Parcourir les couloirs en gardant les yeux rivés devant lui comme si rien n’existait autours de lui était le meilleur moyen de faire le point sur sa réputation. Les élèves oubliant que les oreilles de Thalion étaient toujours fonctionnelles et que la discrétion n’était pas leur qualité première, leurs langues se déliaient et les murmures à son sujet l’accompagnaient sur le chemin.
— Il n’est pas humain, c’est pas possible…
Et pourtant…
— S’il voit les morts, c’est qu’il est au moins à moitié mort… Il serait un mort-vivant ? Peut-être qu’il est vraiment mort…
Tiens, un peu d’originalité ! Elle était pas mal, celle-là.
— C’est vrai, il sent la mort…
C’était la faute d’Apocryphos, pas de son hygiène.
— Elle l’accompagne où qu’il aille…
Il la subissait, plutôt.
— Moi, c’est tes pensées démoralisantes que je subi, rétorqua Apocryphos. Ça me tue, il faut bien que je mette un peu d’ambiance.
Thalion soupira bruyamment. Les élèves, pensant être la cause de son irritation avec leurs agaçantes messes basses, déguerpirent aussitôt. Le silence remplaça les bourdonnements dans les oreilles de Thalion et ses pas claquèrent au sol, retentissant dans le couloir désormais vide. Au moins, si on l’entendait parler seul, on penserait qu’il échangeait avec un fantôme.
— Tu devrais bien t’entendre avec les morts, vous avez tous grise mine, poursuit la déité.
— Justement, à ce propos, tu m’expliques ce qu’il se passe ? Pourquoi je suis capable de voir les fantômes ? Je suis un humain vivant, aux dernières nouvelles !
— Un humain qui sert de prison au dieu de la mort. Tu n’espérais pas tirer uniquement des avantages de ma divine présence, quand même ?
— Je pensais en avoir suffisamment essuyé les frais avec les migraines et l’appropriation de mon corps…
— Quelle naïveté. Le sort se défait, mortel. Autrement dit, mon essence – ou mon âme, si tu préfères – n’est plus entièrement neutralisé par l’enchantement. Plus le temps va passer, plus je vais avoir une influence sur toi. Samhain a dû favoriser mon impacte sur ta vision.
Forcément, une forte proximité avec la mort et un voile entre les deux mondes plus fin ne pouvaient que faciliter le développement de sa perception fantomatique. Thalion se demandait ce que M. Cowen allait en dire. Il connaissait sa situation avec Apocryphos, donc il comprendrait que ce n’était qu’une conséquence de la possession.
Après avoir toquer, il pénétra dans le bureau du proviseur. Ce dernier était en plein appel, assis à son bureau. Face à lui flottait une flaque d’eau sur laquelle le visage de son interlocuteur apparaissait.
— M. Bousebois, je comprends la situation, mais renvoyer un élève pour ça serait exagéré. Même si voir les fantômes est anormal pour un humain vivant, ce n’est pas un souci en soi. Cela pourrait même s’avérer utile…
La porte claqua, attirant sur Thalion un coup d’œil de M. Cowen.
— Je vais devoir vous laisser, mon prochain rendez-vous m’attend, et il est de la plus haute importance.
— Plus important qu’un entretien avec un conseiller ? Vous vous moquez de moi ?
En guise de réponse, M. Cowen claqua des doigts, et la flaque d’eau tourbillonna, rétrécissant jusqu’à obtenir la taille d’une bille. Les résidus aqueux se glissèrent ensuite dans un petit flacon en verre disposé près des cadres photos sur son bureau. Un chaleureux sourire se répandit sur le visage du proviseur qui se leva pour l’accueillir.
— Thalion, le fils que j’aurais pu avoir, te voilà enfin !
— Ne me désignez plus jamais comme ça, ça me file la nausée.
— Viens t’assoir, je t’en prie.
Il l’incita à s’installer sur une des chaises devant son bureau en bois massif. Thalion obéit et prit place face à M. Cowen qui se rassit. De l’intérieur de sa veste en velours chamarrée, il sortit une assiette où un des macarons étaient entassés.
— Une petite faim ? Ils sont délicieux, assura-t-il devant l’air dérouté du maudit.
Malgré leur apparence appétissante, Thalion ne voulut pas savoir si une odeur de transpiration se ressentait dans le goût.
M. Cowen fit disparaître l’assiette et croisa les mains sur la table. Son regard de renard fixait l’adolescent avec intensité au point de le faire gigoter sur son siège, mal à l’aise. Il ne parvenait pas à deviner ce que M. Cowen avait en tête, son visage ne laissant rien transparaître de ses intentions.
— Ces dernières semaines ont été mouvementées pour toi, pas trop épuisé ? s’enquit-il après un moment de silence.
— Je pense que mes cernes parlent pour moi…
— Effectivement, tu fais peur à voir. Je peux t’apprendre quelques sorts de magie rose utiles pour avoir bonne mine. Je les ai personnellement testés. Si tu souriais plus souvent, aussi…
En guise de démonstration, Thalion sourit.
— … Finalement, il ne vaut mieux pas. On dirait un tueur en série. Sinon, j’ai des crèmes ou des potions très efficaces.
Le jeune homme plissa des yeux.
— Vous êtes étrangement sympathique avec moi, aujourd’hui.
— Ne le suis-je pas toujours ?
— C’est vrai, mais dans ce contexte, c’est particulièrement suspect.
M. Cowen croisa les bras sur son torse en s’appuyant sur le dossier de son trône en bois.
— Je m’inquiète seulement pour toi. Je suis parfaitement au courant des complications que provoquent ta possession puisque j’ai dû en gérer les répercussions. Convaincre Mme Klaim que ton enchantement runique fonctionnel malgré les runes inconnues n’avait pas été soufflé par les Ombres et que la mystérieuse créature était en réalité inoffensive n’a pas été simple. J’ai dû mentir en prétextant connaître le fameux ami et confirmer qu’il ne représentait aucun danger. Je ne te parle même pas de M. Trèz qui était dans un état épouvantable après l’apparition de Nécros…
— À ce propos, tant que j’y pense, tu m’expliques pourquoi ça a pu se produire ? s’enquit Thalion avant d’ajouter devant la confusion du proviseur : Pardon, M. Cowen, c’est à Apocryphos que je m’adresse.
— Oh, je vois. Fais, je t’en prie, je suis tout aussi curieux de connaître la réponse.
— Que veux-tu que je te dise, mortel ? répondit la déité avec dédain.
— Tu m’as assuré n’avoir établi aucun contrat, lui reprocha-t-il.
— Je n’ai pas menti, je ne possède aucun familier. Je n’avais simplement pas prévu que le sortilège prendrait en compte les contrats de travail.
— Pardon ? Tu as un contrat de travail avec Nécros ? répéta Thalion, interloqué.
— À l’origine, non. Mais quand les humains ont inventé le code du travail, il s’est mis en tête de faire respecter ses droits. On s’est embrouillés et on a fini par se mettre d’accord sur un contrat.
Thalion secoua la tête, désabusé, pendant qu’Apocryphos se plaignait du caractère infernal de son serviteur.
— Sache que, vu de l’extérieur et sans aucun contexte, te voir parler seul et extrêmement troublant et donne envie de fuir très loin, mais je pense avoir compris la situation, conclut M. Cowen. Le principal, c’est qu’il ne soit pas resté longtemps. J’ai persuadé M. Trèz qu’étant donné la rapidité de l’apparition, rien n’assurait que ce soit réellement Nécros, et je suspecte certains élèves de rester dans le déni. Après tout, faire surgir le serviteur de la mort, qui plus est pour une première tentative, est surréaliste, même pour un corbeau. En revanche, si l’absurdité de la situation les a rebutés à en parler avec leurs parents, ce n’est pas pareille pour les fantômes.
M. Cowen soupira, l’air de regretter la tranquillité à laquelle il avait été habitué avant l’entrée de l’adolescent à l’académie.
— Les élèves affolés qu’un « mort-vivant » circule parmi eux n’ont pas perdu de temps avant d’informer leurs parents de ton nouveau don, ce qui est rapidement remonté jusqu’à M. Bousebois. Sais-tu à quel point les entretiens avec le conseiller de l’éduction sont ennuyants ?
— Vous vous êtes déjà plains de lui, il me semble. Et donc ? Vous n’allez pas me virer parce qu’on pense que je suis un mort-vivant, si ?
— Ah ! Quand M. Bousebois a fait référence à cette conjecture, j’ai eu du mal à réprimer mon fou-rire.
Son sourire s’effaça et son visage s’assombrit.
— Honnêtement, Thalion, ça me coûte de l’avouer mes heureusement pour toi que tu as accepté de me dire la vérité et que j’éprouve une affection particulière à ton égard. Sans ça, je ne t’aurais pas gardé comme élève à l’académie. Je veux dire, entre les Ombres, l’enchantement runique inconnu, Nécros et ta capacité à voir les fantômes, tu as tous les signaux pour dire « La malédiction va se réaliser. Je vais tous vous buter ».
— Mais vous savez pour Apocryphos et que je suis simplement victime de la possession.
— Oui. Ça n’enlève rien au danger que tu représentes mais ça a le mérite d’être défendu. Raison pour laquelle je m’acharne à te blanchir au détriment des complications que ça engendre.
— Vous pensez aussi aux bénéfices que vous pouvez en tirez…
M. Cowen prit un air vexé, la tête légèrement penchée.
— Je ne suis pas si calculateur…
— « Même si voir les fantômes est anormal pour un humain, ce n’est pas un souci en soi. Cela pourrait même s’avérer utile… ».
Ne pouvant pas se trouver d’excuse, M. Cowen abandonna les faux-semblants et soupira, vaincu.
— Bon, j’avoue que me faire bien voir par le dieu de la mort et surtout par toi est une source de motivation, et les avantages que je mentionne sont ceux qui peuvent également te valoriser dans les cas comme celui-là. Si tu montres qu’on n’a rien à craindre de toi, M. Bousebois n’a aucune raison de me mettre la pression pour te renvoyer.
Thalion croisa les bras, méfiant.
— Qu’avez-vous en tête ?
— Détrompe-moi si j’ai tort mais tu restes ici pendant les vacances de Samhain, non ? Ta présence et ta nouvelle capacité sont, pour l’académie, une aubaine. Vois-tu, les fantômes sèment sans arrêt la pagaille en cette période. Ils profitent de leurs pouvoirs éphémères pour détruire les repas préparés par les cuisiniers, embêter les élèves en leur faisant peur et faire tomber des objets sur la tête des professeurs au point d’en assommer certains. Bref, un calvaire.
— Donc vous voudriez que je les dissuade de causer des ennuis et les surveille, devina Thalion.
— Plutôt qu’en échange de leurs bons comportements, tu acceptes de combler leur solitude en leur tenant compagnie, nuança M. Cowen.
Thalion souffla, agacé. Il comprenait la souffrance des fantômes et les besoins de l’académie, mais passer deux semaines avec les morts… On avait vu mieux, comme vacances.
— Accepte, mortel, l’incita Apocryphos. Aglaé aura sûrement mieux à faire que de traîner avec toi, tu peux bien consacrer ton temps libre à eux. Tu ne perds rien, d’autant que les fantômes peuvent s’avérer plus utiles qu’on ne le pense.
Le maudit fit la moue. Effectivement, Aglaé préférerait sans doute rester avec d’autres de ses amis plutôt qu’avec un garçon poursuivi par les défunts. Et puis, les avoir dans la poche ne pouvait pas être une mauvaise chose.
— Admettons que j’accepte, dit Thalion. Les fantômes et l’académie sont tous les deux gagnants, mais moi, quel avantage j’en tire ?
— Hmm… Je reconnais que ce n’est pas équitable. J’accepte de t’accorder un souhait dans la mesure du possible, légal et sans danger.
— Ça fait beaucoup de conditions, pour un souhait, bougonna-t-il.
— C’est à prendre ou à laisser.
Thalion dévisagea M. Cowen qui attendit patiemment sa réponse, l’air serein. Le maudit pourrait refuser, et dans ce cas-là, tout le monde serait perdant. Mais il y avait une chose qu’il désirait, et c’était l’unique occasion de l’obtenir. Une telle opportunité ne se reproduirait pas.
— Je veux que vous me laissiez allait au camp.
M. Cowen demeura silencieux quelques instants, imperturbable, avant de répondre :
— J’ai dit « sans danger ».
— Si vous laissez des élèves y aller, c’est que ça l’est.
— Pour toi, c’est différent.
Thalion sentit la colère gonfler dans sa poitrine et le sentiment d’injustice le pousser à la rébellion.
— Être seul ne me dérange pas, mais je refuse d’être le seul deuxième année à rester coincé ici, c’est trop la honte ! Être mis à l’écart par l’académie va empirer ma réputation et la perception qu’on a de moi, déjà qu’avoir le signe du corbeau ne m’aide pas… Rater la sortie culturelle la plus prisée des magériens va m’exclure encore plus, nourrir mon sentiment d’injustice, donc renforcera mon lien avec les Ombres, ce qui est plus dangereux que de me laisser partir !
Thalion comprit qu’il avait marqué un point car M. Cowen se mura dans le silence, en pleine réflexion.
— En plus, il y aura pleins de professeurs et le lieu est bien protégé, j’imagine. S’il y a le moindre problème, la moindre attaque, j’évacuerai avec les autres élèves sur le champ, ajouta-t-il.
— Bon. Je veux bien te laisser y aller. En revanche, tant que Frédéric ne m’aura pas donné son accord, tu resteras ici, donc à toi de te débrouiller pour le convaincre.
— Ça marche ! s’enthousiasma Thalion, plus déterminé que jamais.
Berry pouvait se montrer intransigeant quand il s’agissait de sa sécurité, mais Thalion le connaissait. Il saurait trouver les arguments pour le faire plier.
La joie du jeune homme retomba quand il remarqua l’air grave de M. Cowen.
— Ça vous embête tant que ça, que je vienne au camp ?
— Non, je songeais au dernier point que je souhaitais aborder, celui pour lequel je voulais absolument te voir.
L’estomac du magérien se noua d’appréhension. Il avait rarement vu un tel sérieux chez le proviseur et son extravagance innée.
— Après ta capacité à manipuler la magie divine, que tu puisses entendre et voir les fantômes est la deuxième compétence que tu acquiers avec la possession. La nature divine d’Apocryphos agis sur toi et te transforme petit à petit. Le sort va continuer de s’éroder, te rendant plus vulnérable à son influence. Si on suppose que les spécificités du dieu de la mort t’impactent, tes prochains changements pourraient s’avérer plus dangereux.
Thalion ne comprit pas immédiatement à quoi M. Cowen pensait, jusqu’à ce que son regard s’attarde sur les mains du jeune homme. Son sang se glaça tandis que l’horreur de cette hypothèse souleva son estomac.
— Vous pensez que… mon toucher pourrait devenir mortel, comme celui d’Apocryphos ? s’épouvanta-t-il.
— C’est une possibilité qu’il faut envisager, confirma le proviseur. J’ai peut-être tort, mais on ne peut pas se permettre de prendre le risque, d’autant que cela pourrait survenir à n’importe quel moment…
Thalion déglutit, complètement sonné. Un poids lourd comprimait sa cage thoracique pendant que son cerveau l’avertissait d’un risque imminent. Malgré sa respiration saccadé, l’air lui manquait. Il s’imagina tuer un élève rien qu’en le frôlant par mégarde, ôter la vie en ne faisant qu’effleurer la peau, voir la nature flétrir à son simple contact, les fruits dans sa main pourrir en accéléré… Il porta une main à sa bouche, en proie à de violentes nausées. Que ferait-il si cela se produisait en plein cours ? Et si un de ses amis en était la première victime ? Devait-il s’isoler ? Que deviendrait-il s’il tuait quelqu’un sans le vouloir ?
Le tumulte de ses pensées fut interrompu par une douce mélodie qui, progressivement, captiva l’attention de Thalion. Il pivota vers le coin de la pièce qui accueillait les instruments de musique de M. Cowen. Noyé dans la peur qui s’était emparée de lui, Thalion n’avait pas remarqué que le proviseur avait quitté son bureau pour aller jouer du violon. L’objet posé sur son épaule gauche, il faisait glisser l’archet le long des cordes pour en libérer une musique aux sonorités apaisantes. Debout, les yeux fermés, il était concentré sur ses gestes pour produire de délicats et harmonieux sons qui envoutèrent Thalion. Lentement, les battements frénétiques de son cœur ralentirent pour s’accorder au rythme paisible de la musique, et ses pensées se firent moins oppressantes, comme pour laisser pleinement la place aux notes de résonner en lui.
M. Cowen acheva sa complainte en la ponctuant d’une longue et puissante mélodie. Le silence les enveloppa, mais l’apaisement qui avait gagné Thalion demeura, comme si les notes subsistaient en lui.
— J’ai pensé que ce morceau te calmerait. Je le jouais souvent avec ton père, lui confia le proviseur en reposant l’instrument. Ta mère nous écoutait pendant qu’on jouait en dessinant dans son carnet.
Il s’approcha de Thalion, un sourire bienveillant ourlé sur les lèvres.
— Je ne voulais pas te provoquer un stress aussi soudain, je suis désolé. J’aurais dû mieux m’y prendre. Dans l’immédiat, il n’y a pas de risque, mais il vaut mieux prendre ses précautions. Il y a un seul moyen de protéger ton environnement du toucher mortel : porter des gants comme le fait Apocryphos.
— Je vais devoir… porter des gants en poudre d’os ? balbutia Thalion.
— Je ne sais pas quel sera la puissance de ton toucher donc… oui. Je m’occuperais de la commande, tu les obtiendras pendant les vacances. Mais tant que la possession continuera, tu devras les porter.
Thalion ne parvint pas à déterminer ce qu’il ressentait. Il avait l’impression d’être encore engourdis par les émotions étouffantes qui l’avaient submergé. Il lui sembla percevoir du soulagement à l’idée de pouvoir protéger ses amis sans avoir besoin de s’éloigner d’eux, mais aussi... de l’amertume. De la tristesse. Pourquoi ? Parce qu’il subissait une contrainte de plus ? Parce qu’il devenait toujours plus dangereux pour les autres ?
— D’accord, se résigna-t-il. De toute façon, je n’ai pas le choix. Si je tue accidentellement quelqu’un, son fantôme me hantera et je ne pourrais plus y échapper.
Les prunelles de M. Cowen étincelèrent comme s’il contemplait avec fierté son fils.
— Tu es fort, Thalion. N’en doute jamais.
Le proviseur posa son violon contre son bureau et se rassit sur son siège.
— Je vais pouvoir te libérer. Je compte sur toi pour les fantômes. Surtout, n’hésite pas à aller à l’infirmerie si tu as besoin de somnifère léger ou de quoi que ce soit. D’ailleurs, tant que j’y pense, peux-tu amener cette fiole à Mme Delacroix ? C’est un médicament expérimental que j’ai concocté avec les scientomages contre la Gorgose, mais les résultats sont prometteurs.
Il sortit de sa poche un flacon translucide dans lequel un liquide incarnat remuait. Thalion acquiesça en le saisissant. Il quitta ensuite le bureau. En marchant seul dans le couloir, il se sentit soudainement morose, comme vidé de son énergie.
— Ne t’inquiète pas, mortel. On s’habitue vite aux gants. La matière est plus agréable qu’on l’imagine. Moi, j’oublie complètement que je les porte en permanence.
— C’est sûr qu’au bout de milliers d’années à les porter, elles deviennent comme une seconde peau… Moi, j’ai quoi, deux ans max ? Sauf si les changements sont permanents…
— Thalion !
Le maudit se tourna vers Nohan qui trottait vers lui aux côtés de Cally, Aglaé, Léosus et Camille.
— On ne te voyait pas revenir alors on avait décidé de t’attendre ici, mais finalement tu as terminé avant, expliqua Cally en arrivant devant lui.
— Alors, t’es viré ? demanda Camille de but en blanc.
Tout le monde le fusilla du regard. Thalion ricana.
— Pas encore.
Camille souffla du nez, peu étonné. Un faible sourire étira le coin des lèvres de Thalion devant le nette soulagement qu’exprimaient Nohan et Cally. Aglaé acquiesça, satisfaite de cette décision.
— Tant mieux. Ça aurait été dommage d’être renvoyé alors que tu n’as rien fait de mal.
— Comment t’as fait ? s’enquit Léosus avant de préciser en le voyant froncer des sourcils : C’est juste que moi – et n’y vois rien de personnel – je t’aurais renvoyé fissa.
— Thalion n’est pas un zombie ou je-ne-sais-quelle-absurdité-de-ce-genre, M. Cowen l’a très bien compris, le défendit Nohan. Par contre, je te trouve l’air malade, tout va bien ? Il ne t’a pas menacé, quand même ? Tu as appris une mauvaise nouvelle ?
Les prunelles bleues de Nohan le fixaient avec inquiétude. Thalion se demandait quelle tête il ferait en apprenant que son toucher deviendrait potentiellement fatal. Il baissa les yeux sur ses mains encore tremblantes. Bientôt, elles seraient en permanence recouvertes d’un gant. Il ne sentirait plus jamais la chaleur d’une main. Avait-il seulement cherché une seule fois cette sensation, lui qui évitait les contacts physiques ? Savoir qu’il ne pourrait peut-être plus jamais tenir une main transformait cet acte banal, qu’il avait pourtant toujours éviter, en quelque chose de précieux. Il ressentit le besoin urgent de l’exécuter, Comme s’il voulait le faire une dernière fois avant de ne plus en avoir la possibilité, garder un souvenir dans sa chair de la chaleur d’une paume, de la douceur d’une peau.
— Donne-moi ta main, ordonna-t-il à son ami.
Nohan le dévisagea, pris de court par cette demande inhabituelle, mais accepta. Thalion entremêla leurs doigts et tâcha de graver dans son esprit et ses nerfs les sensations que cela procurait. Ses amis échangèrent des coups d’œil confus, perplexes devant son air concentré. Thalion ne savait ce qui les déroutait le plus entre sa demande et le sérieux avec lequel il exécutait cet acte pourtant ordinaire, mais il se fichait de paraître bizarre ou ridicule
Il voulait profiter de ce qui était possible avant que cela lui soit interdit.
Ignorant les questions soucieuses de ses amis après avoir relâché la main de Nohan, Thalion montra la potion de M. Cowen à Aglaé. Lorsqu’il lui expliqua ce que c’était, ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Elle saisit la fiole, ébahie. L’émotion qui se lisait dans son regard était touchant. Savoir que la situation de sa mère n’était pas ignorée et que le proviseur s’en préoccupait l’émouvait au point de lui en faire perdre la voix. Sans attendre plus longtemps, ils se dirigèrent vers l’infirmerie. Thalion éprouvait une pointe de fierté à ne pas y avoir mis les pieds depuis le début de l’année. Vu sa malchance, c’était un exploit.
— Maman, tu devrais davantage te reposer ! se plaignit Aglaé en pénétrant dans la salle.
Mme Delacroix détacha ses yeux ambrés de la magérienne assise sur le lit et les posa sur sa fille. Un sourire étira ses lèvres en voyant le groupe qui l’accompagnait.
— Ma chérie, je suis contente de te voir ! Je fini de m’occuper de ma patiente et je suis à toi.
Elle s’attela à soigner la pauvre magérienne victime du sortilège Tètdera. Son nez s’était allongé et affiné pour ressembler à un museau, ses yeux brillants de larmes ressemblaient à deux grosses billes noires, des moustaches étaient apparentes sur ses joues humides et ses oreilles s’étaient élargies, dépassant de ses cheveux. Camille et Léosus étouffaient tant bien que mal leurs rires pendant que Cally et Nohan n’éprouvaient que de la peine pour l’adolescente. D’après ses explications entrecoupées de sanglots, son amie l’avait mis au défi de lancer le sort sur elle, sauf qu’elles n’arrivaient pas à l’annuler.
Aglaé souffla, agacée.
— C’est à cause de ce genre de bêtise que ma mère refuse de prendre une pause. Elle est persuadée que sans son aide, l’infirmerie ne pourra pas s’occuper de tous les élèves et qu’elle les abandonnerait à leur sort, d’une certaine façon.
Thalion observa les élèves qui pullulaient la pièce. Certains étaient allongés dans l’un des multiples lits alignés, et d’autres attendaient patiemment d’être soignés, parfois dans des états déplorables. Il faut avouer qu’un accident est vite arrivé. Au dernier cours d’alchimie, un camarade de classe s’était brûlé le bras en faisant tomber une goutte de graisse de loup rouge dans les flammes d’un esprit de feu.
Le plafond était toujours aussi aveuglant, mais des plantes purifiantes avaient été ajoutées sur les murs sur lesquels elles grimpaient, apportant un peu de vert dans ce blanc étincelant. Thalion songea que pour passer le temps, dans le cas où il se retrouverait coincé ici, il tromperait l’ennui en leur donnant un nom à chacune d’elles.
— Désolée de vous avoir fait attendre, s’excusa Mme Delacroix en les rejoignant.
— Pas de soucis, madame, mais Aglaé à raison. Vous travaillez trop, dit Léosus.
— Vous avez l’air fatigué… ajouta Cally.
Thalion ne pouvait qu’acquiescer. Outre ses cernes sombres, l’épuisement lui faisait de petits yeux et sa peau noire était terne. Mme Delacroix posa ses mains sur ses hanches, le regard réprobateur.
— Les enfants, ce n’est pas votre rôle de vous inquiéter pour moi, leur reprocha-t-elle.
— Mais votre maladie… bredouilla Nohan.
— Je vie avec depuis des années. Avec les perturbations de l’arbre, elle draine davantage mon énergie, mais elle ne m’empêche pas de travailler.
— Si tu continues comme ça, c’est ce qui va se passer, rétorqua Aglaé. Heureusement que d’autres gens que moi font en sorte de prendre soin de toi à ta place.
Elle montra à sa mère la fiole contenant le liquide rouge clair.
— M. Cowen a créé ce médicament pour toi, expliqua-t-elle.
— C’est au stade expérimental, mais les résultats seraient plutôt encourageants, précisa Thalion.
— M. Cowen, le proviseur ? répéta-t-elle, troublée.
Il acquiesça. M. Cowen avait ses extravagances, mais il savait faire attention aux autres, même si ça ne se voyait pas de prime abord. M. Delacroix eut l’air bouleversé en découvrant que celui qui avait l’habitude de crapahuter partout avait pris de son temps pour lui concocter un antidote. Elle chancela.
— Maman, tout va bien ? paniqua Aglaé en lui agrippant le bras.
— Oui, excusez-moi, souffla-t-elle en papillonnant des yeux. C’est l’émotion qui… Enfin, je dois être un peu fatiguée, aussi, c’est vrai.
— Viens t’assoir, ordonna sa fille d’une voix sans appel.
Mais avant d’avoir atteint le lit le plus proche, Mme Delacroix s’écroula. Camille et Léosus se précipitèrent pour la retenir et éviter que sa tête se cogne contre le sol.
D’une voix blanche, Aglaé appela sa mère évanouie par terre.
— Maman ? Maman ! Réponds-moi !
Les infirmières se précipitèrent vers leur collègue. Les patients présents dans la pièce se redressèrent pour tenter de comprendre ce qu’il se passait. Une des soignantes releva la manche de Mme Delacroix.
Les tâches grises engendrées par la Gorgose s’agrandissaient à vue d’œil.
Heureusement, grâce à la potion de M. Cowen, la transformation en pierre de Mme Delacroix avait rapidement été endiguée. Cependant, l’infirmière n’avait pas repris connaissance. Elle avait été emmenée dans sa chambre pour plus d’intimité. Aglaé n’avait pas quitté son chevet de l’après-midi. Quant à eux, ils étaient restés avec elle, mais avaient fini par regagner leur chambre après les derniers cours de la journée.
— Vous croyez que ça va aller pour Mme Delacroix ? les interrogea Nohan.
Allongé sous sa couette, Thalion tourna la tête vers son ami, couché dans son lit, dont le front était plissé par l’inquiétude. Il avait passé la soirée à se ronger les ongles, soucieux de l’état de l’infirmière ainsi que du moral de sa fille.
— Le médicament a l’air efficace, et Mme Delacroix est forte. Elle devrait rapidement s’en remettre, le rassura Thalion.
— Après, ça ne sert qu’à retarder l’inévitable. Son efficacité ne durera pas éternellement.
Thalion fusilla du regard la mezzanine au-dessus de lui d’où provenait la voix.
— J’ai étrangement froid dans le dos, comme si je ressentais une aura meurtrière… dit Camille. Je ne fais que dire la vérité, ça ne sert à rien de se bercer d’illusion. Mais pour l’instant, Mme Delacroix a l’air de tenir bon. Nous, tout ce qu’on peut faire pour elle et Aglaé, c’est les soutenir, alors inutile de se prendre la tête pour quelque chose qui n’est pas de notre ressort.
— Un tel détachement me sidère… marmonna Nohan, mais tu n’as pas tort.
— Nohan qui reconnait que j’ai raison, je vais noter ce jour dans mon agenda pour le fêter.
— T’as pas d’agenda, répliqua Thalion.
Sans le voir, il devina que Camille levait les yeux au ciel. Nohan claqua dans ses mains pour éteindre les lumières émanant des fleurs lumineuses. Thalion bailla, les paupières tombantes. Encore une journée éreintante. Entre ses premiers contacts avec les fantômes, la convocation avec M. Cowen et l’évanouissement de Mme Delacroix, Thalion avait mérité un peu de répit. Sans surprise, le sommeil l’emporta rapidement, et il se laissa volontiers submerger par le néant.
Quand il ouvrit les yeux, il se trouva dans une pièce blanche. Enfin, il qualifiait cet espace de pièce, mais aucun mur ne délimitait l’endroit. Seul un sol éclatant était matérialisé. Le maudit tâta son corps habillé de son pyjama. Il se sentait étonnamment léger. Il devait être en train de rêver. D’habitude, ces scènes oniriques avaient lieu à l’académie, pas perdu au milieu de nulle part, et Eris était là. D’ailleurs, c’était la première fois qu’il avait conscience de rêver. Thalion fronça les sourcils. Pourquoi avait-il l’impression que quelque chose clochait ? Était-il vraiment en train de rêver ?
— Thalion !
Le jeune homme se figea, le souffle coupé. Bien sûr que non, il ne rêvait pas. C’était un cauchemar. Il ne pouvait pas en être autrement quand il entendait cette voix.
Pourtant, ce son avait retenti avec une netteté qu’il n’avait jamais expérimenté durant ses nombreuses nuits. Le cœur cognant violemment dans sa poitrine, il se retourna lentement.
De la bile remonta son œsophage lorsqu’il croisa ce regard pétillant qu’il avait tant aimé. Un large sourire se dessina sur le visage malicieux qui se tenait devant lui. La magérienne posa les mains sur les hanches, sa chevelure orange-sanguine dévalant en cascade sur ses épaules.
— Je t’avais dit qu’on se retrouverait, se targua Eris.
M. Cowen est toujours aussi excentrique et intrigant. Heureusement qu'il est là pour Thalion. C'est presque trop beau pour être vrai. è.é
Et ce pauvre Thalion qui voit sa situation empirer à vitesse grand V ! Pour le coup, ce tome 2 est bien dans la lignée du premier, Thalion a vraiment la poisse, mais il fait face avec courage. Et il a pris la main à Nohan, oh oh oh. :p
Bon, dans son malheur, il a quand même réussi à négocier son départ au camp ! Je sens que ça va mal finir. Ça promet de belles péripéties, j'ai hâte de lire tout ça.
J'adore le personnage de M. Cowen, je m'éclate à écrire les scènes avec lui. Mais c'est vrai que Thalion a rarement autant de chance avec les adultes...
Eh oui, la possession par le dieu de la mort, c'est pas de la rigolade ! Mais notre petit Thalion est courageux, et au moins cette situation fait un peu avancer les choses avec Nohan :p c'est un petit pas, mais pas rien vu le personnage... J'avais d'ailleurs peur de rendre la situation trop mielleuse mais je crois m'en être plutôt bien sorti.
C'est clair qu'il va s'en passer, des choses ! De mon côté, j'ai hâte que tu découvres tout ça :)
Merci pour ton commentaire !