École de sorcellerie de Passravent – Mardi 08 décembre 2009
Isabelle apparut devant la porte du bureau indiquant « Philippe Geraud ». Elle frappa. Une voix masculine lui permit d’entrer. Elle tourna la poignée, entra et referma derrière elle sans jamais tourner le dos au propriétaire des lieux.
- Bonjour, monsieur Geraud, dit Isabelle alors que le professeur de maniement d’objets magiques de haut niveau levait les yeux de sa feuille pour observer sa visiteuse.
En la reconnaissant, il blêmit et dégaina sa baguette. Isabelle était prête. S’il tentait un assemblage, elle retirerait un cristal de la construction interne de sa baguette, la rendant inopérante.
- Ne touche pas aux objets à ta ceinture ! ordonna monsieur Geraud.
Isabelle écarta les mains en souriant. De fait, cet ordre ne la dérangeait pas. S’y plier ne lui coûtait rien. Toujours sous la menace de sa baguette dressée, Isabelle vit le professeur sortir son téléphone portable et composer un numéro court.
- Je m’appelle Philippe Geraud. Je suis professeur à l’école de Passravent. Isabelle Cheriez se trouve devant moi. C’est une puritaine. Pourriez-vous m’envoyer… Quoi ? Comment ça, plus recherchée ? Mais… D’accord, d’accord, j’ai compris. Connard !
Il avait dit ce dernier mot après avoir raccroché. Isabelle sourit.
- Tu as décidé d’utiliser toutes les formes de sorcellerie ? demanda monsieur Geraud.
- Non, toujours limitée à la sorcellerie de niveau 1, assura Isabelle.
- Comment se fait-il que la police te laisse libre ?
- Parce que je ne suis pas une puritaine. Je ne l’ai jamais été, indiqua Isabelle.
- Tu viens de m’indiquer l’être, répliqua monsieur Geraud.
- Non, monsieur, parce qu’un puritain est un sorcier se contentant du niveau 1.
Monsieur Geraud allait parler mais Isabelle le prit de vitesse.
- Et je ne suis pas une sorcière. Je suis une mage.
Ce disant, Isabelle, les bras toujours écartés, fit léviter la chaise se trouvant entre elle et son interlocuteur. Le professeur de maniement des objets magiques observa l’objet volant, abasourdi. Isabelle, peu désireuse de détruire un objet magique en volant un cristal, cessa rapidement son sort. La chaise retrouva sa place normale.
- Je ne comprends pas, admit monsieur Geraud. Que faisais-tu dans notre école ?
- Honnêtement, je ne sais pas, indiqua Isabelle. La personne qui m’a amenée ici m’a menti et étant donné qu’elle est morte, impossible d’obtenir la vérité. Remarquez bien que cela n’a pas beaucoup d’importance.
- Pourquoi portes-tu une ceinture de sorcière si tu n’en es pas une ?
- Parce que ceci n’est pas une ceinture de sorcière, mais une ceinture de magicienne. La sorcellerie de niveau 1 n’en est pas. C’est de la magie.
Monsieur Geraud ricana.
- N’importe quoi, murmura-t-il.
- Mes observations m’ont permis de redéfinir les notions de magicien et de sorcier. Si je vous demande de me donner la définition des deux utilisateurs de magie, que me répondez-vous ?
- Les sorciers utilisent des objets magiques et les magiciens manipulent la magie sans recours à un intermédiaire.
- Sauf que n’importe qui buvant cette potion – Isabelle tapota une fiole à sa ceinture – deviendra invisible pendant quelques instants, sans pouvoir, sorcier ou magicien, peu importe.
- Les sorciers créent des objets magiques, se corrigea monsieur Geraud.
- Je peux ensorceler n’importe quel objet magique. Grâce aux enseignements suivi dans cette école, cela m’est tout à fait accessible. Je l’ai fait à de nombreuses reprises, d’ailleurs.
Monsieur Geraud resta perplexe.
- Selon toi, Isabelle, quelle est la différence ?
- C’est simple : les sorciers créent la magie. Les magiciens la ressentent.
- Les sorciers créent la magie ? Comment ça ?
- Nous pouvons tous les deux ensorceler un objet magique, indiqua Isabelle. Nous ne nous y prenons cependant pas du tout de la même façon. De mon côté, je vais chercher la magie présente dans l’air et je l’assemble dans l’objet. De votre côté, vous réalisez le même assemblage mais en créant la magie directement dans l’objet. Si un mage proche de vous vient à avoir besoin d’un cristal présent dans votre baguette, il le prendra, détruisant votre montage. La baguette deviendra inutilisable et toute la magie qu’elle contenait sera propulsée dans l’air, disponible ultérieurement pour d’autres mages. Sans vous, les mages n’auraient aucun pouvoir. De ce fait, je suis immensément désolée pour mon comportement, mon attitude vis à vis de vous et de tous les autres sorciers que j’ai pu croisé. Je ne serais rien sans vous. Je ne vous demande pas votre pardon, car je le sais impossible à obtenir. Je voulais juste que vous le sachiez.
Monsieur Geraud resta interdit face à cette longue déclaration.
- Comment peux-tu savoir que cela se passe ainsi ?
- Je vois la magie, avec mes yeux.
- Quel rapport avec les puritains ? interrogea le professeur de maniement d’objets magiques.
- Lorsque le devin se concentre sur des cartes de tarot, il met de la magie dedans. Dans mon cas, puisque je suis magicienne, je fais venir les cristaux, de manière incontrôlée. Si c’est un sorcier, il les fera apparaître sans maîtriser leur apparition. Il se passe la même chose avec des tasses de thé, une boule de cristal ou un pendule. Le fait est que n’importe qui peut devenir devin. Il en va de même pour les potions. Les ingrédients possèdent chacun leur sensibilité à un type de magie. Lors de la réalisation, l’utilisateur de magie ensorcelle les ingrédients qui ne demandent que cela. Là encore, peu importe la méthode : par création ou par récupération. Sauf que ici, dans cette école, mieux vaut être magicien pour réaliser une potion. Mon voisin sorcier crée le cristal nécessaire, je le lui prends et ma potion réussit là où la sienne rate. En réalité, je ne suis pas douée. Je suis juste une voleuse.
Monsieur Geraud grimaça. Il n’aimait pas ça du tout.
- C’est la même chose pour l’ensorcellement d’objet magique. Mon voisin sorcier crée l’assemblage et le colle à son objet. Je passe derrière. Je prends carrément tout le montage que je déplace sur mon objet et voilà, je réussis et il rate.
Monsieur Geraud en avait la nausée. Il revoyait probablement des années de sa vie à observer des objets ayant perdu leurs pouvoirs ou des sorts ratés sans comprendre pourquoi. Tout prenait sens mais il n’aimait pas ça du tout.
- Pour ce qui est de connaître l’utilité d’un objet magique, son pouvoir avant de s’en servir, les mages sont très largement favorisés, continua Isabelle.
Monsieur Geraud la regarda, sentant que sa mauvaise humeur allait encore monter d’un cran.
- Les sorciers ne ressentent pas la magie présente dans l’air. À quoi bon ? Ils créent directement ce dont ils ont besoin. De ce fait, pour déterminer l’effet d’un objet magique, ils travaillent par association. Ils savent à quoi le bois est sensible par exemple, et en déduisent ce que l’ensorceleur aurait pu coller dessus. Les mages ressentent la magie. Ils en ont besoin pour la trouver dans l’air avant de se l’approprier. De ce fait, il leur suffit de « voir » l’objet avec leur senseur magique pour déterminer son effet. Il en va de même avec la symbologie. Inutile pour un mage de se taper des milliers de symboles à apprendre pour savoir l’effet d’un schéma. Il peut ressentir son utilité. En revanche, s’il veut créer un dessin magique, là oui, il devra apprendre les formes et leur signification.
Monsieur Geraud clignait rapidement des yeux. Cela remettait en perspective tout ce qu’il savait de la magie.
- Ce que j’essaye de vous faire comprendre, continua Isabelle, c’est que personne ne fait mal et aucun utilisateur de magie n’est supérieur à un autre. Nos modes de fonctionnement sont différents mais surtout, de ce que j’en comprends, complémentaires. À mes yeux, le groupe ultime serait un mage noir, un mage blanc et un sorcier. Je comprends l’utilité de la loi de non interférence pour que les sans-pouvoirs vivent en toute tranquillité. En revanche, ce mur entre les utilisateurs de magie doit tomber. Nous devons nous unir au lieu de nous tirer dans les pattes.
- Pourquoi ce trio ?
- Le sorcier crée la magie. Le mage blanc s’en sert pour attaquer. Le mage noir protège ses alliés et les ressources. Demander à un mage noir d’assembler des cristaux de magie pour lancer un sort est une hérésie. Il n’est pas fait pour cela. Il peut le faire, évidemment, mais c’est une perte d’énergie ahurissante. Le mage noir est fait pour être défenseur.
- Je ne savais pas qu’il existait deux types de magiciens, indiqua monsieur Geraud.
- Cette barrière entre nos deux mondes doit tomber, répéta Isabelle. Sachez que dès demain, mes propos apparaîtront sur le Häxa et les autres médias des sorciers. J’ai rencontré le cercle. Ils approuvent ma manière de vois les choses et me permettent de le diffuser.
- Les sorciers seront plus que ravis d’entendre ça. Les magiciens beaucoup moins. As-tu l’aval des tiens ?
- Non, annonça Isabelle. La difficulté sera de ce côté-là. J’ai besoin d’alliés, de soutien. Si je me présente devant le roi, je me ferai tuer.
- Il tuerait l’un des siens comme ça, sans sommation ?
- Je suis une mage noire. À leurs yeux, nous n’avons aucun droit.
Monsieur Geraud plissa les paupières. Il ne comprenait pas. Ce monde-là lui était trop étranger.
- Pour pouvoir m’exprimer sans crainte devant ma communauté, j’ai besoin de me savoir en sécurité. J’aimerais avoir un sorcier et un mage blanc à mes côtés afin de former le premier trio, montrer que cela fonctionne, la puissance que cela représente, marquer les esprits. J’ai déjà le mage blanc. Il me manque le sorcier.
Isabelle fixa monsieur Geraud. Il mit un instant avant de comprendre.
- Tu me le demandes, à moi ? s’étrangla-t-il.
- J’ai le champ libre de la part du cercle. Ils m’ont permis de demander à n’importe quel sorcier. Tant qu’il est d’accord, cela leur convient. Vous êtes le meilleur sorcier que je connaisse. Billy va me détester pour ça mais je l’ai vu à l’œuvre et vous êtes clairement meilleur que lui.
- Billy ? répéta monsieur Geraud.
- Billy Trophe, le maître des morts, qui est comme un oncle pour moi. Il s’occupe de ma fille en ce moment même.
Monsieur Geraud frémit.
- Vous savez, ces histoires de puritains, c’est ridicule. Ces sorciers qui répugnent à utiliser la sorcellerie de niveau 2 ou plus, ce sont des mages.
- Comment ça ? interrogea monsieur Geraud.
- Si on regarde leur arbre généalogique, je suis sûre qu’on trouvera quelques mages noirs. Le problème est qu’ils se cachent, se faisant passer pour des sans-pouvoirs alors on ne saura jamais. Déclarés sorciers parce qu’enfant de sorcier, ils sont amenés dans une école de sorcellerie et formés à cette façon de manier la magie. Sauf qu’elle ne leur correspond pas. Je ne peux pas créer de la magie. Je ne suis pas faite pour ça. Si je tente d’utiliser votre baguette, elle attendra de moi que je lui fournisse des cristaux, beaucoup et très vite. J’échouerai à la contenter. La décharge de magie me tuera. Je pense que les puritains le sentent. Certains ont dû en mourir. Les autres, comme le devin Eldrem Fansy, croupissent en prison juste parce qu’on les a mal dirigés. J’ai vu le devin Fansy réaliser une prédiction et je peux vous assurer que c’est un mage blanc. Les sorciers ne ressentant pas la magie, ils ne se sont pas rendus compte de la nature différente de l’enfant. En abattant le mur, en mixant les écoles, ce genre d’erreur ne se reproduira plus. Les sorciers puritains n’existent pas, insista Isabelle.
- Ce sont juste des mages mal dirigés, comprit monsieur Geraud. C’est horrible !
- J’aimerais que la vérité éclate sans violence, indiqua Isabelle. Je sais cela utopique. Il y aura des rebellions, des refus, des confrontations sanglantes. Cela me semble malheureusement inévitable. J’ai besoin de soutien pour éviter le bain de sang.
- Tu as déjà le soutien des sorciers, si j’ai bien compris, indiqua monsieur Geraud. Si je refuse, tu iras trouver quelqu’un d’autre et si vraiment personne ne veut, tu as toujours ton ami le maître des morts.
- Non, Billy ne se mettra pas en binôme avec moi. Il préférera mon père, le seigneur James Moriat.
- Je croyais tes parents morts assassinés par… Ah ok, cela faisait partie de la couverture.
- En effet, indiqua Isabelle. Nous disposons de deux trios incomplets. Mon mage blanc et moi d’un côté, mon père et son sorcier de l’autre. Certes, le cercle a accepté de libérer les puritains et de les confier à mes bons soins pour une véritable leçon de magie, adaptée à leurs pouvoirs, mais ils sont de mauvais mages et sont trop vieux pour devenir bons. J’ai besoin de mages capables.
- Un mage blanc se trouve actuellement dans notre école, annonça monsieur Geraud.
- Ah bon ? s’étonna Isabelle.
- Il se terre dans une salle vide et n’en sort jamais.
- Que fait-il là ?
- Aucune idée. Il n’a pas daigné venir nous adresser la parole et nous ne sommes pas allés vers lui non plus. Qui sait, peut-être accepterait-il de terminer ce trio ?
- Et vous ?
- Je vais réfléchir à ta proposition, Isabelle. Ce n’est pas une décision à prendre à la légère. Si j’ai bien compris, tu veux lancer une révolution et tu attends de moi que je t’aide. Sauf que tu ne disposes d’aucun soutien.
- Le cercle de sorciers est de mon côté. Ma médiatisation va m’apporter du monde de votre côté.
- Tes propos nous caressent dans le sens du poil, c’est certain, sourit Philippe Geraud.
- Si j’arrive à me médiatiser auprès du monde magique, les mages noirs afflueront. Ils sont persécutés. Ils fonceront sur une porte de sortie. Si des sorciers les attendent pour commencer un binôme, cela aidera beaucoup à les rassurer. En ce qui concerne les mages blancs, je ne sais pas trop.
- Commence par celui dans notre école et vois ce que ça donne. Je veux bien t’accompagner pour cette rencontre sans promesse au long terme. Vois ça comme un test.
Isabelle sourit et s’inclina pour remercier son interlocuteur. Elle rejoignit ses compagnons dans l’aile ouest de l’école où ils avaient élu domicile, Pascal Frotiuu leur ayant très volontiers ouvert ses portes après avoir écouté les explications des membres du cercle.
- Madame Cheriez ! s’exclama Eldrem Fansy.
Il s’avança, s’agenouilla devant elle et lui baisa les mains.
- Merci, pleura-t-il débordant d’une reconnaissance évidente.
- Relevez-vous, monsieur Fansy, je vous en prie ! trembla Isabelle, troublée et émue.
- Je suis un mage ! s’exclama Eldrem Fansy.
- Un mage blanc, en effet.
- Je n’ai pas encore compris la différence.
- Vous êtes fait pour attaquer mais votre talent de devin nous sera bien plus précieux. Ne vous obligez pas à rejoindre un trio si vous ne le souhaitez pas.
- Il paraît que Rose est une mage noire. Elle lit merveilleusement bien les lignes de la main. Emilie Laloutre a accepté de terminer notre trio.
Isabelle en resta bouche bée d’admiration. Trois devins, ensemble, main dans la main, anciens puritains et sorcier classique balayant d’un souffle des années de persécutions. Isabelle en rit nerveusement de plaisir. Isabelle mit dans un coin de son esprit « Appeler un journaliste du Häxa pour qu’il écrive un article sur ces trois-là ». Une larme de joie courut sur son visage. Elle douta que le changement serait aussi rapide pour tout le monde mais au moins un espoir naissait-il.
La rotonde – Mercredi 09 décembre 2009
Philippe tapotait la table d’impatience. Enfin, les sorciers apparurent. Il détestait quand ces moins que rien l’obligeaient à patienter. Ils prirent place sans le saluer ni s’excuser. Il s’obligea à un sourire diplomatique. Après tout, il avait besoin d’eux. Inutile de les froisser. Il sortit un stylo et le fit glisser de l’autre côté de la table.
- J’ai besoin que vous me trouviez le propriétaire de ce stylo, annonça Philippe.
Monsieur Pal observa le stylo, eut un regard vers ses camarades, sembla y lire leur soutien, puis annonça :
- Non.
Philippe fronça les sourcils. Quoi ? Que venait-il de dire ?
- Nous ne ferons pas cette recherche pour vous. Débrouillez-vous tout seul.
- Que… ?
- Nous sommes venus vous informer que notre collaboration est terminée.
Les sorciers se levèrent avant de partir un par un, disparaissant par le téléporteur. Monsieur Pal resta seul. Un sourire sur les lèvres, il dégaina de son dos, coincé dans sa ceinture, un exemplaire du Häxa qu’il jeta vers lui.
- De la lecture. Ça pourrait vous intéresser… précisa le sorcier avant de partir à son tour.
Philippe n’avait pas tenté de les en empêcher. Il ne comprenait pas. Pourquoi cet arrêt brusque après des siècles de collaboration ? Il n’avait pas crée cette situation. Son prédécesseur la lui avait transmise, comme son prédécesseur avant lui. Pourquoi venait-elle de s’achever brutalement ? Les sorciers venaient-ils de péter un plomb ?
Plein d’incompréhension, il attrapa l’exemplaire du Häxa pour découvrir sa première page intitulée « Les mages ne seraient rien sans les sorciers ». Philippe faillit s’en étrangler de stupeur. Ce fut avec une rage intense qu’il découvrit la photo d’Isabelle Cheriez et de Charles-Hubert de Ranti tenant une conférence auprès de sorciers.
Cette gamine avait déjà tué son meilleur guide de la lumière. Elle avait maintenant rallié un second guide à sa cause ? Philippe se téléporta dans son palais et mit tous ses guides de la lumière sur elle. Elle serait rapidement rayée de la carte et ce stupide incident s’effacerait. Oui, bientôt, les sorciers reviendraient en rampant, Philippe en était certain.
École de sorcellerie de Passravent – Mercredi 09 décembre 2009
Charles-André méditait dans la salle de classe qu’il s’était choisi. Il avait observé qu’elle était toujours vide et éloignée des habitants des lieux. Quelques chaises abîmées traînaient de ci, de là. L’air sentait la poussière. Il faisait frais.
Il s’attendait à chaque instant à voir débarquer ses confrères. Deux jours qu’il se terrait ici et toujours aucune visite. Il avait jeté son téléphone portable car si la magie échouait à le trouver, la technologie pouvait très bien s’en charger. Les sens aux aguets, il sentit les trois personnes qui s’approchaient. Il se tendit.
Des coups sur la porte résonnèrent. On frappait ? Il permit d’entrer, toujours sur ses gardes, prêt à lancer un sort d’attaque ou de défense en fonction de ce qui se présenterait. La porte dévoila Isabelle. Derrière elle se tenaient Charles-Hubert et un mec de son âge environ, clairement un sorcier vu la baguette tenue dans sa main droite.
- Ah ouais, d’accord, dit Isabelle. Du coup, non.
Elle fit demi-tour et commença à s’éloigner. Charles-André en fut choqué et resta figé. Charles-Hubert, lui, rattrapa Isabelle dans le couloir.
- Isabelle ! C’est l’occasion de prouver que tes discours ne sont pas justes de belles paroles.
Charles-André sortit, encore un peu secoué mais curieux. Le sorcier observait la scène avec intérêt mais ne semblait pas vouloir intervenir.
- Tu n’as de cesse de le répéter, continua Charles-Hubert : tu veux la paix. Ce n’est pas en repoussant le premier guide de la lumière que tu croises que tu vas y arriver. Cette révolution non sanglante que tu souhaites nécessitera le pardon.
- Le pardon ? s’étrangla Isabelle. Parce que tu lui as pardonné, toi, peut-être, ce qu’il a fait à ta mère ?
Charles-Hubert se crispa.
- Non, mais ça n’empêche que j’accepte de lui parler et que je tolère sa présence. Nous allons être les figures de proue de ce mouvement. Nous devons montrer l’exemple.
- Il est le plus gros rafleur de tous les temps ! rappela Isabelle.
- Et alors ? Moi aussi j’ai raflé des mages noirs. Je ne te l’ai jamais caché. Des dizaines de gens sont morts par ma faute entre les mains cruelles de mes confrères et j’ai moi-même un jouet.
- Ce n’est pas pareil ! gronda Isabelle.
- Ah bon ? En quoi ?
- Tu n’y prends pas plaisir, cingla Isabelle.
Charles-André sourit. Il était certain qu’il adorait s’amuser avec son petit jouet et observer ses confrères dans leurs œuvres.
- Je me suis considéré comme supérieur à Amel dès le départ. Je n’ai jamais pris la peine de lui demander son avis, son opinion, ses envies. Je l’avais sauvée alors elle devait juste me baiser les pieds pour me remercier. Sans toi, combien de temps avant que je bascule, moi aussi ? Le pouvoir a bon goût.
Charles-André savoura son parfum sur sa langue.
- Y résister nécessite une sacrée énergie. C’est plus facile d’y succomber. Et puis, ils ont le droit de faire ça, rappela Charles-Hubert. Donne à n’importe qui cette possibilité et il la saisira, surtout entraîné par un groupe.
Isabelle sembla prendre la remarque en considération. Charles-Hubert poursuivit :
- De toute manière, peu importe ce qu’il a fait. Nous avons besoin d’alliés. Voilà un mage blanc qui souhaite échanger avec nous.
- Arrête ton char ! Il veut uniquement que je lui enseigne la magie !
Charles-André sourit de plus belle. Cela était certain.
- Et alors ? C’est une porte d’entrée comme une autre. Puissent-ils être nombreux, les mages blancs souhaitant nous rejoindre pour cette raison !
Isabelle grimaça. Les arguments de Charles-Hubert touchaient justes. La raison d’Isabelle lui dictait de le suivre. Son cœur de fuir. Charles-André ne dit rien. Il s’amusait de les voir échanger, cherchait à comprendre leur relation. Il ressentit beaucoup de fierté pour son fils qui parvenait à manipuler ainsi la mage noire, à l’amener en douceur à accepter sa vision des choses.
Il se demanda finalement lequel avait séduit l’autre, lequel dominait le plus souvent l’autre. Il se souvint que Charles-Hubert lui avait décrite Isabelle comme folle, détruite par la torture de Dan. Qu’il en ait profité pour la projeter sur le devant de la scène tout en tirant les ficelles ne l’aurait pas étonné. Ses yeux brillèrent d’admiration pour son garçon.
- Non, vraiment, ça, c’est trop me demander, termina Isabelle avant de s’éloigner.
- Tu auras essayé, au moins, indiqua Charles-André à son fils.
- Viens avec moi, proposa Charles-Hubert.
Il suivit volontiers son fils le long de plusieurs couloirs. Dans une pièce servant clairement de foyer, avec des fauteuils, des canapés et de nombreux coins détente, il constata la présence de plusieurs personnes.
Il reconnut les amis d’Isabelle : le mage noir James Moriat, le sorcier Billy Trophe, le jouet de Charles-Hubert dont il ne parvenait plus à se souvenir du nom et dont il avait totalement oublié l’existence et bien sûr Charlotte, portant un hijab noir, qui blêmit et se mit à trembler en constatant sa présence.
- Rends-lui son apparence, ordonna Charles-Hubert d’une voix glaciale.
Il se tourna vers son fils, l’air désabusé.
- Peut-être alors pourrais-je te pardonner, précisa Charles-Hubert.
- À quoi bon ? s’exclama Charles-André. Te souviens-tu seulement comment tu étais avant, Charlotte ?
- Yassima, gronda Charles-Hubert. Elle s’appelle Yassima. Charlotte n’existe pas et n’a jamais existé.
- C’est ça, être libre ? railla Charles-André en désignant le voile islamique porté par son jouet.
- Elle a le droit de croire en ce qu’elle veut, la défendit James Moriat.
- Oh, le petit-ami sort les dents. Comme c’est mignon !
- Va te faire foutre ! répliqua le mage noir en se levant.
Charlotte tremblait, les larmes lui montaient. Sa détresse plut beaucoup à Charles-André.
- Tu as recommencé à te goinfrer ? demanda Charles-André. Parce que même si je te rends ton apparence, les cinquante kilos de plus, je ne peux pas te les rendre. Il va falloir manger si tu veux redevenir la grosse truie que tu étais.
- Papa ! Ça suffit ! gronda Charles-Hubert tandis que les yeux de tous les présents lançaient du feu.
- Oh pardon, oui, libre d’être grosse, de se vautrer devant la télévision à bouffer des chips et des bonbons à longueur de journée, à cacher son corps et son visage au nom d’une religion qui la méprise. C’est tellement mieux d’être libre.
Charles-André s’avança vers Charlotte. Billy sortit sa baguette et le guide de la lumière sentit une déchirure dans la magie. Nul doute que le seigneur Moriat se préparait au combat.
- Je dois la toucher pour lui rendre son apparence, indiqua Charles-André.
Tout le monde se figea tandis qu’il poursuivait son chemin vers son jouet. Il se contenta de poser une main sur l’épaule de son jouet qui fixait le sol et de lancer ses pouvoirs. La blonde aux yeux bleus fut remplacée par une peau ambrée agrémentée de cheveux noirs et d’yeux sombres.
- Rendez-lui donc sa capacité à procréer, tant que vous y êtes, indiqua le mage noir.
- Parce que tu l’as aussi rendue stérile ? s’étouffa Charles-Hubert.
- Crois-tu que j’aurais voulu d’un enfant mage noir ? s’exclama Charles-André.
Charles-Hubert ne répondit rien. Charles-André déplaça sa main vers le ventre de son jouet qui gémit.
- Je dois toucher pour réparer, indiqua-t-il. Ai-je ta permission, Yassima ?
La maghrébine sanglotait misérablement. Elle semblait se trouver dans un état second, à la fois présente et absente, dans et en dehors de son corps. Qu’il l’appelle par son vrai nom sembla la plonger dans des abîmes de détresse.
- Touchez-la, qu’on en finisse ! s’exclama James Moriat.
- Oh pardon, je la croyais libre de décider elle-même, sans qu’un homme s’en mêle. J’ai dû me tromper.
Le mage noir le fusilla des yeux. Charles-André ne broncha pas et attendit un mot de son ancien jouet. Il ne vint pas.
- Quand tu seras prête, tu me diras, indiqua Charles-André avant de s’éloigner.
- James, Billy, vous voulez bien venir s’il vous plaît ? demanda Charles-Hubert avant de faire signe à son père de venir lui aussi.
Laissant Amel et Yassima derrière eux, les hommes rejoignirent une salle vide non loin.
- Isabelle n’a de cesse de décrire le trio idéal à ses yeux, indiqua Charles-Hubert. Billy, James, je vous propose de travailler avec Charles-André.
- Tu déconnes là ? s’exclama Billy Trophe.
- Je ne vais pas m’associer avec ce connard ! gronda James Moriat.
- Vous avez un autre mage blanc à proposer ? Il a montré sa bonne volonté en rendant son apparence à Yassima. Isabelle a besoin de soutien, de protection mais également d’une bonne couverture médiatique. Chaque trio formé et visible promouvra nos idéaux, nos valeurs, les objectifs de notre révolution. Charles-André est de votre génération. Vous vous entendrez à merveille.
- Ça, j’en doute, grogna James Moriat.
- Personne ne vous demande de vous aimer, ni de vous faire des câlins, juste de manier la magie main dans la main.
Charles-André sourit.
- Papa, tu es d’accord ?
- Oui, répondit-il simplement.
Ce pas vers eux amènerait peut-être Isabelle à le voir autrement. En travaillant avec eux, il apprendrait la magie et s’améliorerait, ce dont il avait plus que jamais besoin pour se défendre en cas d’attaque de ses confrères ou du roi. Il avait lui aussi besoin de protection. Les besoins des uns et des autres convergeaient. Autant en profiter.
- C’est un cercle 8, indiqua James Moriat. Honnêtement, difficile de rêver mieux.
Il parlait au sorcier.
- Si tu es d’accord, je te suivrai, répondit Billy Trophe.
- Soit, accepta le mage noir.
Charles-André sourit. Il était dans la place. Il ne restait plus qu’à obtenir d’Isabelle qu’elle le forme.
Salle B605 – Jeudi 10 décembre 2009
Charles-André attendait avec James et Billy qu’Isabelle arrive. La jeune femme se faisait désirer. Elle finit par arriver, le visage fermé indiquant son mécontentement.
- Monsieur de Ranti, un mot s’il vous plaît ?
Isabelle ressortit dans le couloir. Il l’y suivit volontiers.
- Qu’est-ce que tu fais ? gronda Charles-Hubert.
- Je ne vous permettrai pas d’augmenter en compétence sans une contrepartie, prévint-elle.
- Isabelle ! Il a déjà rendu son apparence à Yassima ! gronda Charles-Hubert.
- Je m’en fous ! s’exclama Isabelle. Je suis ravie pour elle mais en quoi cela sert-il notre cause ?
- Qu’est-ce que tu veux ? demanda Charles-André, tout à fait prêt à négocier.
- L’identité et la localisation des commémorés, annonça Isabelle en le regardant dans les yeux.
La petite proie terrifiée devenait lionne prête à se battre. Voilà qui rendait les choses intéressantes. Charles-André sourit. Finalement, cette révolution avait peut-être des chances de fonctionner, entre les mains de son fils aux épaules solides et de sa petite-amie complètement folle toutes griffes sorties.
- D’accord, répondit Charles-André.
De fait, il trouvait malin de la part d’Isabelle de vouloir tenter de les corrompre eux en premier. Elle choisissait les plus fragiles des guides de la lumière, ceux qui subissaient le régime au lieu d’y adhérer. Il sortit un bloc-note et y inscrivit cinq noms et adresses. Isabelle blêmit en découvrant le premier, choisi avec soin par Charles-André.
- Je t’en donnerai davantage après les premières leçons. Bon courage dans leur recrutement, sourit Charles-André.
Isabelle lui lança un regard agacé. Elle replia le papier et le fourra dans une poche de son jean avant d’entrer dans la salle B605. Charles-André l’y suivit et ferma la porte, laissant son fils dehors.
- Votre but est d’apprendre à travailler ensemble, sans jamais déborder de vos prérogatives, commença Isabelle. Billy crée la magie sauf qu’il ne peut pas le faire s’il ne sait pas ce dont vous, monsieur de Ranti, avez besoin. James protégera les cristaux d’un vol par un autre mage et empêchera l’assaillant de lancer des sorts.
Les trois hommes hochèrent la tête.
- Vous devez apprendre à vous connaître. Billy doit pouvoir déterminer le sort que monsieur de Ranti va lancer afin de lui fournir les cristaux nécessaires.
- C’est quoi un cristal ? demanda Charles-André.
- Le composant de base de la magie, indiqua Isabelle. Imaginons que monsieur de Ranti veuille éteindre un feu. Comment s’y prendra-t-il ? Il peut jeter de l’eau dessus, ou bien retirer l’air, ou bien l’étouffer sous une chape de dioxyde de carbone et il existe bien d’autres possibilités. Chacune d’elle nécessite des cristaux différents. À vous de trouver comment vous coordonner. Je pense qu’il vaut mieux vous laisser libres de trouver ce qui vous convient le mieux. Chaque trio aura son propre mode de fonctionnement. Pour le moment, mieux vaut vous découvrir. Monsieur de Ranti, vous devrez faire bouger la chaise à côté de vous en utilisant uniquement les cristaux crées par Billy. James, tu empêcheras monsieur de Ranti de saisir les cristaux présents dans l’air mais pas ceux de Billy.
- Tu en demandes beaucoup, là, Isabelle, prévint James.
- Je ne peux pas créer les trois d’un coup, gronda Billy. Philippe en est capable, pas moi.
- Philippe ? répéta Charles-André qui ne voyait pas le rapport avec le roi des mages, Philippe Stanson.
- Philippe Geraud, précisa Isabelle, le sorcier que j’aimerais voir intégrer mon trio. C’est le sorcier qui nous accompagnait lorsque nous sommes venus vous voir.
Charles-André hocha la tête. Il comprit surtout que Billy était un piètre sorcier. Il se garda de toute réflexion mais n’apprécia pas beaucoup.
- Crée-les un par un. Monsieur de Ranti devra apprendre à n’être servi que petit à petit. C’est tout le défi en fait, s’exclama Isabelle.
- Tu en demandes beaucoup pour une première fois, insista James. Je suis censé empêcher un cercle 8 d’utiliser la magie dans l’air pour déplacer un fauteuil. Ces cristaux sont les plus fréquents. Je n’y arriverai pas.
- Parce que tu crois que ça sera facile ? s’exclama Isabelle d’un ton méprisant. Les adversaires se priveront d’utiliser des sorts simples parce que tu n’es pas capable de les en empêcher ? Non ! Au contraire ! Ils feront des trucs simples.
- C’est ce qu’a fait Dan, comprit Charles-André. Tu l’empêchais de créer un collier de souffrance, un sort complexe, alors il a lancé un arc électrique, un truc super simple.
- Vous étiez là ? s’étonna Isabelle.
- Comment crois-tu que j’ai compris comment te vaincre ? répliqua Charles-André.
- Vous avez laissé mourir votre confrère juste pour me contrer ?
Charles-André haussa les épaules.
- C’était un connard, précisa-t-il.
- Je ne vous contredirai pas sur ce point, dit Isabelle.
Charles-André sourit.
- James, je te rappelle que monsieur de Ranti doit faire tout son possible pour ne pas se servir dans l’air mais utiliser uniquement les cristaux fournis par Billy. De ce fait, s’il fait ce qui est attendu de lui, tu n’auras rien à faire. Bon assez parlé. Allez-y !
Charles-André n’apprécia pas le ton autoritaire et directif de la jeune femme. James et Billy soupirèrent mais se plièrent à la demande. Charles-André activa ses pouvoirs et lança le sort.
- Non ! gronda Isabelle. Pas ces cristaux-là ! Ceux de Billy. James ! Tu es censé l’en empêcher ! Billy, n’attends pas qu’il prenne le premier pour faire le deuxième. Si tu arrives à créer l’assemblage complet, tant mieux, il n’aura plus qu’à se servir.
- Sauf qu’il ne sait pas faire, argua Billy. Il prendra de toute façon un seul cristal et détruira l’assemblage. Je te rappelle que tu es la seule à parvenir à prendre tout un sort en une fois. Même Amel et Hubert qui s’entraînent avec toi depuis des années n’y parviennent pas.
- Ça doit vous empêcher d’essayer et de persévérer ?
Billy grogna et James grimaça.
- Encore ! cracha méchamment Isabelle.
Charles-André se tourna vers elle mais ne fit rien.
- Quoi ? cingla Isabelle d’un ton cassant.
Charles-André secoua la tête.
- Non, vraiment, non. Ce n’est pas possible, indiqua-t-il.
- De ne prendre que les cristaux de Billy ? Bien sûr que si ! Je peux le faire. Avec de l’entraînement, vous y arriverez aussi. Mais pour ça, encore faut-il s’y mettre ! Au boulot !
- Parle-moi autrement, Isabelle, gronda Charles-André.
Isabelle lui lança un regard noir en retour tandis que James et Billy retenaient leur souffle.
- Vous voulez vous améliorer ou pas ? railla Isabelle. Ce n’est pas en chouinant que vous y arriverez.
James et Billy grimacèrent. Il était clair qu’ils n’appréciaient pas mais n’osaient pas s’opposer. Charles-André comprit les relations en place et ne comptait absolument pas subir la dictature d’une gamine déjantée. Il s’approcha d’elle et la toisa de toute sa hauteur. Facile quand on faisait deux têtes de plus que son interlocuteur.
- Parle-moi autrement, répéta Charles-André d’un ton dur et froid.
Isabelle soutint son regard. Il voyait sa mâchoire trembler légèrement. Elle luttait pour ne pas s’effondrer.
- Je ne suis pas ton copain. Change d’attitude ! gronda Charles-André.
Isabelle tint bon. Elle avait de la ressource, à n’en pas douter. Vu son passé, il l’aurait crue moins combative que ça.
- Baisse les yeux, Isabelle, ordonna Charles-André.
Elle obéit, les poings serrés.
- Va prendre l’air et reviens quand tu seras prête à me parler correctement.
Elle s’esquiva en passant loin de lui, comme s’il avait la peste. Elle sortit rapidement.
- Je n’aurais pas osé, précisa James.
- Vous ne devriez pas la laisser vous parler de la sorte, cingla Charles-André. Vous êtes son père.
- Grâce à des gens comme vous, je ne le suis pas. Biologiquement, peut-être, en dehors de cela…
- Elle vous appelle « papa ». Cela a un sens pour elle. Isabelle est perdue. Elle a besoin d’un cadre et de limites.
- De là à s’y prendre de cette manière…
- Ce n’est pas non plus en la laissait faire n’importe quoi que vous l’aiderez. Oui, elle a connu des jours difficiles mais elle s’en est sortie. Elle est là, bien vivante, avec vous, prête à renverser le gouvernement en place. La materner n’est pas une bonne idée.
- La terroriser non plus, répliqua Billy.
- Si Isabelle veut que son idéal se répande, elle va devoir donner beaucoup d’autres leçons de magie. Si elle s’y prend ainsi, elle fera fuir tout le monde.
James et Billy ne purent qu’admettre la justesse des propos.
- Ce n’est pas le fond que je réfute. Le contenu est cohérent même s’il est surprenant. La forme, en revanche, ne convient pas. Elle doit apprendre à transmettre son savoir bizarre d’une manière calme et entendable, sans agresser ses interlocuteurs.
- C’est tellement évident pour elle, maugréa James. Nous ne comprenons rien à ce qu’elle dit, à ce qu’elle attend de nous.
- Elle me dit de créer un cristal jaune et s’énerve quand il est bleu, indiqua Billy. Sauf que je ne sais pas ce que cela signifie.
- Elle ne peut pas te le montrer ? proposa Charles-André.
Son tutoiement ne sembla pas gêner le sorcier.
- Les sorciers ne ressentent pas la magie, rappela Billy. Elle a déjà essayé de me mettre un cristal jaune sur la main, puis un bleu. Je ne sens rien, rien du tout. C’est désespérant. Elle me demande de créer deux cristaux à la fois et me crie dessus parce que je les crée l’un après l’autre. C’est énervant pour elle comme pour moi.
- Ce n’est peut-être pas possible, d’en créer deux en même temps, je veux dire.
- Philippe parvient, selon Isabelle, à en créer trois à la fois, maugréa Billy. Non, je suis juste un mauvais sorcier. J’ai toujours été lent à créer des sorts.
- Isabelle aussi est une mauvaise mage noire, intervint James. Elle n’a commencé à apprendre la magie que très tard, après vingt ans. Elle stagne depuis longtemps. Elle forme Amel qui la dépasse déjà, et de beaucoup ! Moi, je suis trop vieux. Isabelle m’a aidé à exploiter mon potentiel mais je n’irai jamais plus haut, je le sais. Isabelle doit former des enfants, pas des vieillards comme nous.
Charles-André sourit.
- Isabelle est une mauvaise mage noire ? répéta-t-il. Elle a quand même tué un cercle 10 !
- Il ne s’y attendait pas, rappela James. Elle l’a pris par surprise. Tu as réussi à l’avoir en un claquement de doigts et tu pourrais le refaire sans difficulté. Isabelle est mauvaise et le restera. Un conseil : ne te frotte pas trop à Amel. Tu t’y brûlerais.
Charles-André rit.
- J’en prends bonne note.
James venait de le tutoyer. Les trois hommes commençaient à entrer en relation. Leur cohésion se renforçait doucement.
- Bon, on s’entraîne sans Isabelle ? Ça me changera de ne pas me faire crier dessus, proposa Billy.
- On fait ce qu’elle propose mais à un niveau bien plus simple. Charles-André, essaye de mettre un collier de souffrance sur Billy. Puisqu’il ne peut pas contacter la magie, il ne lui fera rien de toute façon. Je vais essayer de t’en empêcher. Billy se contentera de regarder. Ça vous va ?
Charles-André et le maître des morts hochèrent la tête. James ne parvint jamais à empêcher Charles-André de lancer son sort.
- Putain, t’es doué, gronda James.
Charles-André sourit.
- Mais comment font Amel et Isabelle ? C’est dingue ! Je n’arrive à rien !
Charles-André soupira mais se garda de tout commentaire. Il avait vraiment hérité des deux plus mauvais de la bande.
Jardin botanique de l’école de sorcellerie de Passravent – Jeudi 10 décembre 2009
Hubert la trouva enfin. Elle pleurait, recroquevillée sous un immense saule pleureur. Tout son corps tremblait. Elle gémissait et sanglotait misérablement en se balançant d’arrière en avant. Il s’approcha d’elle mais ne la toucha pas. Quand elle était en crise, ses réactions pouvaient être imprévisibles.
- Isabelle ? Je peux m’approcher ?
Elle gémit en s’écartant. La réponse était non. Il s’accroupit sans faire un pas de plus.
- Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
Elle était sortie de la salle B605 quelques minutes seulement après y être entrée. Elle avait touché un symbole sur le mur et avait disparu. Putain de téléporteurs de sorcier ! Impossible de retrouver lequel elle venait d’activer. Hubert avait mis plusieurs longues minutes à la localiser.
- Mon père t’a fait du mal ? proposa-t-il.
Il aurait vraiment été déçu que ce fut le cas. Cependant, il douta que James et Billy l’auraient laissé faire, même s’il supposait que le mage noir et le sorcier n’étaient pas de taille à empêcher le guide de la lumière cercle 8 de faire quoi que ce soit.
- Il a raison, pleurnicha Isabelle.
- Il a eu raison ? De te faire du mal ?
Les personnes battues se sentaient souvent coupables, à tort, des sévices qu’elles recevaient.
- C’est tellement dur ! murmura Isabelle.
Hubert brancha ses pouvoirs pour améliorer son audition afin d’être sûr de ne rater aucun mot de sa petite-amie.
- Je n’y arrive pas. C’est tellement évident pour moi. Je suis différente, trop différente.
- Hé ! Non ! s’exclama Hubert qui avait plus que jamais envie de la prendre dans ses bras mais se contint pour ne pas la blesser davantage. Ne dis pas ça ! Tu es merveilleuse. Ton don est…
- Un cauchemar, le coupa Isabelle. Il m’isole du reste du monde. Personne ne me comprend. Je n’arrive pas à formuler. C’est comme essayer d’expliquer à quelqu’un comment respirer. Je m’y prends mal, je le sais. C’est tellement dur !
Hubert tenta une approche mais Isabelle se recula en gémissant. Il s’éloigna d’un cran.
- Tu es dans une école, ici. Tu connais les professeurs. C’est leur travail d’enseigner. Peut-être pourrais-tu leur demander des conseils ? proposa Hubert.
Isabelle leva les yeux sur Hubert. Il y lut l’illumination. Elle semblait calmée, sereine.
- Tu as raison. Oui. Je vais demander de l’aide à madame Laloutre.
Hubert ignorait de qui il s’agissait mais il acquiesça, ravie de la voir mieux. Le mage blanc ressentit la déchirure dans la magie et l’instant d’après, Isabelle avait disparu. Il soupira et espéra qu’elle leur reviendrait un peu plus armée pour expliquer son don.
Le goûter fut l’occasion d’une fête pour l’anniversaire des deux ans de Cristal. La fille d’Isabelle eut le droit à une explosion de magie qui la ravit. L’évènement ne fut marqué par aucune dispute. Hubert passa tout son temps avec Charles-André, à discuter, tandis que James escortait Yassima qui resta à l’autre bout de la pièce. La nourriture, préparée par Isabelle, ravit les papilles de tous.
- Elle va vite redevenir une truie à ce rythme, soupira Charles-André.
- Papa ! gronda Hubert.
- Quoi ? D’accord, j’ai été dur mais franchement, elle n’était pas mieux avec moi ? Je ne lui donne pas un an avant de devenir diabétique. Quelle misère ! Une fois dressée, elle s’est révélée être charmante et tout à fait consommable.
- Papa ! répéta Hubert, outré et dégoûté qu’une partie de lui adhère aux propos tenus par son père.
- Regarde-la ! Elle se goinfre de sucre et porte des vêtements qui masquent son corps. On dirait qu’elle a honte d’elle-même.
- Des années de tortures mentales et physiques l’ont peut-être traumatisée, qu’en penses-tu ?
- Je devrais m’excuser d’avoir pris soin d’elle, même contre ses pulsions destructrices ? M’excuser d’en avoir profité au passage ? Hors de question. C’était ma chose et j’en ai pris soin. À ma façon, peut-être, mais quand même. Maintenant qu’elle est libre, elle se suicide à petit feu. Quel gâchis !
Hubert avala difficilement sa salive. Il ne parvint pas à répliquer. Il observa sa mère se resservir du gâteau et grimaça.