchés d’accomplir notre mission.

Étais-je en train d’assister à une réunion secrète ? Mon cœur se mit à battre d’autant plus fort à la fois d’excitation et de crainte. Seuls les dieux connaissaient leurs intentions.

Le jeune appelé précédemment Siyar se tut pour laisser parler son aîné.

— De plus, il court une rumeur selon laquelle leur chef va bientôt laisser sa place. On dit que son remplaçant est déjà en contact avec les frontières et que cela ne tardera pas pour qu’il étende son influence au-delà du pays.

— Où êtes-vous actuellement ?

— Non loin des côtes de l’Ouest.

— Que comptez-vous faire ?

— Nous allons nous cacher un temps dans des villages et nous verrons ensuite. Notre groupe a été complètement dissous, c’est dur de nous donner des choses à faire.

La jeune femme acquiesça et fit demi-tour, prête à partir. Le vieil homme l’interpella une dernière fois.

— Le groupe d’information nous a contactés à ton sujet. Tu as fait du grabuge. Tu devrais faire plus attention.

Sans hésiter, elle s’enfonça dans la forêt et disparut.

Siyar se retourna alors vers son camarade.

— Il y a quelqu’un depuis tout à l’heure, l’entendis-je faiblement murmurer.

Sans plus attendre, bien que mon cœur battait la chamade après tout ce que j’avais espionné, je me redressai, inspirant à fond pour contenir le vertige d’adrénaline qui me submergeait. En m’apercevant, ils ne perdirent pas de temps en gestes inutiles et dégainèrent leurs armes avec une précision froide.

Ce n’était peut-être pas la meilleure idée que j’aie jamais eue. Me présenter en cible devant deux hommes armés dont je venais d’entendre les secrets… Un frisson me parcourut. Je comprenais mieux pourquoi Jegal était stratège et moi, campagnarde, c’était définitivement un plan à revoir.

— Pourquoi masquais-tu ta présence ? gronda le jeune homme qui me semblait mage, étant donné ce que j’entendais depuis près d’une vingtaine de minutes.

Ce n’était pas quelque chose d’ordre magique, ça ? Sans doute Fallon y était-il pour quelque chose.

— Vous avez des armes, marmonnai-je.

Une lueur de surprise passa dans le regard du mage, ses sourcils se soulevant presque imperceptiblement. Sa prise sur sa lame s’affaiblit et il finit par la ranger dans son fourreau.

— Excuse-nous, se reprit-il alors. C’est que… cet endroit n’est pas censé… être ouvert au public.

— Je peux comprendre que vous ne souhaitiez pas que votre discussion soit écoutée, mais je ne suis pas arrivée ici de mon plein gré.

Auparavant plus détendu, le quinquagénaire fronça pourtant les sourcils.

— Et comment es-tu arrivée là ?

Un frisson d’incompréhension me traversa. Quelque chose clochait. S’ils utilisaient cet endroit pour communiquer avec une alliée, comment pouvais-je me retrouver ici par accident ? Cette coïncidence s’avérait trop étrange pour sembler fortuite. Mon esprit s’embrouillait, partagé entre le doute et l’instinct de survie.

— Je dormais et je me suis réveillée dans cette forêt.

J’entendis le jeune homme s’éclaircir la gorge avant de parler.

— Techniquement tu dors encore. Nous nous trouvons dans un monde miroir créé afin de contacter rapidement des personnes triées sur le volet.

— Alors, comment se fait-il que je sois là ?

Il chercha le regard de son ami avant que celui-ci ne continue à m’expliquer.

— Je crains qu’un problème ne soit intervenu dans le sort. C’est assez courant avec ce genre de choses, déclara-t-il, les sourcils se fronçant d'un doute qu'il n'essayait même pas de dissimuler.

Je soupirai, frustrée, les mots prêts à franchir mes lèvres pour leur dire que je ne les croyais pas. Mais soudain, un vertige violent m’emporta. Le monde vacilla autour de moi, et je dus m’agripper au tronc rugueux de l’arbre le plus proche pour ne pas tomber. Ma vision se brouilla, et une nausée déchirante me noua les entrailles.

Les pensées claires s’échappaient de mon esprit, remplacées par une sensation écrasante de vide. Je levai une dernière fois les yeux vers le mage. Son regard semblait inquiet, ou peut-être était-ce une illusion. Tout devenait flou. Mes genoux fléchirent, et je m’effondrai, le corps lourd et désorienté.

Ma tête heurta une racine dans un choc sourd, mais je ne ressentis presque rien. L’obscurité m’enveloppa avant même que la douleur n’ait le temps de m’atteindre, et tout disparut dans un silence assourdissant.

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