Chapitre 15

Par Gaspard

La suite de la soirée a été courte.

Un peu de rangement, un peu de vaisselle, puis Rodolf m’a invité à aller prendre une douche pendant qu’il préparait un feu pour le retour de Fiona.

Quand je suis revenu dans la pièce de séjour quelques minutes plus tard, elle dormait déjà sur le canapé, enroulée dans une épaisse serviette, les orteils à la rôtissoire. Rodolf fumait la pipe, à quelques pas de là, dans une alcôve à ciel ouvert, une sorte de minuscule véranda protégée des intempéries par un dôme décapotable.

Je l’ai rejoint sur l’antique banquette en cuir qui occupe presque l’intégralité de la pièce et nous avons discuté un moment.

D’abord, il m’a conseillé d’appeler ma Spore jusqu’ici, pour que je n’aie pas demain à traverser la tempête pour la rejoindre. Quelques instants plus tard, je la sentais atterrir non loin de nous et fus soudain tout rasséréné de la savoir à côté de moi et non seule, au loin, perdue dans la tourmente.

Ensuite, nous avons surtout parlé de Fiona. De sa précocité, de sa force, de sa solitude lorsqu’elle descendait des branches de l’Arbre.

— J’fais d’mon mieux pour être d’bonne compagnie mais j’su plus dans ma prime jeunesse … J’ai plus l’énergie et la spontanéité qu’il faudrait pour lui renvoyer la balle au rythme qui lui conviendrait. Pour qu’elle s’épanouisse plein’ment, j’veux dire. C’est elle, au lieu d’mo, qui compense not’ différence d’âge, en se vieillissant final’ment, dans son discours, dans ses humeurs parfois, dans not’ train-train, parce que j’ai tout simplement pas la force de m’comporter comme aut’ chose qu’un vieillard. Sans l’Arbre, j’dirais qu’il faut d’urgence lui trouver d’autres têtes à croiser régulièr’ment. Avec … Bon … P’t’être que c’est un peu moins urgent. Sûr que ça lui aura fait du bien d’te voir, en tout cas, même rien qu’pour quelques heures. Ça fait plaisir.

J’en ai profité pour le remercier, moi aussi, du merveilleux accueil que lui et Fiona m’avait réservé. Que la nuit aurait sans doute été bien plus rude s’ils ne m’avaient pas repéré et attendu, cet après-midi.

Il a grogné.

— Pas d’quoi, mon gars. On n’allions point t’laisser aux loups …

— Et au Cataclysme !

Dehors, ses prémices secouaient violemment la forêt.

— Ça, je l’avais pas encore senti, j’dois dire. Mais tu sais c’que t’aurais fait ? Tu t’serais glissé dans ta Spore, tout roulé en boule s’il fallait, et tout ce s’rait passé comme sur des roulettes. T’aurais dormi au sec, bien au chaud, dans une chambre d’plus en plus spacieuse, comme un p’tit embryon du chaos qui prendrait d’moins en moins d’place, douillet à l’abri dans l’placenta d’sa mère.

Il a lâché une bouffée de fumée épicée dont j’ai vu les volutes blanches traverser sans contrôle la frontière du dôme et disparaître, pulvérisées, dispersées par les incessantes rafales, à la seconde où elles la franchissaient.

— À propos d’pioncer, mon p’tit gars, j’vais y aller, mo. J’su rincé. Ta chambre est la première sur la droite à l’étage. Celle de la p’tite est à gauche. Mo j’suis au fond. Si t’as b’soin de que’que chose, hésite pas à essayer d’nous réveiller mais j’te souhaite de pas avoir b’soin d’mo, parc’qu’y’a pas grand-chose sur c’te Terre qui soit capab’ de m’sortir des bras d’Morphée.

Sur ces bonnes paroles, Rodolf est parti se coucher, laissant ses enfants se retrancher au fond d’eux-mêmes face aux éléments furieux, le feu pour l’une et l’eau pour l’autre, qui se déchainaient juste là, à portée.

 

*

 

Une demi-heure a passé.

Je n’ai pas bougé d’un pouce, absorbé par la perception de tout ce qui m’entoure. Les crépitements entremêlés des bûches dévorées par les flammes et de la pluie, suicidaire et immortelle, à l’assaut de la toiture, les vrombissements matés du vent, à l’extérieur, le clapotis sourd des pales du moulin s’enfonçant dans la rivière, la présence infime de Fiona dans mon dos, sa respiration légère, le frottement automatique de ses pieds surchauffés l’un contre l’autre. Au-dessus de nous, en rempart familier contre le ciel tonitruant, l’ogre Rodolf ronfle, grogne et pète à tout va ; les résonnances issues de sa lourde carcasse se répercutent, en grincements de plus en plus bas, de son squelette à la charpente de son lit, à celle de l’auberge, au sol qui l’a vu naître et dont il est devenu un élément indissociable.

Tout ici m’incite à me laisser aller à une profonde détente.

Les fesses enfoncées dans un coussin en cuir hors d’âge, les talons calés sur le rebord de la rambarde de l’alcôve, presque au contact du Cataclysme, les mains croisées sur mon ventre, je contemple la démesure.

À mesure que, les yeux dans le vague, je m’y abime, sans vraiment réussir à saisir exactement ce que je vois, sans parvenir à ressentir la réalité dure de ces remous titanesques, là-haut dans le ciel, apparait au fond de mon cœur, une pointe d’incertitude. Ou peut-être de peur ? Est-ce la terreur des hommes primitifs face à la toute-puissance de ce qu’ils imaginaient être leurs dieux ou plutôt la crainte mêlée de culpabilité de mes ancêtres plus récents, qui se disaient « civilisés », devant les inimaginables conséquences de leur formidable influence sur la nature ? Ni l’un ni l’autre, je crois. Plutôt l’hésitation factice d’un jeune homme venant de prendre une décision plus que déraisonnable et la trouille très pratique de ses possibles conséquences sur sa santé.

Mes plantes de pied entrent en ébullition. Je vais le faire. Je sais que je vais le faire. C’est signé. Même si je n’ai pas encore esquissé le moindre geste, le croisement décisionnel est déjà derrière moi : je vais affronter le Cataclysme, je vais sortir de cette merveilleuse bulle protectrice et plonger corps et âme dans la tourmente. Et sans doute mourir écartelé … Mais pas tout de suite. Tout à l’heure. Je veux encore profiter un peu de ces instants de confort, me gaver de l’apparente invincibilité de l’auberge, l’absorber, la faire mienne. Elle et moi sommes l’aboutissement d’interminables sélections, techniques et naturelles.

« Nous sommes forts ».

Mon excitation reflue peu à peu et, bientôt, je replonge gaiement vers une paresseuse félicité. Le feu, les vibrations telluriques de Rodolf, les ronronnements de Fiona … Ce bonheur simple me fait penser à Luciole. Comme j’aimerais qu’elle soit là, sur cette vieille banquette, enroulée contre moi dans une sphère inviolable de paix au milieu de la furie du monde.

— Artyom ?

Je ris. Ça a marché !

Par réflexe, je désactive tout flux qui aurait pu voyager d’elle vers moi.

— Luciole. Je pensais à toi.

— Et moi, à toi. C’est comme ça que ça marche.

J’ignore la gentille pique et me délecte du jet de venin qui me transperce délicieusement le diaphragme : elle pensait à moi, elle est là. Mon apaisement change de nature. C’est comme si mon corps avait trouvé sa juste place dans l’espace.

— Tu fais quoi ?

— Rien de spécial. Je suis au lit ; je n’allais pas tarder à éteindre et dormir. Je me repassais en tête les événements de la journée. D’ailleurs, je suis désolée, je n’ai pas avancé d’un pas sur notre enquête aujourd’hui, j’avais trop de choses à régler avant de partir pour Uruk.

Un silence.

Quelles choses à régler ? Je pourrais lui demander mais il m’a semblé détecter dans son intonation le désir que je ne le fasse pas. En suis-je certain ? Absolument pas. Merde ! À quoi peut-elle bien penser ? Est-ce à moi de parler ou bien dois-je attendre ?

Ah ! Quelle torture ! Quand je pourrais d’un claquement de doigts métaphorique tout savoir et tout comprendre ! Quel moyen de communication primitif et imparfait que le langage des mots !

Luciole a peut-être fait un raisonnement parallèle au mien car elle s’inquiète, soudainement.

— Ah ! Zut ! Artyom … Tu me vois, là ?

Je la rassure.

— Non. J’ai bloqué tes émissions avant même le premier aperçu. Je n’ai aucune idée de ce que tu ressens. De la fatigue ? De la frustration ? De la lassitude ? Je crois que ce n’est pas très positif mais, à vrai dire, je n’en suis même pas tout à fait certain … De la paix ? Du chagrin ? De la nostalgie ? Ou de l’admiration peut-être ? … Du désir ?

Elle pouffe.

— J’ai comme l’impression, mon petit père, que tu n’es pas le meilleur psychologue de ta Cité.

Je fais la moue.

— Pas de désir, alors ?

— Pas là, non … Gamin.

— Ancêtre.

— Vantard !

— Rabaisseuse !

Elle s’offusque.

— Hey ! Triche ! Il n’existe pas, ce mot.

— Peut-être pas à ton époque … Mais chez nous, les jeunes, ça fait fureur. Attends-toi à le voir apparaître dans la prochaine édition du dictionnaire. Rabaisseuse : nom féminin, vielle bique qui rabaisse à tout va, par jalousie de verdeur et tentative transparente de masquer son désir.

— Bon, très bien, tu as gagné, j’avoue mes pulsions. Qui accepterait de croire que je ne te veux pas ? Comment quiconque pourrait résister à ce parfait alliage entre l’esprit gâteux d’un pervers narcissique sur le retour et le corps gringalet d’un ado semi-pubère ?

À mon tour de feindre la vexation.

— Ah non ! Pas « gringalet ». Ça, c’est un coup en-dessous de la ceinture.

— Oh … Excuse-moi, Artyom, j’ai dû me tromper. Il me semblait qu’on était déjà dans la culotte de l’autre depuis belle lurette.

— Gwurf !

Je lâche un borborygme incompréhensible en m’étranglant de stupeur sur ma glotte. D’où sort-elle cette attaque surprise ?!

Mon sang, en état de mobilisation générale, afflue de toutes parts, à une vitesse inédite, vers mon sexe, le gonflant si fort que je le sens vibrer contre mon ventre à la cadence de mes battements de cœur, et laisse ma pauvre tête exsangue en proie à un léger vertige.

Quelle coquine ! Je n’en reviens pas.

Comme je reste muet, à tenter, en vain, de retrouver une certaine contenance ou, à tout le moins, un degré socialement acceptable de flaccidité, Luciole, qui avait d’abord ri de son incontestable victoire, finit par ne plus se faire entendre non plus.

Une sorte d’hébétude totale s’abat sur moi. J’essaye à tout prix de faire accrocher mon esprit à autre chose qu’à la vision évoquée par Luciole, sans y arriver le moins du monde. Rien ne semble pouvoir exister en-dehors de ma main glissée sous un bout de tissu, contre sa peau nue, à la recherche de son plaisir, et ma bite toute dure pointant droit vers elle comme, fut un temps, certains priaient vers Dieu.

— Fais-moi voir à quoi ça ressemble …

La voix de Luciole me parvient de loin. Ou peut-être, par décence, par timidité, a-t-elle chuchoté ce qu’elle n’aurait su réclamer à voix haute ?

Je comprends tout de suite sa requête et n’hésite pas longtemps. Pourquoi pas, après tout ? Je n’ai aucune raison d’avoir honte. Elle a déjà connu l’irrationnel de mon amour, pourquoi ne pas lui offrir celui de mon désir ?

Je demande à Diane de s’exécuter, de me livrer intégralement à la femme qui nourrit chez moi, en ce moment même, un fantasme insensé.

Luciole me recueille avec douceur. Elle pousse, à la réception de mon âme, un très léger gémissement qui m’arrache la poitrine et les reins, puis se tait, sans pourtant me laisser seul. J’entends sa respiration et ce seul son me la rend plus proche que jamais, comme si sa bouche était collée à mon oreille. Son souffle est profond et régulier, à tel point que je pourrais la croire endormie si, en aspirant ou en rejetant l’air, elle ne laissait parfois un infime frémissement troubler ce cycle harmonieux.

Bientôt, tout entier tendu vers elle, je ne vis plus que pour ces petits ratés, aux apparitions aléatoires, que je suppose révélateurs d’excitation ou de plaisir. Je visualise la jolie Luciole allongée dans son lit, à demi-nue, la tête rejetée en arrière, les lèvres entrouvertes, s’enivrant de mon envie d’elle, ses doigts experts, familiers, glissant adroitement sur son clitoris, au rythme intime de ses étirements de femme. Auxquels répond tambour battant ma verge turgescente. Foutredieu, je bande ! Je bande pour Luciole comme un taureau mythologique qui serait entré par inadvertance aux bains du gynécée de l’Olympe et viendrait de trébucher sur les croupes offertes et voisines d’Héra, Aphrodite et Athéna.

Soudain, peut-être à cause de cette vision incongrue, la vulgarité possible de mon érection cosmique et de son dévoilement sans fard me percute de plein fouet et un sentiment terrible d’inéluctabilité fond sur moi. Que suis-je en train de faire ?! Qu’est-ce qui m’a pris d’agiter ainsi ma bite adultère devant la femme que j’aime ? Quelle folie irréparable ! Comment … Comment puis-je …

Un murmure suave me retient en pleine dégringolade.

— Chut. Artyom … Continue.

À la musique céleste de la voix haletante de Luciole prononçant mon nom, mes angoisses s’éparpillent. Je l’aime. Je lui appartiens.

Elle ordonne. J’obéis.

Je me matérialise devant elle, à genoux entre ses cuisses ouvertes, les muscles tendus, les yeux fous, rivés sur elle, sur sa langue, sa gorge, son sexe ruisselant que j’aperçois derrière ses mains affairées. J’ai l’impression que le ciel tout entier pèse sur mon dos et m’attire vers elle, qui m’appelle, entre deux soupirs : « Viens. » Entre mes jambes, au centre de mon existence, palpite la bite invraisemblable d’Héphaïstos, un membre de métal indestructible au cœur duquel coule une rivière de lave en fusion. Je sens les doigts de Luciole s’enrouler autour et une longue éjaculation jaillit, d’un seul jet, de mon gland sur sa poitrine et son ventre. Chose inimaginable, mon sexe en profite pour durcir et cabrer plus encore, sans pour autant échapper à la ferme poigne de mon amante. Plongée dans une transe conjointe, elle conduit sa vivace prise, sans se soucier de ses acrobaties, jusqu’à sa porte de jade.

Alors la fièvre retombe. Mon désir cesse d’être volcanique, pour ne plus être qu’intense, concentré, intime.  Notre union se sépare de ses atours monstrueux pour devenir presque humaine, bien qu’absolue.

Nos regards plantés l’un dans l’autre, piégés dans la contemplation mystique de nos pupilles infinies, nos respirations inextricablement entremêlées, je la pénètre d’un seul interminable mouvement puis reste là, au creux de son corps vibrant, traversé de secousses orgasmiques, à l’affut de l’imperceptible chant des baleines sidérales qui peuplent ces eaux-là.

 

*

 

— Merci.

Elle me remercie ! Elle est heureuse ! C’était bien. Je ne sais même pas quoi exactement, je n’ai aucune idée de ce qu’elle a perçu de mon fantasme, sous quelle forme métaphorique elle a reçu mes visions lubriques, ni ce qu’elle en a fait, mais je sais au moins que cela lui a plu. Une joie absurde m’envahit. J’ai envie de bondir par-dessus tous les meubles de l’auberge, de m’accrocher aux poutres pour me propulser d’un bout à l’autre du salon, de hurler à la lune.

Je retiens de mes abdominaux la boule de feu qui cherche à jaillir de mon ventre.

— Je t’en prie, Luciole.

— Merci de me désirer si fort.

Zut ... Derrière ces mots positifs, je crois sentir filtrer les particules glaçantes d’une immense tristesse. Contre laquelle je ne suis pas sûr de pouvoir grand-chose.

Je lui donne pourtant tout ce que j’ai, que puis-je faire d’autre ?

— Merci d’exister.

Elle acquiesce, je crois. Je l’imagine sourire d’un air vaillant raté tandis qu’elle plisse les yeux pour retenir encore quelques secondes d’inévitables larmes.

— À demain, Artyom. Ça va être bien de se voir.

— Oui.

Et elle s’en va.

 

*

 

La tempête, l’auberge et moi jouons un moment à accorder nos vacarmes respectifs. Des notes douces et graves s’échappent de ma gorge sans que je ne commande rien. Haaa. Aouaah. Hoo. Des sons qui portent en eux les marques de l’origine du monde, tantôt flux et reflux de l’océan, tantôt soupirs de nourrisson, tantôt prières ancestrales murmurées aux étoiles et aux dieux impossibles, assis par terre au milieu d’un désert de rocaille rouge, serrés en tribu craintive autour d’un feu falot. Qui sait si le soleil reviendra jamais ?

Mon attention vagabonde des chamans amérindiens à Chayan, de la mer, de l’amitié à Senga, à Huni, de l’amour à Luciole, à Luciole, à Luciole, du manque à ma mère et ma sœur, de la solidité à Iori, à Askeladd, à mon père, du rêve à Foam et ses reflets irisés, de Shandia à ma mission dont les contours me paraissent tout aussi flous en cet instant qu’il y a deux jours. Successivement, les composants de mon univers se présentent à mon entendement et se propulsent les uns aux autres des filaments de soie indestructible pour se relier entre eux et former une toile géante au sein de laquelle je pourrais me nicher. Ce réseau arachnoïde est ma vie et mon identité. Par bonheur, je réalise, en l’envisageant de la sorte, qu’il me plait énormément.

 

*

 

Un temps infini s’écoule avant qu’un éclair fabuleux me ramène enfin sur Terre.

Derrière moi, j’entends des pas légers se diriger vers l’alcôve depuis laquelle je rêvasse. Je me décale sur le côté droit de la banquette, pour faire une place à Fiona, juste avant qu’elle apparaisse, dans un gros pyjama de laine, les bras chargés d’une couette si lourde et si grande qu’il nous faut un bon moment et un lot absurde de mouvements et d’efforts pour nous en dépatouiller et réussir à nous installer confortablement. Mais le résultat final est à la hauteur de notre investissement : nous sommes au paradis. Histoire d’en être tout à fait certains, nous gigotons encore un peu, elle et moi, chacun dans notre coin, dans un dandinement délicieusement oiseux, juste pour profiter de la douceur que le frottement contre le lin confère à notre peau.

Fiona se lasse la première de cette paresseuse entreprise.

— Excuse-moi pour tout à l’heure, Artyom.

Je jette un coup d’œil surpris à son profil, que l’orage souligne par intermittence d’un liseré bleuté. Son air sérieux, dans l’obscurité, fait apparaître sur son visage enfantin des traits presque adultes.

— Lequel de tes comportements devant moi juges-tu indigne au point de devoir réclamer pardon ?

La fillette fronce une paire de sourcils perplexes.

— Tous, un peu, j’imagine, maintenant que tu me le demandes. Je n’ai fait que parler de moi, pour aussitôt sombrer en désespoir et, tout aussi brusquement, me comporter comme une petite sauvage. Tu as dû me prendre pour une folle …

— Tu m’étonnes, Hermione. Une vraie tarée.

Fiona me lance un regard mauvais. Je fais la grimace pour montrer que, bien sûr, je plaisante avant de me souvenir qu’elle ne me voit pas. Elle a rangé ses Libellules en rentrant dans l’auberge qu’elle doit suffisamment connaître pour pouvoir s’y déplacer dans son état naturel de cécité.

Je lui envoie par l’intermédiaire de ma Graine une onde de joie bonhomme. Elle sourit d’un air entendu.

Je poursuis.

— Pour ce qui est de ton éventuel égocentrisme, tu n’as pas à t’en faire. D’une part, j’y suis pour quelque chose puisque je t’ai encouragé à poursuivre tes explications à chaque fois que tu envisageais de parler d’autre chose. Parce que c’était passionnant, tout simplement. Et d’autre part, je pense que, d’une manière générale, les humains ne sont jamais plus intéressants que quand ils parlent d’eux-mêmes. Nous sommes tous nos propres cobayes et nos premiers sujets de recherche. C’est en se décortiquant, pour soi et pour les autres, qu’on apprend à se connaître, à se maitriser, et qu’on peut grandir ensemble dans les bonnes directions.

Je marque une pause pour guetter la réaction de ma voisine mais son expression est indéchiffrable. Je n’arrive à y lire que son indéniable attention.

Soudain, je m’inquiète de la banalité de mes propos. Fiona semble posséder une intelligence suraigüe … Est-ce que je l’insulte en exprimant ce qui pourrait passer pour des évidences ? Sans doute que non. Senga me l’a souvent répété quand je lui demandais comment il faisait pour gérer des personnalités et des compétences si différentes, en cours : en répondant en toute honnêteté, du mieux qu’on peut, à une question, il est impossible de mal faire. De même qu’en écoutant ce que son interlocuteur a à dire, on trouvera toujours quelques subtilités savoureuses à se mettre sous la dent. Efforts d’un côté, bienveillance de l’autre, telle est la recette d’une conversation agréable.

— Quant à tes coups de mou et d’hystérie, ils sont encore moins répréhensibles. Tu as beau être un génie, tu n’en restes pas moins une gosse. Les énergies physiques et métaphysiques que tu abrites au creux de ton petit corps grandissant sont impossibles à maîtriser en permanence.

— Comme deux dragons furieux qui s’enroulent en spirale hélicoïdale, à mi ciel, tandis que celui du Vide descend des étoiles et celui du Feu jaillit des entrailles de la terre.

Loin au-dessus de nous, pour illustrer les propos de Fiona, la voûte céleste tourmentée se troue d’explosions éparses de lumière.

J’approuve gravement.

— Moi aussi, quand j’avais ton âge, j’étais parfois saisi de terreurs d’une profondeur insondable. Une idée me venait, sans que je sache toujours bien pourquoi, comme la réalisation d’à quel point l’échelle de temps à laquelle vit notre univers est monumental par rapport à la nôtre, ou une sensation, comme celle d’une grosse boule de coton qui, au touché, se réduirait sans le moindre effort en une petite crotte molle, et j’étais foudroyé d’angoisse. Une mélodie trop belle me flétrissait les poumons de tristesse. Le souvenir du regard d’une fille me rinçait les cotes à l’acide pendant de longues minutes. Et, à l’inverse, tout et n’importe quoi, la forme d’une branche, la trajectoire d’un ballon, un compliment, le rire d’un copain, un coup de vent, une odeur … Pouvait m’emplir d’un coup d’une énergie explosive.

La réponse de Fiona vient si naturellement, dans une élocution au rythme si proche du mien, que j’ai d’abord l’impression confondante qu’elle énonce la suite de mes pensées.

— Quand une goutte de pluie s’écrase sur ma peau, puis une deuxième et puis dix mille, je suis prise d’une sorte de frénésie. La cartographie du bombardement apparait en explosions d’étincelles devant mes yeux invalides et me pare d’une robe en dentelles de saphir. Alors je danse pour voir ses volants tracer des arabesques évanescentes autour de mes membres. Des vagues merveilleuses de sons et de couleurs me parviennent et je joue avec elles jusqu’à épuisement mais je n’arrive jamais à savoir à quel point je maitrise, ou pas du tout, cette mise en scène. Parfois j’ai l’impression d’être un chef d’orchestre d’une virtuosité inégalable et, un peu plus tard, de n’être plus mieux qu’un pantin maladroit soumis aux mains d’un marionnettiste dont les traits et les intentions seraient dissimulés d’un masque intégral. Quand me viennent ces transes, il me semble que les sentiments les plus purs et les plus infâmes de liberté et d’inéluctabilité partagent au fond de mon âme la même pièce minuscule. Et c’est bon, et ça fait peur.

— Aujourd’hui, à deux reprises, tu as choisi de suivre les tendances intimes que ton cœur te suggérait et ce, malgré la présence d’un inconnu. Je t’en remercie sincèrement parce que le spectacle que tu m’as offert était inhabituel et beau.

Je réfléchis un moment à la meilleure façon de présenter mon opinion à Fiona qui, à mes mots flatteurs, a laissé couler sa tête fumigène sous la couverture.

— Les pulsions qui nous motivent sont des mouvements, des bouillonnements internes, bien mystérieux. Beaucoup de femmes et d’hommes les ont étudiés et mille théories tenteront de t’en livrer les secrets tandis que le constat indéniable que la plupart de tes semblables ont fait, font et feront tout au long de leur vie est celui de la grande opacité, à leurs propres yeux, de leur structure émotionnelle. Comme toi, ils sauront vite que telle impulsion provoquera telle réaction et ils pourront apprendre, selon qu’elle leur plait ou leur déplait, à épouser cette caractéristique ou à se défendre contre elle, mais le pourquoi de cette manifestation instinctive n’est que rarement élucidé et quand, par miracle, il l’est, on a presque toujours, devant l’explication obtenue, un arrière-goût décevant de trop grande simplification. Selon moi, l’essence du libre-arbitre ne se situe pas dans la compréhension exhaustive de nos mécanismes personnels, dans la révélation crue de la main que la génétique et nos parents nous ont distribuée le jour de notre conception ; elle serait plutôt dans notre capacité à agir avec, contre, ou en travers de ces automatismes souterrains.

La tête de Fiona émerge de sous les draps.

Elle oriente ses deux mains dépliées, paumes au ciel, vers moi, comme si elle me présentait à une foule imaginaire.

— C’était Artyom Brisláan, l’homme imprévisible, concluant son discours sur la fatalité et le libre-arbitre par – Oh ! Non ! Est-ce possible ? Qui eut pu le soupçonner ? Une apologie de la Voie de la Solidité !

La vilaine est hilare.

Cependant que, désabusé, je me demande à quel point les conseils de Senga sur l’honnêteté sont applicables dans le cas d’une rencontre avec une homo sarcasticus miniature, la petite se calme peu à peu, son rire noyé dans le vacarme de la tempête.

J’attends posément sa réponse.

Elle vient tard.

— Il y aura toujours des puissances contre lesquelles nous ne pouvons rien.

— Tu crois ? Donne-moi des exemples.

Fiona pointe du menton vers l’extérieur.

— Les Cataclysmes. La gravité. L’amour.

— L’amour ? Tu t’en préoccupes déjà, à 13 ans ?

— Bien sûr. Ce n’est pas normal ?

Je rétropédale en vitesse.

— Ma chère Fiona, je n’ai aucune idée de ce qui est normal. Tu as déjà été amoureuse ?

— Oui. Non. Peut-être ? Est-ce qu’on sait ce genre de choses avec certitude ?

— Ça dépend des gens, je crois. Mon meilleur ami, Senga, est amoureux du même homme, Artan, depuis quatorze ans et jamais je ne l’ai vu ni entendu en douter, bien qu’ils vivent une relation infiniment particulière.

— Son compagnon s’appelle « Artan » ?

Je m’amuse du détail sur lequel elle s’est arrêtée.

— Oui. Et son père adoptif préféré « Arthur ». Il a l’habitude de dire que chacun des hommes de sa vie est né avec un bout de son cœur – « heart », que nous lui avons rendu le jour de notre rencontre.

— Et il sait en combien de morceaux son cœur avait été brisé ? Et par qui ?

— Non. Et non.

La jeune fille sourit malicieusement.

— C’est intrigant cette histoire !

— Et ça n’est que le début ! Figure-toi qu’Artan vit à l’autre bout du monde, sur une île du Pacifique isolée de tout. Il mène là-bas, à la tête d’une équipe d’une vingtaine de spécialistes, des recherches fondamentales sur les écosystèmes coralliens. Desquels il croit pouvoir apprendre, rien de moins, le secret de l’immortalité !

— L’immortalité !

— Absolument. Il poursuit cette hypothèse que les récifs coralliens forment une entité complexe, hétérogène et symbiotique qu’on pourrait assimiler, en écartant loin les limites élastiques de l’anthropomorphisme, à un individu ; un être vivant en perpétuelle mutation capable de vivre pendant des millénaires et dont le centre névralgique, le cerveau, la volonté, ne serait rien d’autre que les échanges incessants d’informations entre ses différents émissaires, organes et appendices. Son identité serait assurée par la continuité de ce flux. Mais bref, tu en apprendras plus de l’Arbre à ce sujet. Ce qui est vraiment fou, c’est que Senga et Artan n’ont encore jamais été en présence l’un de l’autre ! Ils s’écrivent et se parlent en permanence, ils participent aux mêmes transmissions, aux mêmes conférences, ils partagent avec une constance sans faille leur quotidien et passent leurs jours et leurs nuits connectés ensemble mais jamais ils ne se sont touchés, jamais ils n’ont été dans la même pièce, jamais même sur le même continent …

— Ça alors ! Mais pourquoi ! Ils pourraient se rejoindre à mi-chemin, en Asie Centrale par exemple … Cela ne leur prendrait que deux ou trois jours de voyage chacun.

Je hausse les épaules.

— Je n’en sais rien. Peut-être parce qu’ils sont tous les deux, chose rare dans notre société, comme rivés à leur lieu et à leur train de vie. Peu importe, en réalité. Ils ne vivent pas conformément aux principes auxquels nous sommes habitués mais ils sont heureux. Ils ont construit une bulle à leur mesure. Et pour cela, ils méritent, non pas notre incrédulité mais plutôt, je crois, notre admiration et, au besoin, notre indéfectible soutien. Cela dit, là où je voulais en venir, c’est que la conviction de Senga d’avoir trouvé son partenaire idéal est absolue et ce, depuis une large décennie. Il aime la façon de penser d’Artan, c’est aussi simple que ça. Quand une idée lui vient, la première chose qu’il désire savoir, c’est ce qu’aura Artan à en dire. L’accès à l’esprit de cet homme représente aux yeux de mon ami ce qu’il y a de plus précieux au monde. Ainsi conçoit-il son amour.

Je laisse Fiona modéliser puis observer un moment cette conception-là.

— Un autre de mes amis, Huni, en revanche, éprouve un mal fou à développer des sentiments pour un autre que lui et, une fois qu’ils sont bel et bien là, il met encore un long temps supplémentaire à envisager sérieusement leur possible réalité pour, au bout du compte, ne jamais totalement y croire.

Je m’interromps pour réfléchir à comment m’y prendre pour décrire cet énergumène.

— C’est un garçon si étrange à tous points de vue … Toujours à agir et à parler comme s’il n’avait aucune idée du contexte des situations dans lesquelles il se trouve. Et charmeur pourtant, si sympathique, avec sa bouille jobarde que quitte rarement un air malin de connivence dont personne ne comprend l’origine. Echanger avec lui est un invraisemblable exercice de funambule.

— Avec fil ondulant ? Gravité fluctuante ?

— Et rafales à 200 km/h, oui, au moins. Voilà plus de 15 ans que je le connais, et je ne comprends encore aujourd’hui pas un traître mot de ce qu’il raconte. J’ai parfois l’impression qu’il choisit un sujet au hasard dans la phrase que je viens de prononcer et rebondit dessus dans une direction aléatoire, au gré des agitations chaotiques qui le remuent de l’intérieur.

— « Les traitres seront guillotinés séance tenante et le sens apparaîtra ! »

— Oui, quelque chose dans ce goût-là, en moins théâtral, peut-être, la plupart du temps. Et dit sur un ton qui donnerait à penser que sa réponse représente une suite logique à la conversation. Avec, bien entendu, le clin d’œil et le grand sourire, pour achever de te faire croire que tu es du secret et que tu devrais comprendre sans effort cette petite passe langagière qu’il s’est autorisé en toute innocence.

Fiona piaffe d’excitation.

— Il faut absolument que je parle avec ce Huni !

Je ris.

— Oui, c’est une expérience que je te recommande chaudement. Sensations fortes garanties ! Bon. Mais là où j’avoue sans honte mon incompétence blafarde à saisir sa logique dialectique, j’annonce aussi avoir découvert dans son comportement amoureux des itérations significatives !

— Bravo !

— Dont je déduis que, pour Huni, l’amour vrai ne peut être qu’une adéquation fusionnelle, une danse infinie d’offrandes et d’épreuves qui ne connaitrait pas de faux pas pour la bonne raison que les deux protagonistes exerceraient précisément, à tout instant, une pression identique l’un sur l’autre et sur le monde environnant. Par comparaison avec cet idéal inatteignable, tout rapport de force un tant soit peu déséquilibré excite ou blase déraisonnablement notre bonhomme. Avec pour conséquence qu’il vit toutes ses relations en décalé. Si sa copine l’aime sincèrement, l’objectif du couple est braqué sur lui et il se projette lui-même comme un être inatteignable, capricieux, farouchement attaché à sa sacrosainte liberté d’homme. Une semaine ou un mois plus tard, alors que l’autre se lasse d’être sans cesse mise au second plan et exprime de moins en moins son attachement, alors que les flashs de la célébrité ne l’aveuglent plus, Huni concentre de mieux en mieux son regard sur le dos de celle qui s’éloigne et tombe fou amoureux à rebrousse-poil, juste à temps pour profiter au maximum de la longue descente aux enfers qu’est l’impossible reconquête d’un cœur déçu.

Ha ! La vie sentimentale … Comme on est experts quand il s’agit de celle des autres !

Je conclus sur mon diable d’ami.

— À mon avis, la certitude et le doute forment chez Huni, en matière d’amour, une folle tresse aux brins inséparables.

Derrière nous, le feu crépite avec régularité son modeste bonheur de retraité. Il contemple sa furieuse jeunesse avec une tendre nostalgie : quel éclat il avait alors ! Quel enthousiasme ! Mais quelle arrogance et quelle consommation ! Désormais, quelques bouts de charbons noircis lui suffisent pour ronronner de longues heures devant un bon humain. À attendre l’occasion … Peut-être … De …

Fiona se racle doucement la gorge.

— Et chez toi, Artyom ?

Je quitte le monde des flammes qui rêvent d’être phœnix.

— J’ai étudié la question.

La petite fille avec qui je partage cette alcôve de douceur et de camaraderie pouffe de mon intonation péteuse.

— Pour quelles conclusions, Maître Gros-naze ?

— Que ma certitude d’aimer tient en équilibre sur deux poteaux dont le premier est pur instinct et le second, pur pragmatisme. Dans l’ordre, il faut d’abord que je ressente ce que d’autres appellent une attirance et que je préfère nommer « inclination ». Lorsque je suis amoureux, si je me tiens immobile, à l’affut, il me semble qu’un double fantôme de mon corps se détache de moi par la tête pour pencher dans la direction dans laquelle je crois se trouver la fille que je désire. Il me dit, l’air de ne pas y toucher : « Allons par là. Voyons ce qu’il y a à faire de ce côté. Peut-être bien qu’on y trouvera quelques raisons d’être heureux. » Ce mécanisme a beau être, je ne le nie pas, à moitié artificiel, il n’en est pas moins aussi fiable que la boussole d’Aphrodite pour m’indiquer le cap qui me tient à cœur. C’est un marqueur impitoyable, d’une honnêteté sans faille, de mon allégeance. Mais gare, alors ! Car il suffit que cette girouette de Cupidon, poussée par un vent contraire, pointe vers un nouvel horizon et mon ancienne fidélité s’évapore séance tenante. Heureusement, le hasard nous a forgés, le volatile et moi, dans du métal rouillé et j’ai l’enthousiasme stable. Autrement, j’aurais pu devenir un drôle de sale type.

— Tu es bien prompt à te juger tiré d’affaire, dis !

C’était trop tentant pour cette narquoise nabote.

J’ignore l’intervention.

— Mais tout ce qui précède appartient au monde impalpable des fantasmes, où les plus futiles babioles tutoient les plus cruciales révélations. Je peux bien m’inventer un amour fou pour n’importe qui, si ça me chante, sans que cela ait la moindre conséquence dans la réalité, ni pour les autres ni pour moi. Comme une ritournelle que je fredonnerais en me promenant pour me divertir. Alors pour savoir si j’aime vraiment, je considère un deuxième paramètre, celui-ci on-ne-peut-plus quantifiable : le temps. Cette personne que je prétends vouloir fréquenter, aider, connaître, quelle proportion de mes journées est-ce que je lui consacre réellement ? Il m’est si souvent arrivé de rêver de la même fille pendant six mois sans jamais faire le moindre pas vers elle, satisfait que j’étais du simple sentiment d’infatuation que je ressentais. Florence, par exemple, dont je me suis figuré amoureux toute l’année de mes 15 ans ; si on m’avait forcé à inviter quelqu’un à danser, c’est à elle, sans hésitation, que j’aurais fait la demande mais j’étais bien plus à l’aise tout seul dans mon coin, à imaginer les figures impossibles que nous pourrions faire pour impressionner les autres. Elle n’était finalement que le support neutre, mais adéquat, à mes rêveries du moment.

Je m’étonne que Fiona s’abstienne de souligner cette fois la possible goujaterie du comportement que je décris.

— En somme, tu es sûr d’aimer lorsque la puissance de tes sentiments te force à t’aventurer au-delà des douillettes frontières de l’autosuffisance.

Je mâchonne cette formulation pour en juger le goût.

— C’est bien dit.

— Et, étant donnée ta condition de digne disciple de Maître Askeladd, il est à parier que ce domaine est, chez toi, d’une superficie considérable.

— Sans doute.

Voyons où elle veut en venir.

Fiona reprend son interview.

— Pourtant – j’allais le formuler en question mais quelque chose dans ton attitude me semble rendre le point d’interrogation superflu – tu aimes Luciole.

— Oui.

— Et tant pis pour les amateurs de débats … Tu aimes Luciole, depuis la seconde où tu as découvert son existence, si intensément que tu t’es propulsé illico hors de ta vaste zone de confort et lui a offert nets, en guise d’avance à l’aveugle, deux mois de ton précieux temps.

— Oui.

Tandis que je me délecte de la facilité avec laquelle ces réponses me viennent, un drôle de gargarisme s’échappe de la gorge de ma voisine. Je me tourne vers Fiona pour la découvrir prostrée. Les mains crispées sur la couette, les genoux repliés contre sa poitrine, les larmes aux yeux, elle se mord la lèvre inférieure à pleines dents.

Alors que je vais pour la prendre dans mes bras, elle lâche une plainte.

— Mais merde, Artyom, il est où ton libre-arbitre, là-dedans ?

Je poursuis mon geste et glisse d’une fesse sur le canapé vers ma jeune hôtesse, qui vient se blottir d’un bond contre moi.

Je lui expliquerais bien que tout ça aussi, ce sont mes choix, ma personnalité, que l’expression du libre-arbitre n’est pas nécessairement l’opposition brute à tout ce qui nous influence mais je crois qu’elle en a parfaitement conscience. La source de ses angoisses n’est pas liée à une ignorance ou une incompréhension ; quelques mots de plus ou de moins ne changeront rien à la donne.

En la sentant sursauter d’un coup de tonnerre particulièrement assourdissant, je me demande si elle n’a pas un peu peur, tout simplement.

Qu’est-ce qu’elle disait des puissances contre lesquelles on ne peut rien ?

— Bon, écoute-moi, fillette. L’amour, je ne suis pas bien placé pour en parler, je m’y suis jeté à corps perdu ; j’ai l’impression de l’avoir décidé mais, en toute objectivité, nous sommes d’accord, si on m’appelait à la barre dans le procès qui nous concerne, l’avocat du Destin me boufferait tout cru. Il ne faut pas désespérer pour autant, je suis persuadé qu’il y a dans le monde des milliers de gens qui, dans une situation identique à la mienne, auraient réagi radicalement différemment. Tu auras l’occasion d’en croiser rapidement. Tu peux même essayer de parler à Huni, pour voir ce qu’il en pense. Tu verras, après trois minutes de conversation avec lui, tu ne pourras plus jamais croire à l’existence d’une quelconque volonté supérieure. Rien ni personne ne peut avoir inventé ce type et, plus important encore, rien ni personne ne saurait jamais le contrôler !

Sous mon aisselle, j’entends Fiona ricaner entre deux reniflements.

— Pour ce qui est de la gravité, franchement, après la performance de Shandia cet après-midi, tu aurais pu trouver mieux. Elle t’a montré ce qu’on pouvait en penser, de la pesanteur … Non ?

La fillette sort un peu de son trou.

— Si, c’est vrai …

— Restent les Cataclysmes. Ça tombe bien, il y en a un juste là, dehors, un bien gros, bien méchant, une des mille Plaies que les dieux antiques ont lâchées sur le monde avant de disparaître avec leurs adorateurs, l’ultime raison de se faire du mouron à grande échelle dans le joyeux rêve que sont devenues nos paisibles existences d’esthètes érudits.

Je prends les épaules délicates de Fiona et l’éloigne doucement de moi.

— Et dedans, si tu l’acceptes, il y a ton champion, le petit Artyom-David qui s’en va, en ton nom, mettre à l’amende un géant pas très dégourdi.

Qu’est-ce que tu dis de ça, fillette ?

Sur son visage passent à cent à l’heure une succession variée d’émotions. Une petite surprise, une bonne trouille, une bouffée de reconnaissance, une décision. Une décharge d’énergie me traverse les entrailles. Elle ne m’arrêtera pas.

Je vais y aller. Je vais y aller.

Alors que je m’extraie du cocon molletonné au creux duquel je me suis laissé aller à croire que j’étais invincible, je perçois soudain avec acuité la présence inimaginable du monstre que j’ai défié. Ces phénomènes sont craints pour de bonnes raisons. Nombre de mes congénères, pourtant braves, ont péri de n’avoir pu éviter à temps leur route destructrice.

Pour chasser l’anxiété paralysante qui envahit mes membres et ma volonté, je procède à une série d’étirements et de respirations profondes tout en me remémorant certains des mantras que m’a enseignés Askeladd.

Si tu parviens à maintenir, à tout instant, ta souplesse, ton dynamisme et ton équilibre : ta solidité, il n’est rien sur Terre qui puisse te blesser. Tu ne crains rien. Le monde est un terrain de jeu. Il est inoffensif. Les forces que tu ne peux encaisser, épouse-les. Les forces que tu ne peux épouser, encaisse-les. Sois là, irréprochablement.

Un courant puissant et stable d’énergie, de sang, de chaleur, s’installe durablement dans mes méridiens.

Quand je me redresse, je suis prêt. Fiona aussi.

Sur la paume de sa petite main, qu’elle tient tendue devant elle, reposent ses deux yeux synthétiques. L’une après l’autre, ses Libellules prennent leur envol. Je sens Forest, la Graine de Fiona, effleurer Diane d’une caresse et lui en transmettre le contrôle. Ma gorge se serre sous le coup d’une émotion violente, devant ce geste si gracieux, si intime, si naturel pourtant. Une joie inexprimable, dévastatrice, qui m’envahit tandis que je contemple en stroboscopie la silhouette de cette adorable gamine m’enjoindre à lui rembourser son offrande par un exploit inhumain.

Elle souffle mon nom, puis son souhait.

— Artyom. Montre-moi.

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