Tandis qu’Esteban résumait rapidement leurs découvertes à Alain, Ana cherchait de pièce en pièce la jeune fille manquante.
« Esther ? Esther ?
- Laisse tomber, Ana. »
Elle retourna auprès des garçons, quelque peu interloquée par l’appel d’Alain.
« Pardon ?
- S’il vous plaît, vous deux… Réfléchissez cinq secondes. Vous vous souvenez des questions que nous a posées Cristalline ? Il y a quatre cent cinquante ans, Maître Marie-Gabrielle guérissait la peste bleue grâce aux pouvoirs de l’amulette des étoiles. Il y a neuf cent ans, c’était Maître Merlin qui construisait l’École. Et aujourd’hui, une gamine sort de nulle part avec une puissance magique inégalée et même le pouvoir de contrôler les orages. »
Il soupira.
« Nous nous sommes montrés stupidement négligents. Cette colonie a été attaquée il y a quelques heures à peine. J’ai pensé à chercher des survivants, et je n’ai même pas vérifié qu’il n’y avait plus de danger…
- Tu penses que ceux qui ont attaqué les gens de la banquise ont enlevé Esther ? »
Soudain, toutes les pièces du puzzle s’assemblèrent dans le cerveau d’Esteban.
« Attends. « Il sera l’objet des convoitises des mortels au cœur de requin. » Les gens qui ont volé l’amulette à l’École…
- Ont probablement attaqué cette colonie dans le but de trouver des informations sur la personne choisie par l’amulette, oui.
- Et ils ont compris que c’est Esther, et ils l’ont enlevée. »
Alain hocha la tête, sombre.
« Mais Esther ne peut pas être l’élue des étoiles, intervint Ana. Elle n’est pas née le mois du guépard. Vous vous souvenez ? Son anniversaire tombe le cinquième jour du mois du dragon d’argent, on l’a fêté dans les bois-peinture.
- Non, Ana. Le cinquième jour du mois du dragon d’argent correspond à la date où les Eraseher l’ont adoptée. Tu te souviens de ce que disait Auguste ? Ils l’ont trouvée dans le temple des morts à Sunamy, alors qu’elle avait déjà quelques jours. Il est tout-à-fait possible qu’Esther soit née à la fin du mois du guépard. »
Un lourd silence tomba sur la banquise. Leurs ennemis, qui qu’ils puissent être, avaient entre leurs mains l’amulette et l’élue des étoiles. Autant dire qu’ils étaient quasi tout-puissants.
« Le pire, c’est qu’on ne sait même pas qui ils sont, ni ce qu’ils veulent.
- C’est vrai ça. Vous feriez quoi, vous, si vous aviez le pouvoir des étoiles entre vos mains ?
- Je boosterais mon talent en dessin, dit Esteban, et je me ferais un nouveau T-shirt. »
Les autres rigolèrent. Mais la gravité de la situation les rattrapa vite.
« On parle de gens prêts à tuer pour mettre la main sur l’élue. Je crois qu’on est plutôt sur le cliché du méchant mégalo qui veut prendre le contrôle des Îles entières.
- Non ! » s’écria soudain Ana.
Elle s’était levée d’un bond. Ses yeux gris lançaient des éclairs.
- On ne va pas se laisser faire. Esther est mon amie, et je ne la laisserai pas tomber. Esteban, tu accepterais qu’un groupe d’individus louches ait un pouvoir incontrôlable ? Et toi Alain, tu n’as rien à dire sur le fait qu’une bande d’anonymes puisse bouleverser tout l’ordre des Îles du jour au lendemain, simplement à cause de son bon vouloir ?
- Tu as raison Ana, mais que pouvons-nous faire ?
- Tu peux déjà commencer par essayer de localiser Esther par télépathie. Depuis le temps que tu nous envoies des messages par la pensée, ça devrait être facile. Et puis, ils n’ont pas pu l’emmener bien loin. »
Alain hocha la tête et se concentra.
« Je n’entends rien. Ni Esther, ni les gens qui auraient pu l’enlever. Tout ce que je perçois, ce sont les animaux de la mer, ceux de la forêt d’Ix-et-Lut, et le brouhaha lointain des Îles civilisées.
- Et le monsieur évanoui juste à côté ?
- Il est évanoui, c’est normal que je ne ressente rien.
- Donc Esther doit être évanouie elle aussi ?
- Peut-être. Mais dans ce cas, je devrais capter au moins les pensées de ses ravisseurs. Donc soit les gens qui l’ont prise se sont suicidés, soit… Soit ils parviennent à se dissimuler à mes sens télépathiques.
- C’est possible ?
- Oui. Il suffit d’être un Maître en télépathie. »
Encore une fois, Alain avait jeté un froid. Maître en télépathie. Les personnes impliquées dans l’enlèvement d’Esther, et probablement dans le vol de l’amulette, étaient des Maîtres magiciens. Eux-mêmes n’avaient même pas terminé leur cycle inférieur…
« Mais nous ne sommes pas obligés de les combattre seuls, reprit Alain. Il suffit de retourner aux Îles. Maître Cornélius et les autres Maîtres de l’École nous… »
Le regard sombre qu’échangèrent Esteban et Ana lui ôta sa confiance.
« Vous ne pensez tout de même pas que l’École puisse être impliquée dans cette affaire ? »
Silence. Bien sûr que si. Bien sûr que l’École était impliquée dans cette affaire. Et le pire, c’est qu’ils auraient pu s’en rendre compte depuis le début. Cela ne faisait aucun sens d’envoyer quatre gamins sans expérience au bout du monde pour aller chercher l’aide d’une nymphe dont ils connaissaient à peine l’existence ! Et puis, qui de mieux placés pour voler un objet gardé dans la réserve de l’École que les professeurs de l’École eux-mêmes ?
« Alors il faut aller à Eklara. La reine, ma mère, nous recevra. Elle est probablement la meilleure alliée que nous ayons en ce moment. »
Le corps d’Esther reposait mollement dans le brancard. La jeune fille en avait vaguement conscience tandis que son esprit divaguait. Elle courait sur la plage, vêtue d’une robe légère, le vent soufflant dans ses nattes. Non loin d’elle, son ange gardienne, nimbée d’une aura de lumière, lisait un vieux livre de poésie. Elle était heureuse.
Il était environ dix heures du matin quand trois adolescents aux allures de loqueteux se présentèrent aux grilles du palais d’Ekellar.
Alain et Esteban avaient passé la soirée de la veille à essayer de contacter les gardes-côte. Esteban s’était transformé en phoque et avait nagé en direction du sud pour emporter l’esprit d’Alain le plus loin possible. C’était beaucoup plus simple pour le télépathe de voyager en s’accrochant à un esprit qu’il connaissait bien, comme celui d’Esteban, que d’envoyer un message par la pensée sur une aussi longue distance. Ana et Esteban n’avaient pas vraiment compris pourquoi, mais après tout, c’était Alain le télépathe, il savait sûrement mieux qu’eux. La tâche restait tout de même très dure, et les deux garçons étaient revenus épuisés.
Les secours étaient arrivés au milieu de la nuit. On les avait installés tous les trois, Esteban, Alain et Ana, sur des dragons, tandis que l’homme de la banquise, toujours inconscient, était emporté par une équipe au sol. On les avait d’abord emmenés jusqu’à Forafyre, la base militaire la plus au nord de l’Ekellar ; située sur un rocher battu par les flots, elle n’était peuplée que d’une poignée de soldats, deux météorologues qui collectaient des données et un ermite dévoué au dieu des tempêtes. Dans ce semblant de civilisation, ils avaient pu terminer leur nuit ; et au petit matin, un navire était prêt à les emmener à la capitale.
À présent, escortés par le capitaine de Forafyre, ils remontaient l’allée principale du jardin du palais, sous les regards méprisants des courtisans qui n’avaient pas reconnu leur prince.
« Qui ne laisse-t-on pas entrer dans le palais de nos jours ! s’écria l’un d’eux. Le ministre des Écoles se marie avec une roturière, une délégation de paysans demande à parler à Sa Majesté, et maintenant, un quelconque garde-côte se croit autorisé à ramener des gamins des rues !
- Je suis d’accord avec vous, Monsieur l’Intendant, répondit Alain de but en blanc. Et le croiriez-vous ? on voit même des barons qui ne saluent pas leur prince lorsque celui-ci revient du bout du monde. »
L’intendant rougit violemment en reconnaissant Alain et plongea dans une profonde révérence. À présent assuré qu’on leur ficherait la paix, le prince entraîna ses amis d’un pas vif jusqu’à la porte principale.
Le palais n’était pas aussi luxueux que ne l’avaient imaginé Ana et Esteban. Il y avait certes des tapis au sol et des tableaux sur les murs, mais le carrelage n’était pas en cristal et les poignées des portes n’étaient pas faites d’or pur. Des panneaux indiquaient la salle du trône, mais celle-ci n’était en fait qu’un bureau où s’affairaient une dizaine de hauts fonctionnaires. La reine Louise était assise sur une chaise rembourrée ; elle portait une élégante robe bleue aux manches légèrement bouffantes, un bustier noir et une couronne en or. Alain et le capitaine s’inclinèrent devant leur reine, Ana et Esteban les imitèrent maladroitement. Alain fit un pas en avant :
« Votre Majesté, je vous présente mes respects. Veuillez excuser mon arrivée impromptue et ma tenue débraillée. »
La mère et le fils se fixèrent pendant quelques secondes. Ana et Esteban échangèrent un regard choqué : Alain vouvoyait sa mère ? Et il l’appelait Votre Majesté ?
« Vous êtes tout excusé, prince, répondit finalement Louise. Capitaine Torvic, continua-t-elle en se tournant vers le garde-côte, je vous sais gré d’avoir escorté le prince et ses compagnons jusqu’à Eklara ; mais plus encore, vous avez contribué à sauver la vie d’un saint homme du nord. Une prime de trois cent eklas sera versée à chacun de vos soldats ; quant à vous, je me pencherai sur votre dossier. »
En entendant ces mots, le capitaine mit un genou à terre.
« Votre Majesté, c’est un immense honneur…
- Vous le méritez. Prince, puis-je vous suggérer de conduire Monsieur Lupéar et Madame Recesa à vos appartements pour vous y rafraîchir ? Je vous ferai chercher sitôt que j’en aurai terminé avec les affaires courantes. »
La petite Estelle était recroquevillée sur elle-même. Au milieu de sa chambre, de sa cave plutôt, là où on l’avait mise pour la protéger des magicophobes. Les murs de béton autour d’elle l’oppressaient. Toujours la même pénombre, toujours le même air stagnant, toujours la même boule dans la gorge. Elle releva un peu la tête. Elle ne savait plus comment faire pour sortir de là.
Pendant ce temps, le corps endormi d’Esther reposait sur une couverture d’un bleu profond.
« Tout ça pour ça ? »
Ana fronçait le nez devant les bassines d’eau tiède que l’on avait montées dans la salle de bains d’Alain.
« On était supposé lui demander de nous aider pour Esther ! Mais au lieu de ça, elle nous envoie simplement nous laver comme des malpropres !
- C’est ce que nous sommes, Ana, des malpropres. »
Alain, derrière son paravent, s’était immergé avec délectation dans le baquet qui lui servait de baignoire.
« Ce n’est pas drôle. Et puis, d’où tu l’appelles Votre Majesté ? C’est ta mère !
- C’est le protocole. C’est comme ça qu’on doit s’adresser à la reine, en public.
- Mais quitte à suivre le protocole, on n’aurait pas pu le faire après s’être lavés ? intervint Esteban. Plutôt que de subir les regards de tout le monde pour… pour rien. »
L’elfe solitaire se frottait la peau avec rage, comme pour se débarrasser de toute trace des regards des courtisans.
« Pour rien ? Mettre la reine au courant de l’enlèvement d’Esther et s’assurer qu’elle s’occupe de l’affaire au plus vite, c’est cela que tu appelles « rien » ?
- Comment ça, la mettre au courant ? Tu ne lui as rien dit ! Et elle est toujours dans son bureau en train de s’occuper de ses papiers ! »
Alain reposa son savon et se versa une cruche d’eau claire sur la tête pour se rincer.
« Franchement, Esteban, tu pensais vraiment que j’allais lui dire tout ça à l’oral ? Devant une bonne dizaine de fonctionnaires dont la moitié au moins sont magicophobes ? Je lui ai tout dit par télépathie. Beaucoup plus discret, beaucoup plus rapide, beaucoup plus efficace. J’avais juste besoin d’être face à elle et d’avoir toute son attention. »
Il s’enveloppa dans une serviette parfumée.
« Et puis vous vous attendiez à quoi ? Elle n’allait pas jeter aux orties tout son calendrier. Elle va arriver dès qu’elle aura fini de signer quelques circulaires ou de jeter un œil à une proposition de loi à transmettre au parlement. »
En effet, quelques minutes plus tard, Louise XIV en personne frappa à la porte de son fils.
Ils avaient fini de se laver. Alain avait revêtu un joli costume bleu clair. Il en avait prêté un autre à Ana, blanc et or, qui la serrait un peu au niveau de la poitrine, mais bon, on faisait avec ce qu’on avait. Esteban, qui n’était pas vraiment porté sur les chemises à dentelles, avait emprunté un T-shirt et un jogging à Nicolas, le frère jumeau d’Alain.
Louise Rausle étreignit son fils et salua chaleureusement ses deux compagnons. Ils avaient peine à croire qu’il s’agissait de la même personne que la reine figée et formelle qu’ils avaient vue dans la salle du trône. Elle rentra immédiatement dans le vif du sujet.
« Avant tout, il faut s’assurer que c’est bien l’École de magie qui est derrière tout cela. Si possible, savoir dans quelles conditions ils détiennent Esther.
- Et quel est leur objectif, ajouta Alain.
- Aussi. Les enjeux ne sont pas les mêmes selon s’ils menacent d’instaurer une dictature sur les Îles entières ou s’ils cherchent seulement à, je ne sais pas, réparer à peu de frais un mur de l’École qui menace de s’écrouler…
- S’il s’agissait simplement de réparer un mur, il n’y avait pas franchement besoin de kidnapper Esther, fit remarquer Ana.
- Ni de massacrer les gens de la banquise, ajouta Esteban.
- C’est vrai. Esteban, puis-je vous confier l’espionnage ? Vos dons de polymorphe seront très utiles, et la directrice des Services Secrets ici présente – Louise XIV indiqua une plante verte dans le coin de la chambre – vous fournira l’équipement nécessaire. »
Alain regarda la plante verte désignée par sa mère et soupira.
« Madame la Duchesse de Lapulline, ce n’est pas drôle. »
La plante verte se souleva et une petite vieille dame en tenue de camouflage émergea du pot. Elle rempota la plante sans faire tomber une seule miette de terre à côté et s’approcha d’eux dans un parfait silence, comme si elle flottait au-dessus du parquet.
« Mes respects, mon prince, messieurs-dames. Duchesse de Lapulline, directrice des Services Secrets du royaume d’Ekellar.
- Ouah ! Vous êtes formidable ! » s’écria Esteban.
Et, tout enthousiasmé par l’idée de travailler avec cette professionnelle de la discrétion, l’elfe aux cheveux dorés s’élança à sa suite dans les couloirs du palais.
« Moi, elle me fait peur, murmura Ana une fois que les deux espions eurent quitté la pièce. Savoir qu’elle peut être n’importe où sans que je ne l’entende…
- Ne vous en faites pas, Ana, j’ai pour vous une mission qui devrait vous réjouir davantage. Savez-vous vous servir d’un émetteur à ondes de Korff ?
- Un émetteur à ondes de Korff ? répéta Ana, des étoiles dans les yeux. Je n’en ai jamais vu en vrai.
- Mais vous connaissez le principe ? »
Elle hocha la tête avec vigueur.
« Bien. La salle des communications se trouve au deuxième étage, première porte à gauche. Le code d’entrée est 63T0. Je vous laisse assurer la liaison avec Esteban et Mme de Lapulline. »
Ana fit une sorte de révérence (son pays d’origine, la Ramie, était une république, elle n’avait jamais appris à s’adresser à une reine) et gambada jusqu’à la porte. Un émetteur à ondes de Korff ! L’outil de communication et de chiffrage le plus perfectionné des Îles civilisées ! Vous vous rendez compte ?
Louise XIV restait seule avec Alain. La reine regardait son fils avec fierté. Le garçon qui cachait derrière son arrogance un grand manque de confiance en lui, était devenu un jeune homme droit et affirmé.
« Tu as bien changé.
- Cela fait trois mois, maman. J’ai un peu grandi.
- Il y a trois mois, tu n’aurais jamais fait confiance à l’Ekellar pour régler des affaires de magiciens. »
Alain le savait. Cela faisait quatre ans. Quatre ans auparavant, lorsqu’on l’avait obligé à choisir entre son droit au trône et ses pouvoirs magiques. Lorsque, du haut de ses dix ans et demi, il avait prononcé son abdication définitive. Lorsque, devant toute la cour et tous les notables et les badauds rassemblés, il avait dû s’agenouiller devant son frère et lui remettre la couronne de l’héritier du trône. Ce jour-là, humilié et désabusé, sa foi en son pays s’était brisée.
« Ce n’est pas en l’Ekellar que j’ai confiance. C’est en mes capacités d’utiliser à bon escient les ressources que j’ai à ma disposition. Dont l’Ekellar. »
Le fils et sa mère restèrent un moment à se regarder.
Tu as raison, Alain. Ce n’est pas parce que tu as renoncé au trône que tu n’as plus rien à voir avec le royaume.
Alain fixa Louise XIV avec ahurissement. Sa mère… venait de lui envoyer un message par télépathie.
« Toi aussi… »
La reine hocha la tête.
« Oui, Alain. Moi aussi. »