Chapitre 14

Par AliceH
Notes de l’auteur : Ce chapitre est dédié aux gens qui ne voient jamais les loutres au zoo.
(Si vous ne savez pas à quoi ressemble un manul, gardez-vous la surprise jusqu'à la fin du chapitre)

Nour avait bien insisté auprès de Camille dès l'annonce de sa grossesse pour qu'elle consulte un psychologue voire un psychiatre. Quelqu'un pour « la suivre » comme elle avait dit. Camille avait tenté de lui dire qu'elle n'en avait pas besoin, que tout ça allait terminer dans trois mois, qu'après plusieurs semaines, elle n'en garderait que des grosses vergetures et sûrement d'autres séquelles qu'on cachait aux femmes « pour qu'elles gardent l'envie d'être enceintes et d'accoucher » selon ses propres mots. Mais Nour avait insisté encore et encore avant de menacer de la taper avec sa canne après avoir maudit tous ses ancêtres en farsi pour qu'elle fasse au moins une séance avec un de ses anciens stagiaires, ainsi avait-elle avait fini par céder. Camille avait pris le nom de son collègue et avait consenti à un rendez-vous à distance via Skype. Elle avait déjà essayé de rencontrer plusieurs psychiatres dans le passé. Leurs bureaux impersonnels et leurs salles d'attente d'un beige monotone étaient bien plus déprimants que l'état de sa santé mentale d'alors. Elle avait beaucoup de mal à s'ouvrir aux gens : dans le cadre médical, c'était encore pire. Elle ne faisait même pas exprès. Elle avait l'impression que les médecins posaient des questions connes et attendaient des réponses encore plus connes à celles-ci. Camille avait fini par croire qu'elle ne rentrait dans aucune case, même pas parmi les centaines de cases de maladies ou troubles psychiatriques existants dans le monde. Elle était juste fatiguée de devoir attendre pour répondre par mono-syllabes à des types qui ne semblaient être là que pour prendre ses chèques. Ainsi, lors de sa première entrevue avec Romain, un jeune quadragénaire aux dents impeccables, elle était sur ses gardes. Après les questions et politesse d'usage, il semblait s'être vraiment intéressé à ses paroles et à l'écouter, sans faire ces « Hmm-mm » qui l'horripilaient au plus haut point. Entre deux « Ouais » et « Non », Camille avait fini par dévoiler, à demi-mot, qu'elle ne s'était jamais sentie acceptée. Où ? Partout. Comment ça ? En général. Depuis toujours ? Ouais. Et ça s'exprime comment ? Bah... J'ai l'impression que les gens sont pas comme moi. Ils voient pas le monde de la même manière, ils ne pensent pas pareil et leur vie me semble si simple et souvent, les gens me semblent vraiment très très cons. Et ça a toujours été comme ça ? Et c'est très bizarre de grandir en se disant que... on est entouré de gens qui savent pas réfléchir. Qui verront jamais le monde comme vous. Vous avez pu avoir des amis quand même ? Je crois. J'ai essayé. Parfois, ça marchait, je sais pas comment. J'ai jamais été très aimable mais on me dit drôle donc ça doit jouer. Mais soit ces relations m'intéressaient peu soit je m'investissais trop et ça n'allait jamais. Soit les gens et les choses ne m'intéressent pas du tout soit tel ou tel truc m'obsède pendant des semaines et des semaines. Soit je parle pas soit je raconte toute ma vie au bout de deux minutes. Comme là maintenant. Je sais pas m'adapter. Je suis sans doute inadaptée.

Au milieu de leur troisième entrevue, Camille était assise sur son canapé avec BB-8 allongé près d'elle qui ronronnait. Elle se sentait à l'aise malgré une petite appréhension dans le creux du ventre. Elle répondit à l'appel Skype et au bout de quelques minutes, Romain lâcha un mot très particulier :

– Autiste.

Elle cligna frénétiquement des yeux puis se frotta le dessous du nez, geste qu'elle faisait pour se recentrer les idées lorsqu'elle était nerveuse. Elle jeta un regard à BB-8 qui exposait son ventre rond et la fixait avec des yeux plus ronds encore.

– Quoi ?

– Vous présentez des signes d'autisme assez flagrants. On ne vous l'a jamais mentionné ?

– Non. On m'a déjà traitée d'autiste par contre, se rappela-t-elle avec un pincement au cœur.

– Ce n'est pas une insulte, releva Romain avec une pointe de sévérité dans la voix. L'autisme se révèle de manière différentes chez les filles et les garçons. La recherche à ce sujet se concentre surtout sur comment les garçons l'expriment, ce qui donne à tous les signes cliché de l'autisme qu'on retrouve par exemple dans Rain Man. Mais on sait aujourd'hui que les filles et les femmes expriment leur autisme très différemment. Vous avez de quoi noter ?

Sans voix, Camille se contenta de saisir un papier et un stylo avant de les brandir devant son écran. Romain lui partagea quelques titres d'ouvrages et d'articles sur le net sur le sujet. Après avoir vu que Camille restait sous le choc du diagnostic encore à confirmer, la quitta après l'avoir rassurée. Ensuite, elle fit ce que tout le monde aurait fait à sa place : une recherche Google. Après deux heures à surfer sur des sites d'informations généralistes, des sites spécialisés, des articles de blogs, à suivre des personnes qui parlaient d'autisme au féminin sur les réseaux sociaux et regardé plusieurs vidéos sur le sujet, elle prit son téléphone.

 

_____

 

– Ce n'est pas si terrible que ça, non ?

– Tu parles du fait que les loutres sont planquées ou du fait que je suis probablement autiste ?

– L'autisme. Le fait de ne pouvoir pas voir des loutres adorables, ça, par contre, c'est tout bonnement scandaleux.

Camille détacha le regard de la cage de zoo vide. Véronique murmura quelque chose à son mari Mathieu et celui-ci emmena leur fille Iris un peu plus loin. Elle leva les yeux au ciel puis continua :

– C'est pas comme si le fait de poser un mot sur tes comportements et sentiments changeait tout. C'est pas comme si tu n'en présentais aucun signe auparavant et que par le fait de simplement dire que tu pourrais être autiste, paf, tu te prends tout dans la tronche du jour au lendemain, tu vois ?

– C'est quand même un grand mot, releva Camille. Je veux dire, je sais pas trop ce que ça englobe. J'ai grandi avec l'idée que l'autisme, c'est des gosses qui hurlent et qui aiment les trains tandis que je parle pas très fort et que j'aime pas spécialement les trains. J'adore les aéroports par contre mais c'est hors sujet. Pour moi, dire « autiste » à quelqu'un, c'était l'insulter. On me l'a clairement balancé cette intention là. Donc entendre un psy me dire « autiste », avec cette image là... On peut aller voir le manul ?

– C'est quoi un manul ?

– Un gros chat avec l'air teubé.

– Un chat quoi. Après j'y connais rien non plus à l'autisme, tu me diras. Mais tu m'as dit que ton psychiatre était spécialisé dans le sujet, non ?

– Ouais. Je savais pas, je l'ai juste contacté car Nour me tannait. Elle tenait absolument à ce que je puisse parler à quelqu'un pendant ma grossesse non-désirée, bouda Camille qui enfonça les mains dans les poches de son bomber, sans oser dire qu'elle avait à peine abordé le sujet avec Romain. Elle lui en était plutôt reconnaissante : elle appréciait qu'il s'intéresse avant tout à elle plutôt qu'à sa seule grossesse.

– S'il te dit que t'as des signes d'autisme, c'est qu'il y a des chances que ce soit vrai alors.

– Mais ma vie est déjà assez dure pour pas avoir à y rajouter ça.

– Dans quelques semaines, t'auras un gros souci en moins, dis-toi ça, tenta de la rassurer Véronique.

– Ouais, je serai seulement en train de saigner à mort dans des couches faites pour les incontinents et de perdre mes cheveux.

– «Tu enfanteras dans la douleur ! »  Et encore après l'enfantement ! Parce que ! clama Véronique d'une voix grave peu convaincante. Faudra que tu fasses des stocks de trucs réfrigérants, crois-moi.

– Quelle perspective réjouissante, dit Camille d'une voix morne en la regardant droit dans les yeux (ou plutôt juste à côté).

– Si t'es reconnue officiellement autiste, tu vas peut-être pouvoir mieux expliquer certaines choses aux gens. Comme le fait que tu regardes systématiquement à côté de leur tronche quand tu leur parles au lieu de les regarder dans les yeux.

– Merde, mais ça se voit quand je fais ça ?

– Mais oui ! Tu crois être discrète ? Ah, bordel.

– Quoi ? paniqua Camille.

– T'as raison, un manul, ça a vraiment l'air teubé.

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Nanouchka
Posté le 16/01/2023
Ooooh, le premier paragraphe a trouvé beaucoup d'échos en moi. Je me sens "vue" par ton texte, ce qui est toujours une sensation de lecture à la fois désarmante et réconfortante.

J'ai cherché ce qu'est un manul et je trouve ça hautement réconfortant.

J'ai été étonnée par le diagnostic, justement parce que tu as pris le temps de construire un personnage en-dehors des représentations traditionnelles. C'est chouette d'offrir un modèle qui se situe hors des stéréotypes, ainsi que de reconnaître la différence comportementale et sociale entre les genres au niveau de la neurodivergence.

Coquillettes :
• "Leurs bureaux impersonnels et leurs salles d'attente d'un beige monotone étaient bien plus déprimants que l'état de sa santé mentale alors." Pas compris la fonction de ce "alors" final. S'il est temporel, je crois qu'il faudrait mettre "d'alors" peut-être, non ? Sais pas.
• "Ainsi, lors de sa première entrevue avec Romain, un jeune quarantenaire aux dents impeccables, elle était sur ses gardes." Quarantenaire n'est pas accepté par certains dictionnaires encore pour personne de quarante ans : officiellement, ça reste quadragénaire.
• "Donc entendre un psy me dire « autiste », avec cette image et passé là" Il faudrait un "cet" avant "passé", je pense.
AliceH
Posté le 16/01/2023
Merci des coquillettes (mais de loin, je viens de manger une soupe au chou-fleur, c'est épais ces trucs-là). Ça me fait vraiment plaisir que tu dises que c'est une représentation cliché, parce que je voulais vraiment que ce soit un diag qui fasse sens mais qui soit pas hyper évident, à coups de "elle aime les maths et les trains" (j'adore aussi les avions et les aéroports, comme Camille)
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