— Ma grand-mère est dans la cuisine, si tu veux lui parler.
Léa s’approche de la pièce, tout en lançant des regards hésitants à Quentin.
— Tu crois qu’elle acceptera ?
— Bien sûr, ne t’inquiète pas.
Elle entre dans la salle. Thérèse est assise à table, en train d’éplucher des carottes. Quand elle la voit entrer, elle sourit.
— Bonjour Léa. Tout va bien ? Tu as l’air toute chose.
Léa s’approche timidement.
— Non non, ça va. En fait je voulais vous parler…
La vieille femme ne perd pas son sourire et désigne une chaise en face d’elle.
— Viens t’asseoir ici, je t’écoute ma grande.
Léa prend place, et après avoir préparé les mots dans sa tête, essaye de les rendre audibles.
— C’est au sujet de… cette mystérieuse histoire qui concerne nos familles.
Thérèse hoche la tête. Elle ne sourit plus, mais elle n’a pas l’air gênée par le sujet pour autant.
— Je vois. Quentin t’a raconté l’histoire ?
— Oui. Mais peut-être en savez-vous plus que lui…
La grand-mère prend un air désolé.
— C’est ma maman qui m’a tout raconté, et c’est elle qui plus tard en a fait de même avec Quentin. Je ne pense pas qu’elle m’ait donné plus de détails qu’à lui. Mais tu peux toujours me poser des questions, j’essaierai d’y répondre.
Léa est satisfaite. Elle essaye de trier les idées dans sa tête pour prioriser ce qu’elle veut à tout prix savoir.
— D’abord, vous n’avez vraiment aucune idée de qui peut être le tueur ?
Thérèse secoue la tête.
— Je me suis penchée de tout coeur sur la question, pendant des années j’ai enquêté à ma façon. J’ai interrogé presque tout le village pour en savoir plus sur mes véritables parents, pour savoir qui aurait pu leur vouloir du mal. Mais jamais mes recherches n’ont abouti à un résultat. Je crois bien que l’assassin emportera le mystère dans sa tombe.
Un grand frisson parcourt le corps de Léa. Le mot « emportera », ce verbe au futur… L’horrible assassin n’est pas encore mort. C’est lui qui a tué ses parents, elle le sait.
Léa essaye de mettre ces idées de côté pour se reconcentrer sur la discusison.
— Et la raison pour laquelle ils ont été tués, vous la connaissez ?
La femme met un temps à répondre. Elle a l’air embarrassé.
— A vrai dire, j’ai posé la même question à ma mère la première fois que j’ai entendu cette histoire. J’avais dix ans. Et je m’en souviens bien, je me souviens parfaitement de ce qu’elle m’a répondu. « Ce sont des histoires de grands, tu ne pourrais pas comprendre ». Le problème, et je le regrette vraiment, c’est que je n’ai jamais pensé à lui redemander. Dans ma tête j’ai toujours considéré ce sujet comme « difficile à comprendre », et mon esprit le mettait involontairement de côté. Maintenant que je me rends compte que je pourrais comprendre, il est trop tard pour demander…
Léa hoche la tête, déçue. Après plusieurs questions sans réponses, Thérèse et elle se mettent à discuter.
— Tu sais Léa, je suis vraiment désolée pour tes parents. Je continue de penser qu’il aurait mieux valu qu’ils sachent, qu’ils ne se mettent pas en danger.
— Oui, c’est vrai. Mais je ne suis pas sûre qu’ils auraient été sauvés s’ils n’étaient pas allés en Finlande. Le tueur les voulait coûte que coûte, il aurait trouvé une autre occasion…
Thérèse reste dubitative et se frotte les bras comme si elle avait froid. Devant le regard soucieux de Léa, elle lui explique son attitude.
— J’ai peur pour ma fille. J’avais réussi à me faire une raison, à me dire que la prophétie s’était annulée avec le temps et que l’assassin était probablement mort. Mais quand j’ai su pour tes parents… J’ai senti mon coeur éclater. Loin de moi l’idée de paraitre égoïste, je ne voudrais pas que tu penses que la seule douleur que j’éprouve face à la mort de tes parents est de la peur pour ma propre fille : je suis vraiment triste pour toi. Mais tout de même, cette nouvelle a été le commencement d’une énorme angoisse qui n’est pas prête de s’apaiser.
Léa ressent de l’empathie pour la vieille femme, elle se rapproche d’elle et essaye d’être rassurante.
— Ne vous inquiétez pas, je vais tout faire pour retrouver le tueur. Je l’empêcherai de faire quoi que ce soit à votre fille.
Thérèse retrouve son sourire, même si ses yeux sont humides.
— Tu es gentille. Je te souhaite de tout coeur d’y arriver. Attends, j’ai quelque chose qui pourra peut-être t’aider, on ne sait jamais.
Elle se lève et sort de la pièce. Elle revient un peu plus tard, ses lunettes sur les yeux et un petit papier en mains.
— Si vraiment tu pousses les recherches loin, tu pourras toujours essayer de rechercher à qui aurait pu correspondre cette écriture, ou bien d’où vient ce papier.
Elle tend à Léa le morceau de papier jauni par le temps, sur lequel il est écrit plutôt lisiblement « Les enfants de leurs bébés seront tués eux aussi. ». Aussitôt, Léa comprend. Elle aperçoit une petite tache rouge au bas du papier, et éprouve alors une profonde angoisse incontrôlable. Ce n’est pas seulement le fait de savoir que ce papier qui a traversé le temps se trouvait auprès des cadavres de ses véritables arrière-grands-parents, c’est surtout que ce mot est l’élément déclencheur, c’est lui qui annonce la fatalité, l’horrible prophétie qui elle n’est pas morte, la survivante qui lui a enlevé ses parents. Léa ne supporte pas la vision de cette preuve. Elle détourne le regard, pendant que ses poumons l’empêchent de respirer correctement. Avec difficulté, elle se lève et sort de la cuisine, essoufflée et en larmes, pendant que Thérèse la regarde sans savoir quoi faire.
Quentin arrive dans le couloir et s’occupe aussitôt de Léa. Il lui prend la main et met l’autre sur son épaule, pendant qu’elle essaye de respirer.
— Léa, qu’est-ce qui se passe ? Calme-toi, respire. Ça va aller.
Elle ne peut pas répondre, d’horribles images hantent son esprit et la phrase lui revient sans cesse en mémoire. Les enfants de leurs bébés seront tués eux aussi. Elle s’appuie contre le mur, en respirant toujours aussi difficilement. Quentin s’adresse à sa grand-mère, tout en tenant fermement Léa.
— Ça doit être le choc, elle encaisse beaucoup en ce moment. Je pense qu’elle a besoin de se reposer.
Léa est dans son lit. Quentin est assis à son chevet. Quand il voit qu’elle se réveille, il lui sourit.
— Tu nous as fait une sacrée peur, tu sais…
Léa grimace.
— Désolée.
— Ne t’inquiète pas. L’important c’est que tu ailles mieux. Pendant que tu dormais, ta voisine a sonné. Elle voulait s’assurer que tout allait bien, je lui ai dit que tu avais pas mal d’émotions en ce moment et que tu étais en pleine crise à cause de ta maladie. Elle a eu l’air inquiet mais je l’ai rassurée et je lui ai dit que je veillais sur toi.
Léa se rend encore une fois compte que Céline est une des personnes les plus bienveillantes qu’elle connaisse. Elle n’oublie cependant pas le geste de Quentin qui a attendu près de deux heures à côté d’elle.
— C’est gentil d’avoir veillé sur moi. Tu n’étais pas obligé. Ça fait vraiment du bien d’avoir quelqu’un à qui parler, je me sens si seule depuis que je ne vais plus au lycée…
Il reste pensif, avant de demander :
— Tu voudrais y retourner ?
— Oui. Je voudrais revoir mes amis. Il faudrait que je retourne chez le médecin pour qu’il juge si je peux retourner en cours ou non, mais en attendant j’aimerais vraiment bien y aller, rien qu’une journée, pour les revoir tous.
Un éclair de génie illumine le visage de son ami.
— Demain c’est mardi, mon grand-père se rend chez le kiné, et il me semble que c’est tout près de ton lycée. Il pourrait t’emmener.
Léa n’a pas le temps de réagir que déjà Quentin affiche un visage déçu.
— Ah non je suis bête, c’est les vacances...
— Non, dit Léa en secourant la tête, pas ici. Dans cette académie c’est déjà la rentrée. C’est vrai que ce serait une très bonne idée, tu crois qu’il accepterait de m’emmener ?