Chapitre 14

Par Notsil

Tu es sûre que tu ne veux pas que je le prévienne avant notre arrivée ?

Non. Je préfère jouer la surprise.

Il va être furieux.

Je sais.

Mais tu as raison de t’affirmer.

Merci, Sae.

Taka renvoya un sourire rassurant à Surielle, mais l’angoisse nouait ses tripes. Eraïm, comme elle espérait que tout se passe bien !

Sérieusement, pourquoi lui faire une fleur ? Tu ne l’aimes pas !

L’honneur, Sae, l’honneur.

Taka risqua un coup d’œil derrière elle. Ils volaient en formation serrée, optimisant leur vitesse pour un minimum d’efforts.

Son vol à elle était automatique, tandis qu’elle réfléchissait à la meilleure formulation possible. Eraïm que son père soit dans un bon jour. Avec un peu de chance, Surielle saurait l’amadouer.

Le ciel était dégagé, l’air pur ; les sapins enneigés défilaient sous eux.

Quand sa demeure lui apparut, Taka entama la descente et s’assura que tous la suivent correctement.

Ils se posèrent à quelques mètres des grandes portes. Les deux gardes saluèrent Taka, avant d’apercevoir les ailes rouges ; ils dégainèrent.

–Ils sont avec moi, dit Taka pour les apaiser.

Les gardes se renfrognèrent et se tinrent en retrait, mais ne rengainèrent pas.

–Merci pour la haie d’honneur, railla Alistair.

–Fais un effort je te prie ! gronda sourdement Rayad.

Dans la cour, son père et deux de ses soeurs les attendaient. Et les gardes en faction étaient tendus. Taka rassembla son courage.

–Papa ! sourit-elle avec un rapide salut. Je nous ai amené des… invités.

–Je vois ça, commenta-t-il sur un ton maussade, en croisant les bras. Comment as-tu osé prendre ce genre d’initiative, Elesyne ?

–Tu me devais une faveur, non ? N’étaient-ce pas tes propres mots ? « Tout ce que tu voudras ? »

L’air sombre, son père soupira.

–Tu es bien prompte à la solliciter. Es-tu certaine d’avoir conscience de la situation ? Des répercussions que tes actions vont avoir sur Massilia ?

— Ils ont été attaqués par des membres du Clan du Ciel, lui retourna Elésyne. Aurais-je dû les laisser se faire massacrer ?

— Je crains que tu aies oublié les présentations, Elésyne, fit sa soeur Sidonie.

Bras croisés, elle était le portrait de leur père, s’efforçait d’afficher un air grave malgré son jeune âge. L’Emissaire se mordit les lèvres pour ne pas rire. Ce n’était clairement pas le moment.

La jeune femme se tourna vers ses camarades, avec un sourire forcé au vu de leurs mines inquiètes.

–Je vous présente mon père, Aioros sey Garden, Djicam de Massilia. Papa, Rayad et Shaniel de Druus, héritiers impériaux, Alistair d’Iwar, et Suri, que tu connais déjà.

Rayad et Shaniel se contentèrent d’un signe de tête, Alistair salua poliment – souhaitant plus que tout être ailleurs – et Surielle tenta un sourire désolé.

–Vous avez combattu récemment ? demanda Aioros à la vue de leurs tenues.

Il était direct, à son habitude, songea Surielle.

–Quelques… divergences d’opinion, répondit diplomatiquement Rayad, peu désireux de mettre Alistair en difficulté alors que c’était précisément la situation qu’ils avaient espéré éviter.

Il en voulait à l’Emissaire de ne pas les avoir prévenus. Il détestait être ainsi pris au dépourvu alors qu’il aurait pu réfléchir à un compromis au préalable. Car même si Taka (devait-il dire Elésyne ?) comptait sur une faveur, Rayad aurait préféré davantage de certitudes. Il s’était intéressé au peuple d’origine de son ami par curiosité et devait avouer que la bibliothèque impériale était peu fournie sur le sujet. Il n’avait aucune idée de l’étiquette à respecter.

Et Taka avait mis son père dans une situation embarrassante. Comment son père à lui aurait-il réagi s’il avait invité l’un de leurs ennemis ? Rayad frissonna. Mieux valait ne pas l’imaginer.

Le jeune prince réalisa bientôt qu’ils étaient tous suspendus à la décision du Djicam. Être ainsi mis au pied du mur, chez un peuple aux règles strictes…

— Bien. Ely, comme ils sont tes invités, je te laisse t’occuper de les installer. Nous nous verrons au repas.

–Oui, père.

Rayad nota toute la subtilité dans le choix des mots du Djicam. Les invités de sa fille, pas les siens, donc. Il pressentait que la nuance serait importante, aux yeux des Massiliens. La tension qui occupait les lieux s’évapora comme le Djicam Aioros disparaissait dans les couloirs et Elésyne laissa échapper un soupir de soulagement.

–Ça s’est mieux passé que je ne le pensais.

–C’est quoi ce délire ? fit Alistair, mécontent.

Elle lui retourna un regard noir.

–Tu ne pourrais pas faire profil bas deux minutes, toi ?

–Vous êtes donc cousins ? intervint Shaniel, curieuse. Tu aurais pu nous le dire dès le départ. Pourquoi nous avoir menti ?

–Je n’ai pas menti, s’énerva Elésyne. Je suis Massilienne, j’en suis incapable.

–Pourtant, tu as dit t’appeler Taka, objecta Rayad.

–C’est le surnom que m’a accordé mon père pour entrer chez les Mecers. Insérer des plumes de couleur dans mes ailes, tout comme mon oncle Lucas. J’ai pu passer presque incognito, ne pas risquer le favoritisme.

–Qu’est-il arrivé à son aile ? demanda Shaniel, curieuse.

Elésyne se ferma brusquement.

–Surtout ne lui pose pas la question. Suivez-moi. Je vais vous montrer vos chambres.

–Au moins, nous dormirons au chaud cette nuit, marmonna Shaniel.

Rayad coula un regard inquiet vers Alistair. Les poings serrés de son ami trahissaient son malaise. Alistair avait passé une partie de son adolescence à la cour impériale ; il savait l’importance de faire bonne figure en toute circonstance. Mais là, avec les regards des serviteurs à leur passage, emplis de haine… que pouvait-il faire ?

Cette quête ne se passait pas du tout comme prévu, et ils n’avaient même pas encore aperçu la ville de Lapiz. Rayad brûlait de s’entretenir avec sa soeur. Shaniel était pleine de ressources, maitrisait les méandres du protocole sur le bout des doigts. Il devait réfléchir pour exploiter au mieux ce revers de fortune. Et protéger Alistair de son mieux.

–Voici pour vous, déclara Elésyne en leur ouvrant une porte. Je demanderai à un domestique de passer préparer les lits pendant le repas. La salle d’eau est commune, j’espère que ça ne vous gêne pas ?

— Nous avons l’habitude de partager, commenta Shaniel.

La princesse détailla les lieux. Une suite d’invités classique, avec un petit salon qui donnait sur une chambre chichement meublée. Une armoire, un secrétaire, un lit, tout en bois clair. Pas étonnant vu les forêts de sapin qu’ils avaient traversées.

 Elle entra, s’approcha de la fenêtre, retint un mouvement de recul. Il n’y avait que les ailés pour trouver un réconfort à une ouverture sur un à-pic.

Au fond de la chambre, une deuxième porte révélait une salle de bain, avec une cuve directement creusée dans la pierre grise. Une taille relativement correcte par rapport aux auberges, mais bien plus petite que celle de ses appartements au Palais.

— Les pièces sont en enfilade, indiqua Taka qui les avait suivis. La deuxième chambre est de l’autre côté de la salle d’eau.

— Je la prends, fit Shaniel aussitôt.

Elle pénétra les lieux, notant une disposition des meubles à l’identique. Quelques cadres ornaient les murs ; des aquarelles de fleurs dont elle ne connaissait pas le nom. Des plantes locales, songea Shaniel. Elle avait vu d’autres peintures, dans les couloirs qu’ils avaient remonté. L’oeuvre d’artistes, ou de la famille du Djicam ?

—  Je vous laisse vous rafraichir, dit Elésyne. Le repas sera servi dans deux heures. Dites-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit.

–Je veux Alistair avec nous, intervint Rayad.

Surprise, Elésyne le considéra un long moment.

–Il est notre garde du corps, après tout.

–Très bien. Je vais demander à faire installer un couchage supplémentaire. Mais ce sera moins confortable, prévint-elle.

Au moins, elle n’aurait pas à se soucier de sa protection.

Shaniel ne put empêcher un sourire de glisser sur ses lèvres. Alistair ne se servirait pas de son lit, si elle avait son mot à dire.

–Merci, Rayad, fit Alistair quand la porte se referma sur eux. Mais je ne crois pas que cela soit nécessaire. Les lois de l’hospitalité sont sacrées sur Massilia.

–Sacrées ou pas, un accident est vite arrivé, dit Shaniel. Ne prends pas de risque, Alistair. J’ai vu leurs regards. Tu restes un ennemi, pour eux.

— Je compte sur vous pour tenir votre rang, indiqua Rayad. Le Djicam ne doit pas voir en nous des ennemis. Je ne veux pas qu’il nous interdise de nous rendre à Lapiz.

— Je te rappelle que nos ailes ne supportent pas la teinture, remarqua Alistair. Et c’est pourtant la seule chose qu’ils apprécieraient.

— Parce que tu accepterais de te séparer de ton rouge ? s’étonna Shaniel.

— Jamais, lui répondit Alistair en soutenant son regard.

Rayad soupira.

— Orssanc me préserve de votre entêtement !

Il jeta son sac sur le lit, entreprit de le vider en quête d’une tenue appropriée.

— Shaniel, tu auras la salle en dernier. Je ne changerai pas d’avis, coupa-t-il comme elle protestait. Tu vas encore monopoliser les lieux, je te connais.

*****

Rayad jeta un dernier coup d’œil au miroir. Sa tenue avait connu des jours meilleurs, mais il l’avait dépoussiérée de son mieux. Au Palais, elle aurait été indigne de son rang. Pas de dorure, pas de broderies, nul insigne indiquant son statut d’héritier. Il l’avait prise pour sa discrétion, ne s’attendant pas à fréquenter la noblesse locale.

Le pantalon était noir, avec deux lignes rouges parallèles sur les côtés. La veste était d’un rouge sombre, à peine plus claire que sa peau noire.

De toute façon, ses yeux aux pupilles écarlates, luminescentes dans la pénombre, suffisaient à l’identifier. Seules des lentilles lui permettaient de passer inaperçu, mais leur départ s’était fait dans la plus grande précipitation.

Alistair avait revêtu son uniforme de lieutenant des Maagoïs, gris souris, orné des deux étoiles rouges sur la gauche de sa poitrine. Il avait lissé ses plumes, malmenées lors de leur précédent combat et soigné ses éraflures.

Rayad soupira. Ils patientaient depuis de longues minutes, et Shaniel ne daignait toujours pas se montrer.

–Qu’est-ce qu’elle fiche donc ? marmonna-t-il entre ses dents.

La porte s’ouvrit sur Surielle et Elésyne. L’Émissaire avait passé un uniforme propre, où brillaient les quatre Cercles dorés indiquant son rang. Surielle s’était vue prêter une tunique violette qu’elle portait sur des collants noirs, dans des bottes souples lacées jusqu’aux genoux. Une tenue qui la mettait en valeur, nota Rayad en la détaillant. Elle rougit légèrement quand leurs yeux se croisèrent, aussi s’empressa-t-il de détourner le regard.

–Vous êtes prêts ? s’enquit Elésyne.

–Shaniel se fait attendre, à son habitude.

–Arrête donc de râler, me voilà ! rétorqua la jeune femme en émergeant – enfin – de la salle de bain.

Par rapport aux Massiliennes, le contraste était saisissant. Shaniel avait enfilé une robe d’un rouge profond qui épousait les courbes de son corps. Ses cheveux étaient coiffés dans un chignon sophistiqué, avec des mèches qui s’en échappaient dans un désordre savamment arrangé. Elle avait maquillé ses yeux, avec un noir mêlé d’argent qui mettait son regard de rubis en valeur. Sur sa bouche, une touche d’écarlate. Le collier scintillait à son cou, des diamants qui brillaient sur l’écrin noir de sa peau.

Une princesse impériale à l’apogée de sa beauté.

–Ferme la bouche, Alistair, tu baves, souffla Surielle, amusée malgré elle.

Son cousin lui retourna un regard noir qui la fit sourire.

Rayad haussa un sourcil.

–C’est ce que tu entendais par « le strict nécessaire » ? Orssanc me brûle, tu pouvais te passer de palette de maquillage !

Hautaine, elle rejoignit Elésyne et Surielle, effleurant Alistair au passage d’un geste parfaitement calculé.

–Tu es juste jaloux, crâna-t-elle. Moi, je tiens mon rang.

–Tu es magnifique, commenta Elésyne. J’espère que ça suffira à impressionner mon père.

–Doit-on redouter quelque chose ? s’inquiéta aussitôt Rayad.

–Ce serait mieux qu’il ne s’oppose publiquement à votre présence ici, oui.

Ils suivirent Elésyne dans les couloirs de la maisonnée. Comme la plupart des demeures massiliennes, elle était formée autour d’une grande cour intérieure, lieu d’atterrissage privilégié pour les habitants des lieux. Ici, elle était en partie creusée dans le flanc de la montagne. Les déblais avaient servi à élever les autres murs. Le toit était plat, en ardoises, pour permettre les rondes des soldats au service de la Seycam.

Surielle discerna plusieurs membres du corps des Mecers. Le Djicam ne chômait pas, recevait leurs rapports, les envoyait de nouveau en mission. Des tapisseries ornaient les murs gris, en alternance avec des tableaux qui représentaient des membres de la Seycam. De nombreuses générations s’étaient succédé entre ces murs, dont son grand-père Ivan, qu’elle n’avait jamais connu.

Quand Elésyne les fit entrer dans la grande salle à manger, Surielle reconnut immédiatement les lieux. Elle était déjà venue ici, dans cette immense pièce où tout paraissait démesuré.

C’était tellement étrange d’y revenir dans un cadre si formel.

Son oncle était déjà, tout comme ses cousines. Son épouse Elycia était à ses côtés, rayonnante avec son ventre rond, ses trois dernières filles collées à elle. Elle portait une robe d’un vert pâle, resserrée sous la poitrine et avait tressé ses cheveux. Il était difficile de distinguer des fils blancs dans sa chevelure d’or. Les rides aux coins de ses yeux trahissaient son âge ; Surielle se demanda si ce serait sa dernière grossesse. Elle était plus jeune que son oncle, mais approchait quand même des cinquante ans.

Aioros, égal à lui-même, était sanglé dans l’uniforme blanc des Messagers, plus haut grade chez les Mecers, ces guerriers d’élite dont la réputation n’était plus à faire. Le faucon doré en piqué était épinglé sur la gauche de sa poitrine, le cerceau d’argent posé sur ses cheveux désormais plus blancs que noirs, symbolisant son statut de Djicam du Neuvième Royaume, représentant de Massilia à l’Assemblée.

Seuls les membres de la Seycam, la famille à la tête de Massilia, arboraient des ailes totalement blanches. Aioros n’en faisait pas exception. La seule différence notable était que son aile gauche s’arrêtait brusquement, peu après l’os de la scapula. De rares rémiges tertiaires étaient encore présentes, et les plumes de couvertures, les tectrices, avaient proliféré au niveau du moignon.

Depuis qu’il ne pouvait plus voler, son humeur s’était considérablement assombrie. Surielle savait que l’Assemblée avait mis un aquilaire à sa disposition personnelle pour ses déplacements ; néanmoins, entre voler dans une nacelle suspendue à un aigle géant, et fendre les airs par ses propres moyens, nulle comparaison n’était possible.

Si les Clans avaient cru voir une opportunité pour le pousser à la démission, ils en avaient été pour leurs frais. La Seycam toute entière avait fait bloc, soutenant son porte-parole. Surielle se demanda si Aïtor et Alya seraient présents. Son oncle et sa tante terminaient leur carrière chez les Mecers en étant instructeurs à l’École. Aioros les avait certainement prévenus par le Wild, mais avait-il requis leur présence ? Apparemment pas.

–Je croyais que nous dinions en petit comité ? murmura Rayad en avisant l’immense table.

–J’ai une grande famille, sourit Elésyne tout près de lui.

Shaniel compta les chaises disposées autour de la grande table rectangulaire. Dix-huit ! Par Orssanc, c’était inhabituel. Les familles avec plus de trois enfants étaient rares, au sein de la noblesse impériale.

Ils s’approchèrent pour saluer le maitre des lieux. Aioros nota leur retenue ; bien, s’ils se montraient méfiants, cela servirait ses plans. Alistair, conscient du poids qui pesait sur ses épaules, exécuta un salut impérial à la perfection, buste incliné et bras le long du corps. Leurs yeux se croisèrent un bref instant. Il était difficile au jeune de se positionner, et Aioros le comprenait parfaitement. Il était de la famille sans en être, il était lié irrémédiablement à l’Empire, se trouvant de fait en territoire étranger - voire ennemi.

À son habitude, Elycia ne s’embarrassa pas des convenances. Souriante et chaleureuse, elle embrassa et complimenta les deux jeunes femmes, s’extasiant sur Shaniel, puis, avec une hésitation tout juste perceptible, alla serrer les mains de Rayad et Alistair.

Aioros retint un sourire. Son épouse savait se montrer fort diplomatique. Elle ne l’avait pas mis dans l’embarras en reconnaissant Alistair comme membre de la Seycam avant lui ; et pour éviter de l’insulter en le laissant de côté, elle l’avait traité comme un prince impérial. Ce qu’il n’était pas loin d’être, dut reconnaitre Aioros.

Ils s’installèrent dès qu’Aioros s’assit en bout de table. Elésyne guida Rayad, Shaniel et Alistair sur la gauche, avant de rejoindre son père à sa droite, Surielle près d’elle. Elycia aida les plus jeunes enfants près d’elle, à l’autre extrémité.

Elle serait certes loin des conversations, mais son regard acéré ne les quitterait pas.

Rayad nota qu’Alistair était près d’eux ; parce qu’il était leur garde du corps ou parce qu’il était impérial ? Surielle était auprès de sa cousine. Rayad devinait que placer Alistair près d’Elésyne, la fille ainée, héritière présomptive s’il en croyait sa place, aurait conféré un tout autre statut au jeune ailé.

Le silence du début de repas fut bientôt brisé par le joyeux brouhaha des conversations enfantines. Les jeunes gens parlèrent peu durant le repas. Leur premier accueil avait été plutôt froid, les conduisant dans une certaine retenue. Le Djicam Aioros n’avait pas éclairci sa position. Serait-il un allié, ou un ennemi ? Après tout, ils n’étaient que les invités de sa fille, nullement les siens. Une fois de plus, Rayad prit conscience que la paix était fragile entre leurs deux nations. Shaniel et lui ne risquaient normalement rien, vu leur statut, par contre le cas d’Alistair était plus complexe. Certes, il n’était pas tenu à la même interdiction que son père, mais sa présence sur le sol massilien pouvait être considérée comme une provocation. Et l’attaque qu’ils avaient subi dans la forêt n’était pas pour rassurer Rayad. Ce Clan du Ciel leur avait été hostile, et Lapiz, leur destination, se trouvait sur leur territoire. La protection de la Seycam serait clairement un atout.

Sauf que protéger leur groupe signifiait protéger Alistair ; Rayad retint un soupir. La situation était inextricable.

Aioros se contenta de demander des nouvelles à Surielle. La jeune fille n’ignorait pas que ce n’était qu’une façon polie de ne pas aborder des sujets plus compliqués : ses parents étaient liés à des phénix et ils étaient parfaitement capables de tenir Aioros informé via le Wild. D’ailleurs, elle n’avait pas encore aperçu Saeros, le Compagnon du Djicam. Le faucon nain était rarement loin de son oncle.

–Vous avez une belle et grande famille, dit Shaniel.

–Il est traditionnel pour notre peuple de concevoir un grand nombre d’enfant, répondit Aioros.

Avec l’arrivée du dessert, les plus jeunes avaient quitté la table, s’éparpillant dans la pièce, jouant avec des poupées de tissus et des épées de bois. Elycia avait accordé aux plus grandes de prendre congé et s’était installée près de Surielle.

–J’en ai compté douze, poursuivit Shaniel. C’est impressionnant.

–Bientôt treize, confirma Elycia en caressant son ventre.

Shaniel écarquilla les yeux.

–Mais vous êtes en compétition avec Dame Esbeth d’Iwar, ou bien ?

Rayad soupira, passa une main sur son visage. C’était bien le genre de Shaniel de mettre les pieds dans le plat. Avait-elle agi avec étourderie, ou avec calcul ? Parfois, même lui était incapable de le savoir. Alistair s’était figé, couverts suspendus dans les airs.

–Shani… fit le prince.

Parler de la famille d’Alistair n’était peut-être pas vraiment approprié.

–Il n’y a pas de mal, assura Elycia avec un sourire. Même si je ne vois pas pourquoi il y aurait une… compétition ?

Cette fois, Shaniel préféra se taire et c’est Rayad qui répondit.

–Dame Esbeth attend également son treizième enfant, révéla-t-il.

–Oh. Quelle étrange coïncidence !

La tension s’évanouit aussitôt.

–Une fille ou un garçon ? Il me semble que votre technologie vous permet de le savoir avant la naissance, n’est-ce pas ?

–Elle a refusé de savoir, répondit prudemment Alistair. Elle s’accroche à son dernier espoir de mettre au monde une petite fille.

Ils s’étaient tous tendus de nouveau, s’alarma Rayad. Qu’est-ce qui lui avait échappé ?

Elésyne éclata de rire.

–Alors comme ça, tu n’as que des frères, et je n’ai que des sœurs ?

–Quel dommage que nos familles aient coupé les ponts, commenta distraitement Elycia.

Elle attrapa sa petite dernière, réarrangea le ruban dans ses cheveux avant de la laisser s’échapper vers ses sœurs.

–Nous aurions pu mettre en place un programme d’échange, poursuivit-elle.

Aioros s’étouffa à moitié à la suggestion et reposa son verre avec plus de force que nécessaire.

–Hors de question.

Il s’était gardé d’intervenir jusque-là, préférant ne pas politiser le terrain. Elycia fronça les sourcils.

–Et pourquoi pas ? Crois-tu qu’il soit intelligent de cultiver les vieilles rancœurs ?

–Il y a bien plus en jeu, tu le sais.

–La nouvelle génération est là, Aioros, asséna Elycia. C’est vraiment le monde dans lequel tu souhaites que tes filles grandissent ?

L’air sombre, Aioros considéra ses invités. Rayad et Shaniel suivaient la conversation avec intérêt – normal, ils représentaient l’Empire – mais sans oser intervenir. Alistair paraissait concentré sur son dessert, pourtant il était troublé. Imaginait-il les conséquences d’une telle décision ? Les répercussions seraient bilatérales.

Au fond, Aioros savait que son épouse était la voix de la raison. L’admettre devant ses invités était hors de question. Cette affaire de famille trainait depuis bien trop longtemps ; s’était-il voilé la face tout ce temps ?

Tu ne devrais même pas te poser la question.

Aioros se rendit compte qu’il redoutait la réaction du Commandeur. Depuis sa survie miraculeuse, les deux hommes s’ignoraient soigneusement. Seul Lucas obtenait des nouvelles ; il assurait la liaison entre leurs deux familles, grâce à son statut particulier. S’il était membre de la Seycam par sa naissance, Lucas n’interférait pas dans les affaires de Massilia depuis qu’il était l’époux de la Souveraine pour éviter tout conflit d’intérêt.

Mais Éric était l’ainé de la famille, le grand frère qui avait entrainé Aioros dans toutes ses aventures. Aioros avait dix ans quand Éric avait trahi la Fédération en rejoignant l’Empire. Une trahison dont il avait mis des années à se remettre.

En fait, il n’était pas sûr de s’en être remis.

Le Commandeur et lui s’étaient croisé plusieurs fois sur les champs de bataille ; c’était inévitable. S’ils avaient croisé le fer à quelques reprises, ils avaient ensuite tout fait pour s’éviter.

Aioros n’avait pas oublié la première fois qu’il avait découvert son frère au sein des rangs  ennemis. Le nom d’Éric aux Ailes Rouges avait rapidement fait le tour des soldats de la Fédération, jetant l’opprobre sur tous les Massiliens.

Lucas avait finalement lavé dans le sang l’honneur de la Seycam. Le soulagement n’avait duré que quelques années ; avant que Satia n’apprenne la survie du Commandeur. Aioros se souvenait parfaitement de l’air sombre qu’elle arborait quand elle l’avait convoqué, en présence de Lucas.

Autant qu’il soit le premier informé, ça, il était d’accord.

Depuis, il avait tout fait pour occulter ce fait. Certes, Éric était vivant, mais il vivait sa petite vie tranquillement, loin de la Fédération, et cela lui allait très bien. Aioros avait même obtenu qu’il soit interdit au Commandeur de revenir sur le sol de la Fédération. Un moyen pour lui de contenter les Clans, peu désireux qu’on leur rappelle ce moment sombre de leur histoire.

Néanmoins, être confronté directement à son fils, être rattrapé par la réalité qu’il avait fondé une famille, c’était toute autre chose.

Et puis Aioros connaissait bien cette lueur dans le regard de son épouse. Eraïm leur avait-il vraiment joué un si mauvais tour ? Il chérissait toutes ses filles, mais il devait avouer qu’il aurait apprécié un peu plus de présence masculine dans sa maison.

Histoire d’équilibrer le tableau.

–Nous en… reparlerons, céda-t-il sous le regard satisfait d’Elycia. Ce que je voudrais savoir, c’est surtout la raison qui vous a poussé à vous aventurer sur Massilia. Je sais que nous sommes en paix depuis de nombreuses années, mais, vous saviez pertinemment que l’accueil serait plutôt… hostile.

–Je suppose que mes parents t’ont déjà communiqué les raisons de leur présence sur le sol de la Fédération, dit Surielle. Ce qu’ils ne savent pas encore, c’est que nous recherchons l’Éveillé.

–L’Éveillé… qu’est-ce que c’est ?

–La personne capable de ramener la déesse Orssanc dans son domaine. Pour sauver l’Empire de la guerre civile, accessoirement. 

–Rien que ça, marmonna son oncle.

Il comprenait mieux la raison qui avait poussé les ambassadeurs des Stolisters sur le sol de la Fédération. Satia avait donc décidé de prendre partie dans la guerre civile qui déchirait leurs alliés, et sans en avertir l’Assemblée. Avait-elle su avant eux que l’Empereur Dvorking avait été renversé et assassiné ? Il l’aurait parié.

Qu’en penses-tu, Saeros ?

La situation me parait bien complexe. Quant à l’Eveillé… je suis intrigué. Nous ne connaissons personne sous ce nom. Je vais contacter les phénix.

Merci.

–D’où tenez-vous cette requête, pour le moins… étrange ? s’enquit Aioros.

Cette fois-ci, les jeunes gens s’entre-regardèrent un long moment avant de répondre. Intéressant.

–D’E… du dieu de la Fédération en personne, dit Surielle.

Un instant, Aioros crut qu’elle se moquait de lui. Mais Surielle était massilienne : il lui était impossible de mentir.

— Eraïm, oui, compléta Taka pour elle.

–Comment sais-tu qu’il s’agissait réellement de lui ?

–Je me suis retrouvée à ses côtés. Un peu par inadvertance, certes, convint-elle. Mon oncle, je te jure que c’était lui.

Iskor confirme ses propos, fit Saeros.

Impressionnant ! Comment peut-elle faire ça ?

Croyais-tu que les phénix lui aient accordé les mêmes ailes juste pour faire joli ?

Tu es sérieux ?

Votre ignorance en certains domaines me surprendra toujours, renifla le faucon nain. Vous dites adorer votre Dieu et pourtant vous niez son existence même !

Ce n’est pas parce que les phénix font de rares prédictions que nous pouvions le deviner.

Croire ne demande pas de preuve, Aioros.

Le Djicam médita la réponse de son Compagnon. Donc Eraïm existait réellement ? C’était stupéfiant. Irréel.

— Et où se trouve cet… Éveillé ?

— D’après les servants d’Eraïm, répondit Taka, nous aurons un indice à Lapiz.

— Lapiz ? s’étonna le Djicam. Il n’y a plus que des ruines, là-bas.

— Pourquoi ? questionna Shaniel. Pour quelle raison la cité a-t-elle été abandonnée ?

Aioros posa ses coudes sur la table, joignit ses doigts.

— Lapiz est l’une, si ce n’est la, des plus anciennes cités massiliennes. Elle fut aussi le siège d’un terrible affrontement entre deux Clans, il y a… deux ou trois siècles ?

— Trois, confirma Elycia.

— Longtemps, elle a marqué la frontière entre le Clan du Passage, plus à l’Est, et le Clan du Ciel, reprit Aioros.  Les combats qui s’y sont déroulés… ont été marqués par la traitrise. Des attaques de nuit, puis sous couvert de l’étendard argenté de la paix, et pire encore, des interventions lors de duels pour la dominance de la cité. A cet époque, la Seycam se mêlait peu des affaires des Clans. Il y avait trop de tensions entre Massilia et M-555, qui venait de tripler le prix de son acier. Cependant, quand les exactions commises à Lapiz commencèrent à s’ébruiter… l’indignation gagna l’ensemble du royaume. Les représentants des Clans demandèrent à la Seycam de dissoudre ces deux Clans pour faire un exemple. Je précise pour nos invités qu’un Clan ne pouvait alors être dissout que par la mort de l’ensemble de ses membres.

Ils avaient pâli, constata Aioros. Au moins ils comprenaient les implications.

— Le Djicam Owan s’y est opposé, refusant la mort pour les enfants. Soulagés, les dirigeants du Clan du Ciel ont alors proposé leur reddition à la Seycam, accepté la mort qui les attendait. Le chef du Clan du Passage fut contraint de faire de même sous peine de voir son Clan disparaitre. L’exécution fut fixée à l’aurore, pour célébrer la renaissance. Hélas pour Owan, cette déchéance était insupportable pour l’orgueil d’Yselys, chef du Clan du Passage. Dans sa folie, il fit incendier la ville la nuit précédant sa mort. Une action si bien préparée que le feu ne fut découvert qu’une fois incontrôlable, causant de trop nombreuses morts.

— Vous possédez des ailes, osa Shaniel. Ils ont donc pu fuir la ville ?

Aioros secoua la tête.

— Il faut plusieurs années à un enfant pour voler. Les dernières plumes terminent de pousser vers l’âge de deux ans en moyenne. Mais ce n’est que vers trois quatre ans que la croissance est suffisamment avancée pour permettre autre chose que de simples vols planés sur quelques mètres. De plus, la chaleur dégagée par un incendie perturbe la circulation de l’air. Yselys n’a pas survécu - et heureusement pour lui - mais son acte coûta la vie à plus de la moitié de la population civile, et détruisit totalement la ville. Je vous épargne les représailles sanglantes sur les survivants du Clan du Passage par la suite. Et personne n’a souhaité reconstruire sur des cadavres.

— Compréhensible, dit Rayad. Mais si tout a brûlé, il ne doit plus rester grand chose…

— Lapiz abritait plusieurs constructions en pierre, précisa Elycia. Notamment un Temple dédié à Eraïm. Peut-être trouverez-vous vos réponses dans ses fondations.

— Lapiz est à un peu plus de trois heures de vol, si les vents nous sont favorables, réfléchit Taka.

— Alors il faudra partir tôt. Ainsi nous aurons toute l’après-midi pour fouiller les lieux.

Aioros acquiesça aux paroles de sa nièce.

— Soyez prudents et montrez-vous respectueux des défunts. Le Clan du Ciel n’aime pas les étrangers.

Un raclement de chaise. Alistair s’était levé.

— Avec votre permission, je vais prendre congé, salua-t-il.

— Tout va bien, Alistair ? s’inquiéta Rayad.

— Je suis fatigué, avoua le jeune homme. Et vous êtes en sécurité ici.

Il n’ajouta pas que voir tous ces enfants qui jouaient gaiement à l’autre bout de la grande salle lui procurait un pincement au cœur. Ses jeunes frères lui manquaient et Alistair s’inquiétait pour leur sécurité. Il ne savait même pas si son père était encore en vie, s’ils avaient quelqu’un pour les protéger. Eliel, le plus jeune, n’avait même pas deux ans.

Dans l’enfer d’une guerre civile, ils seraient des cibles de choix. Des dommages collatéraux.

Alistair s’efforça de décrisper ses poings serrés. Sa présence mettait Aioros et Elycia mal à l’aise, il le voyait bien. Sans lui, Rayad s’en sortirait bien mieux.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nathalie
Posté le 27/07/2023
Bonjour Notsil

–Ce serait mieux qu’il ne s’oppose publiquement à votre présence ici, oui.
→ qu’il ne s’oppose PAS (je suppose)

Son oncle était déjà, tout comme ses cousines.
→ était déjà LÀ (là encore, je suppose)

Le Djicam médita la réponse de son Compagnon. Donc Eraïm existait réellement ? C’était stupéfiant. Irréel.
→ Je trouve ça bizarre. Quand on croit, pas besoin de preuve. Un dieu, ça existe pour ses croyants sans autre nécessité que la foi. Je trouve ça d’autant plus étrange que les Massiliens ont des ailes grâce à Eraïm et qu’ils ont interdiction de mentir à cause de lui. Ils devraient être les plus fervents croyants !

Ainsi nous aurons toute l’après-midi pour fouiller les lieux.
→ tout l’après-midi
Notsil
Posté le 04/09/2023
Coucou,

Décidément, j'oublie plein de mots par ci par là ! Merci.

Pour la croyance, disons que je suis partie du fait que les tout premiers savaient que le dieu existait, mais qu'au fil des générations, bon, tu finis par croire + par habitude que par réelle foi, disons. Le dieu n'intervenant plus - apparemment en tout cas - depuis des siècles... certains ont pu se demander si Eraïm n'était pas une légende laissée par les Anciens pour expliquer des trucs inexplicables. Puis, je pense aussi qu'entre croire en un dieu, et croire au fait que quelqu'un ait pu lui parler directement, ça fait un monde ^^

Après, je pourrais peut-être détailler un peu plus tout ça aussi ^^
Vous lisez