Le 57ème jour : Lissarod
Elle façonna amoureusement le visage, ses doigts s’attardant sur l’amande des yeux et sur les lèvres sages. Pour mimer le precah, elle parsema le corps de plumes noires, arrachées sur des croupions de corneilles innocentes, puis elle entoura la silhouette de rameaux de fleurs. Pour les yeux, elle prit deux belles pierres vertes qui brillaient dans le noir et qu’elle avait trouvées dans le lac souterrain. Pour les tentacules, des coraux translucides et pour mimer la lumière du brom, elle envisagea de s’attirer les faveurs d’un follet.
Elle voyait déjà leur navire fendre la nuit, le follet éclairant les nuages comme une lanterne.
‒ Que fais-tu Lissarod ? ӝ Mais on dirait Nimrod !
Lissa sursauta violemment et faillit étrangler l’imprudent qui s’était glissé si impudemment dans son dos. Heureusement, Tandoori avait des réflexes et il recula avant de se prendre un poing dans la figure. Lissarod posa une main sur son ventre pour calmer les battements frénétiques de son cœur.
‒ Tu m’as fait peur. C’est normal qu’elle ressemble à Nimrod, il s’agit de Nimrod !
Tandoori observait la figure de proue d’un air intéressé avant de se mettre à faire le tour du vaisseau.
‒ C’est du sacré boulot ӝ je t’en tire mon chapeau.
Ce qui n’était pas peu dire puisqu’il était né avec une petite casquette.
Lissarod s’éloigna un peu sur la branche sur laquelle ils étaient perchés et contempla la rivière qui « glougloutait » en bas. Elle n’aimait pas du tout que Tandoori tourne autour de leur travail comme ça.
‒ Tu ne devrais pas aller chercher une partenaire ? Après tout, la plupart des grunes ont commencé à coconner.
‒ Je l’ai déjà trouvée ӝ j’ai juste un contretemps. J’ai égaré mon frère ӝ sûrement une bromrod !
Lissarod ne répondit pas. Haé lui avait dit ce qu’il avait vu, mais elle n’avait aucune raison de partager cette information avec ce gêneur.
Tandoori la rejoignit sur le bord de la branche et observa alternativement le vaisseau et la rivière d’un air intéressé.
‒ Plus je le contemple ӝ plus je le trouve bien. Je crois que je vais le ӝ recopier ce bateau !
Lissarod le poussa.
Elle n’avait rien prémédité. Pas plus que Haé quand il avait assassiné Izzirod. C’est en entendant le hurlement du tepmehri qui chutait qu’elle réalisa ce qu’elle avait fait. Le cri s’éteignit quand le corps fit connaissance avec le sol.
Après tout, ce sale plagieur n’avait eu que ce qu’il méritait.
Le 58ème jour : Dïri
Il avait beau avoir très mal joué son jeu, Dïri avait encore la faculté de rester calme. Après avoir été évincé comme un malpropre, il s’était perché dans les branches basses qui permettaient d’avoir une vision d’ensemble, à la fois de la berge et du nid que Nimrod occupait le reste du temps.
D’une certaine façon, il espérait que tout n’était pas perdu et insister auprès de Nimrod ne servirait à rien à part à la brusquer. Quant à Mock, Dïri se doutait qu’il n’avait pas besoin d’un pleurnicheur dans ses jupes ; soit Dïri parvenait à obtenir ce qu’il attendait de lui, soit il ne lui était plus d’aucune utilité : c’était aussi simple que ça.
Il retint son souffle en voyant glisser une silhouette sombre le long de la rivière ; Nimrod avait quitté Villapapel et revenait vers son nid. Dïri se pencha et écarta les feuilles violettes afin de pouvoir décrypter son visage, mais ses tentacules le cachaient.
Une fois arrivée près de la petite vasque, elle se retourna pour observer autour d’elle.
‒ Je suis là-haut, au cas où tu me chercherais.
Elle leva les yeux et il croisa fort les doigts en espérant que c’était bien ce qu’elle faisait, sinon son cas serait désespéré.
‒ Est-ce que je descends ou est-ce que je dois partir ?
Il avait essayé de dire ça simplement, mais sa voix lui parût insupportablement arrogante. Nimrod était restée immobile, son visage aussi expressif qu’un masque. Elle finit par poser une main contre sa hanche et utilisa l’autre en porte-voix :
‒ À toi de voir. Je suis en quête d’un compagnon pour m’accompagner à l’intérieur de l’Arbre. De préférence un idiot qui n’a rien à faire. Tu connaîtrais quelqu’un pour ça ?
Un sentiment de joie et de chaleur se répandit comme une traînée de poudre dans tout le corps de Dïri. Il se pencha en avant et répondit en parlant de la même façon :
‒ Je connais quelqu’un de parfait !
Un petit sourire se posa sur les lèvres de Nimrod, mais son visage resta froid. Dïri s’en aperçut ; visiblement, elle ne lui avait pas encore pardonné, alors il s’efforça de dissimuler sa joie.
Ils se rejoignirent près du courant de brume sur lequel Nimrod posa un regard mélancolique avant de remonter vers Villapapel. Quand ils traversèrent la salle, il n’y avait personne et la bromrod détourna le visage au moment où ils passèrent devant le cadavre de leur ancien ami. Cela remua quelque chose dans le cœur de Dïri et il se demanda si ce mort avait une incidence sur la décision qu’avait prise Nimrod.
Enfin, ils arrivèrent devant les tunnels qui descendaient en pente douce vers le lac souterrain ; Nimrod s’y engagea la première et comme la toute première fois où ils l’avaient fait, elle resta silencieuse pendant le trajet.
Il mesura ce qui avait changé entre-temps : sa compagne n’était plus terrifiée comme alors et son visage ne montrait plus qu’une résignation glacée. Il avait beau être content, cette expression lui serra le ventre et sans réfléchir, il lui prit la main. Elle s’arrêta et ils se regardèrent dans la lueur ténue de son brom.
‒ Nous allons être ensemble pour toujours, Nim. Ça va être un long voyage et c’est horrible de le commencer si tu es triste...
Elle détourna les yeux, puis son visage se détendit imperceptiblement. Un sourire qui lui ressemblait plus apparut fugacement avant de disparaître.
Quand ils recommencèrent à descendre, Dï garda sa main dans la sienne.
Le 59ème jour : Haéri
Il creva la coque d’un coup de poing et y fit glisser une corde qu’il noua serré. Puis il la tint fermement sur son épaule et traîna le bateau qu’il avait trouvé abandonné jusque dans la rivière, où il l’accompagna jusqu’à ce qu’il soit sûr que celui-ci passe bien par-dessus bord pour se jeter dans la grande verticalité.
Quatre fois encore, il exécuta le même scénario afin de supprimer tous les obstacles qui pourraient gêner la navigation de leur propre bateau, quand le temps serait venu. Il croisa les silhouettes desséchées des trois veilleurs et n’y prit pas garde, car il les avait déjà salués en descendant.
Le dernier bateau de la matinée lui réservait une surprise : alors qu’il essayait de le déloger du mélange de brume et de terre où il s’était enfoncé, une flopée de bulles remonta de la rivière en même temps qu’une forme fantomatique. Haéri recula en voyant le corps boursouflé.
Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître les cheveux roux de Tandoori.
Reprenant son souffle, il soupira de soulagement. Bah, ce n’était pas une grande perte, il était toujours en train de tourner autour d’eux celui-là, et d’épier la fabrication du bateau. Il jeta un coup d’œil curieux vers l’amont. Se pourrait-il que... est-ce que Lissa serait...
Il haussa les épaules et éloigna le cadavre en le poussant avec sa branche ; il avait encore du travail après tout. Il voulait sérieusement s’y remettre, mais un bruit le détourna de son labeur : une sorte de long sifflement. Haéri se retourna.
‒ Il y a quelqu’un ?
Rien ne lui répondit à part un bruissement de feuilles violine. À moitié inquiet, Haéri fronça ce qui lui servait de sourcils et s’enfonça dans les branches pour mettre la main sur le fâcheux qui l’espionnait.
Il ne put qu’apercevoir une longue queue luisante recouverte d’écailles brillantes comme des pierres précieuses. La créature était plus rapide que lui et se perdit dans les frondaisons.
Le 60ème jour : Nimrod
Le palais immaculé se dressait devant le lac et étincelait de toute part ; partout des lumières brillaient aux fenêtres et des petits lumignons constellaient la rive pour les mener jusqu’aux portes de la citadelle.
‒ Que se passe-t-il ?
Dï lui lança un regard perplexe.
‒ Quoi ?
‒ Pourquoi est-ce que tout est allumé ?
‒ Tout est totalement éteint, Nim.
Une des lanternes se rapprocha d’eux et Nim réalisa qu’elle s’était trompée : ce n’était pas un objet mais une bromrod qu’elle ne connaissait pas, accompagnée d’un tepmehri. Ils avançaient bras dessus, bras dessous en riant, les épaules couvertes d’étoles de pétales cousus et les yeux dissimulés sous des masques. Alors que Nim allait les saluer, ils s’approchèrent très près sans même les remarquer et les traversèrent pour continuer leur balade le long du rivage. Elle sursauta si fort que Dï lui lança un nouveau regard dérouté.
‒ Mais qu’est-ce que qui t’arrive ?
‒ Je crois que je vois des fantômes.
Elle réalisa que ce n’était pas exactement la première fois. Elle avait déjà entendu des voix dans le labyrinthe ; et ses voix lui avaient raconté l’histoire de Keizarod et de son palais brillant de mille étoiles qui accueillait des invités à la vie éternelle.
‒ Des fantômes ?
‒ Ce n’est rien. Ce ne sont que des bribes du passé, je ne crois pas qu’ils puissent nous faire du mal. Peut-être...
‒ Peut-être ?
‒ Peut-être que Keizarod vit toujours avec eux, même s’ils ne sont plus vraiment là.
Ils croisèrent un groupe de jeunes gens qui s’amusaient visiblement beaucoup. Certains d’entre eux portaient des fraises, d’autres des capes ou des coiffures compliquées ornées de plumes de cornus.
‒ Et le fait que tu parviennes à les voir ?
Dï ne paraissait pas vraiment inquiet, même si tout son corps s’était tendu et qu’il perçait les ténèbres de son regard, comme s’il avait pût voir ces ectoplasmes s’il les avait sondés assez fort.
‒ Peut-être que Keizarod et moi nous sommes rapprochées d’une certaine manière. Je la vois plus distinctement. Je sens les sortilèges qu’elle porte en elle.
Tout en ondulant en direction de la porte principale, Nim ferma complètement ses paupières supérieures et ouvrit pleinement les inférieures, celles du cœur.
‒ Elle se déplace vers le haut ; elle va bientôt passer dans le couloir orné d’arcades, juste là.
Dï leva les yeux et vit effectivement une maigre lumière traverser un couloir au deuxième étage.
‒ Elle va essayer de fuir ?
‒ Je ne crois pas. Elle semble résignée. Ah, elle s’est arrêtée.
‒ Que fait-elle ?
‒ Je l’ignore.
Maintenant qu’ils étaient près, le nombre de fantômes avait considérablement augmenté. Véritable foule, ils étaient étendus sur la rive et riaient en s’aspergeant d’eau. On entendait également des chants et de la musique, mais celle-ci était étouffée, comme assourdie par des murs épais. Elle allait et venait comme une vague. Parfois, les jeunes gens reprenaient les paroles et chantaient aussi ; leur voix possédait ce même écho lointain. Nim leur lança un regard à la fois triste et perplexe, puis se tourna vers la porte :
‒ Allons-y !