Le 26 juin, Fontainebleau
La Cour était arrivée au château de Fontainebleau la veille dans un grand état de fatigue et beaucoup poussèrent des exclamations de joie de retrouver le confort d'un château digne de rois. Cette halte était une étape avant de rejoindre Versailles.
Son Altesse Royale Mademoiselle prit possession de ses appartements et ne changea rien à son programme, elle suivait le mouvement comme une vague suivait la mer, rien ne semblait la surprendre ; elle avait une maîtrise incontestée de son environnement.
En cet instant, la duchesse de Montpensier était dans l'antichambre de la reine à écouter un concert avec la suite de Sa Majesté et Édith eut permission de faire quartier libre. Bras dessus bras dessous, elle descendit avec Anne jusqu'aux jardins et profita du pâle soleil qui pointait le bout de son nez. Ce mois de juin était particulièrement mauvais, il était frileux et le soleil n'était jamais au beau fixe. Les ombrelles étaient inutiles !
Elles bavardèrent avec entrain, gloussant en se racontant les derniers potins, puis Anne soupira :
— Nous allons bientôt être séparées, je le crains...
— Comment donc ? fit Édith, navrée.
— J'ai appris par madame de Montespan que Mademoiselle avait pour projet de rejoindre Paris, puis d'aller prendre les eaux à Forges et de monter à Eu.
— Elle n'irait donc point à Versailles ?
— Hélas...
— Alors qu'un divertissement retentissant s'apprête à être donné là-bas ! s'exclama Édith, douchée.
— C'est ce que l'on raconte...
— La barbe ! J'en ai assez de rester enfermée ! J'ai cru mourir à Beaune, le couvent était une prison et Mademoiselle s'y délectait, non je ne le puis... Partir sans avoir vu Versailles, c'est trop cruel !
— Consolez-vous ma chère, on dit aussi que la Cour que mène votre maîtresse est exquise en province...
— Palsambleu, je n'en ai que faire ! Si je voulais de la province, je prendrais le premier carrosse de messagerie et je courrais en mon Midi natal ! Si seulement vous étiez au service de Mademoiselle... Vous allez terriblement me manquer... bredouilla-t-elle en tapant dans un caillou.
Anne lui décocha un pauvre souris et soupira derechef, ce séjour à la Cour semblait un doux rêve avec Édith, las rien qu'un rêve...
— Je vois ma famille qui arrive dans les jardins, dit-elle tout à coup. Elle m'a fait parvenir un billet pour me prévenir qu'elle ferait le voyage pour me retrouver, n'ayant pu accompagner la Cour en Franche-Comté à cause d'une mauvaise fièvre quarte.
Mademoiselle de Meslay s'en alla après lui avoir serré les mains bien chaleureusement et s'éloigna en direction du château, où un petit groupe était rassemblé devant les escaliers.
Édith ne put supporter ce début de solitude et partit dans la direction opposée. Elle remonta le Grand Parterre et bifurqua du côté de l'étang des Carpes. Pendant qu'elle le longeait, abritée par les arbres de l'allée qui formaient par leurs branches hautes, une ombrelle verdoyante, elle s'interrogea, le regard rivé sur le pavillon au milieu de l'eau, sur sa fonction.
Il avait été construit en 1662 par Le Vau, l'architecte le plus renommé, sur la demande du roi et Édith le trouva singulier à sa manière, tout encerclé d'eau où des carpes avaient élu domicile.
Sa solitude fut rompue par Esperanza, la petite chienne de la reine, qui gambadait en remuant la queue derrière une Carlotina qui peinait à la suivre et à manœuvrer les autres chiens en laisse. Elle regrettait de ne pas avoir pris le carrosse dans lequel ces animaux étaient parfois promenés !
Esperanza fonçait vers Édith qui la reçut en s'accroupissant, les bras ouverts, un grand sourire sur le visage et la prit contre elle en riant.
— Là, là, il suffit Esperanza, dit-elle en essayant de se dégager des léchouilles de l'animal.
« Comme je suis contente de te revoir ! Comme je suis contente que tu n'aies rien ! » ne cessait de répéter la petite chienne.
Édith prit soin de ne pas croiser trop longuement son regard pour ne pas dévoiler un changement dans sa physionomie. Les pupilles d'un porteur du don se dilataient immédiatement comme celles de l'animal ; croiser ses yeux, même brièvement, était la condition pour nouer le dialogue. Or, il arrivait parfois qu'Édith entendît les animaux sans les avoir regardé...
À cet instant, il était parfaitement exclu que ses pupilles se dilatassent à la vue de tous ! Carlotina était trop près ! Édith renforça sa vigilance car Esperanza était une compagne bavarde et insatiable ! Et la demoiselle devait se méfier, son don ne passait pas inaperçu pour qui savait observer attentivement...
Pour se garder du péril d'être découverte par Carlotina, elle fit mine de ne rien entendre, et concentra son attention sur la naine qui venait d'arriver à sa hauteur, essoufflée, les joues rouges.
— Cette chienne se prend pour un lévrier ! dit-elle en tirant sur sa chemise pour s'éventer le col. Elle veut me tuer !
— Elle est fougueuse, voilà tout, répondit Édith mal à l'aise.
C'était la première fois qu'elles se retrouvaient face à face depuis l'incident de Dôle et le mésaise s'installa entre elles jusqu'à que Carlotina, en détournant le regard, s'exprime en bafouillant.
— J'ai appris... Enfin, on m'a instruite... de votre bonté à mon égard... et si je respire... je le dois à votre courage. Je vous remercie.
On eût dit que ces mots lui étaient arrachés de la bouche tant son expression ressemblait à une personne qui avait avalé du vinaigre.
— Je vous en prie, n'en parlons plus, fit Édith en caressant Esperanza qui continuait à la harceler de questions.
Les autres chiens au bout de leur laisse s'impatientaient de cette halte, le nez à terre, ils sentaient qu'il y avait mieux ailleurs. Un écureuil hardi traversa l'allée et les excita, Carlotina fut emportée, et elle usa de toutes ses forces pour rétablir son autorité chancelante. Les chiens continuèrent à aboyer et cela fit grand tapage et lever la tête aux jardiniers.
Carlotina revint vers Édith et sembla hésiter à formuler sa pensée, mademoiselle de Montgey l'encouragea d'un sourire et la naine se hasarda.
— Pourquoi m'avez-vous sauvé ? Je vous ai meurtri devant la reine l'autre fois... et personne ne nous aide jamais... Alors pourquoi ?
— Parce qu'aucun de nous ne mérite d'être roué de coups, surtout lâchement aux abois derrière une tente de nuit.
Carlotina perdit son assurance et se mit à bafouiller.
— Est-ce que... est-ce que quelque part, cela veut dire que je peux espérer que... l'on devienne...
— Amies ?
Carlotina se retourna pour ne pas entendre le refus qu'elle sentait poindre et se tapa la bouche pour avoir demandé pareille folie ! Les nobles n'étaient pas les amis des nains ! Elle ne le savait que trop !
Elle sursauta quand elle sentit une main se poser sur son épaule.
Édith s'accroupit et lui répondit, avec un sourire.
— Bien sûr, mais si vous arrêtez de me faire des mauvaises farces ! Vous vous battez avec des armes qui m'ont mortifié de honte !
Carlotina eut le souffle coupé à cette annonce et bégaya en battant des cils, ahurie.
— Vous... vous acceptez !
— Oui, je vous l'ai dit, seulement si vous me promettez de ne plus chahuter et de me faire des tours pendables !
La naine eut les larmes aux yeux et ne put s'empêcher de sourire, le cœur bondissant d'allégresse ! Pour la première fois de sa vie, elle avait une amie...
— Merci, merci infiniment mademoiselle de Montgey ! lui murmura-t-elle en lui prenant la main.
— Vous pouvez m'appeler simplement Édith, nous avons presque le même âge... du moins je le suppose...
— J'ai quinze ans !
— Moi aussi !
Les demoiselles se sourirent encore, puis Carlotina fut obligée de rompre là leur entrevue, les chiens étaient intenables. Édith la laissa aller mais demanda à garder Esperanza, Carlotina accepta, toutefois, elle lui demanda de la ramener ici-même dans une heure sans quoi la comtesse de Soissons, la Surintendante, serait furieuse.
Édith la remercia et reprit sa route, toujours avec le chien royal dans les bras, à laquelle elle répondit pour son plus grand bonheur. Esperanza s'était redressée dans ses bras et tapait de ses deux pattes avant sur sa gorge pour la faire réagir depuis un moment.
« Esperanza je ne pouvais te répondre ! Si on découvre mon don, je suis perdue ! »
« Mais je m'inquiétais, je croyais que tu ne m'entendais plus ! J'étais si triste que tu m'entendes plus, j'aime te parler ! »
« Moi aussi, cependant pas lorsque je suis trop près de quelqu'un... »
« Je vois... Je suis heureuse que tu ailles bien ! Quand j'ai appris ton malheur, je t'ai cherché mais la reine ne me laisse pas souvent la quitter...»
« Tu es un ange et je peux t'assurer que tout va bien, vraiment. Cette affaire est loin derrière moi... »
« Eh bien moi j'en cauchemarde encore ! Je te revois quand tu es entrée dans la tente de la reine, blessée, ta belle robe déchirée, le front ensanglanté, et la frayeur qui s'est lue dans tes yeux ! Quand tu t'es effondrée, heureusement que Val-Griffon a été le plus rapide pour te rattraper sans quoi tu tombais sur le sol dur et froid ! »
Oui, Édith gagne une amie, trop bien pour elle !!