La moto pilotée par Adriel survolait le sol à grande vitesse. Il se dirigeait vers les montagnes à l’est de Coloratur. Il arriva bientôt au pied de la route qui s’élevait vers les hauts sommets. Curieusement, les arbres avaient commencé à repousser sur les flancs escarpés jadis désertiques. Adriel ralentit quelques instants pour comprendre. L’arbre de paix semblait envahir les pentes, mais comment avait-il pu arriver jusque là ? Juliette n’avait pas planté de graines sur la montagne. Quelqu’un d’autre possédait les précieuses semences et avait commencé à repeupler les forêts. De qui s’agissait-il ?
Incapable de répondre pour l’instant, Adriel lança la moto à l’assaut de la route en lacets. L’engin abordait les virages en épingle à cheveu sans baisse de régime. Adriel bifurqua sur les petites pistes qui se dessinaient au milieu des arbres. La moto était insensible au mauvais état des sentiers et volait au-dessus des cailloux et des roches éparses. Adriel connaissait si bien les lieux qu’il parvenait à se diriger même si le paysage avait beaucoup changé. Il emprunta des raccourcis entre les troncs qui poussaient au hasard pour atteindre plus rapidement son objectif. En peu de temps, il s’éleva en altitude et approcha du chalet d’Outrebon et d’Alathea.
Ils avaient dû entendre le ronronnement du moteur car Outrebon apparut sur le seuil de la porte à son arrivée. A peine eut-il reconnu Adriel qu’il se retourna vers l’intérieur de la maison et appela Alathea qui sortit à son tour. Sur l’un des arbres qui entouraient le chalet, Adriel vit briller un éclat blanc. Accroché à une branche basse, Eostrix l’avait précédé et lissait ses plumes du bout de son bec courbe. Dès qu’Adriel eut posé le pied parterre et arrêté la moto, l’oiseau voleta vers lui et se posa sur le guidon. Eostrix ne venait jamais sur son épaule, seule Juliette avait droit à ce privilège.
– Adriel ! s’exclama Alathea en se précipitant vers lui pour le saluer.
– Me voici revenu, répondit-il dans un souffle, avec des nouvelles.
– Entre, viens te rafraîchir à la maison, tu es couvert de poussière, dit Alathea.
– Quelle est cette moto qui avance sur l’air ? demanda Outrebon en faisant le tour de l’engin pour l’examiner. Je n’en ai jamais vu de pareille.
– Elle vient d’Astarax, dit Adriel. Mais je vais tout vous raconter.
– Nous en savons déjà beaucoup grâce à Eostrix, murmura Alathea. Mais nous aussi avons des nouvelles à te communiquer.
– Je vais ranger ta moto dans l’appentis, ajouta Outrebon, elle doit rester invisible pour les drones.
– Des drones ? s’écria Adriel, mais qui les envoie ?
– Ce sont les drones de Jahangir, ils ont la forme d’oiseaux dragons, expliqua Outrebon. Il a utilisé ce modèle de drones depuis toujours pour surveiller les territoires. Il l’a conservé même si la technologie a évolué avec les progrès et que les oiseaux dragons ne sont pas discrets. Ses drones sont beaucoup plus performants désormais, car ils sont silencieux. On ne les entend pas approcher. C’est pourquoi il faut être très attentifs à ce qui se passe au-dessus de nous.
– Heureusement, Eostrix veille. C’est lui qui nous avertira s’il faut nous cacher des oiseaux dragons, fit Alathea.
– Au passage, il en éliminera un ou deux. Ce sera toujours ça de gagné, poursuivit Outrebon en poussant la moto à l’abri. Un bon cou de bec bien placé et le drone tombera à pic.
Adriel et Alathea pénétrèrent dans le chalet. Adriel vint s’asseoir à la grande table qui occupait le milieu de la pièce tandis qu’Alathea faisait chauffer de l’eau pour le thé. Dès qu’Outrebon les rejoignit, Adriel commença à raconter dans le désordre les aventures vécues avec Juliette sur et sous l’océan, à Vallindras et à Astarax. Il parla de Zeman, de l’enlèvement d’Urbino et de Giotto paralysé, de Lamar et de Selma, de la pimpiostrelle et de l’arbre de paix. Eostrix, perché sur le rebord de la fenêtre semblait l’écouter avec attention. Outrebon et Alathea suivaient ses paroles sans dire un mot. Ils se contentaient parfois de hocher la tête en signe d’assentiment.
– Il faut remercier Lamar pour sa disponibilité en toutes circonstances, dit Outrebon. Il fait tout son possible pour faire avancer les choses.
– Son aide est très précieuse, approuva Adriel. Et voici maintenant le véritable objectif de ma visite. Je suis à la recherche d’Urbino et de son loup, reprit Adriel. Je pense qu’ils sont ici, car Eostrix m’a guidé vers vous depuis Coloratur. Le chalet est le seul endroit à des lieues à la ronde où ils peuvent se cacher en toute sécurité. Zeman m’a demandé de le ramener à Coloratur car il veut lui enseigner la médecine avant de disparaître dans le néant. Et malheureusement, le temps presse.
– Urbino et son loup Giotto sont ici, dans la grotte secrète, répondit Alathea. Urbino s’est enfui des griffes de Marjolin qui l’avait enlevé. Il a été rejoint par Giotto et ils ont fini par arriver ici. Urbino était blessé, il a failli mourir au fond d’un ravin. Mais après de nombreux soins il est à nouveau en bonne santé et prêt à repartir avec toi.
– Prends bien soin de lui, ajouta Outrebon, il est fragile. Et surtout soyez prudents. Marjolin et Jahangir doivent être furieux qu’il leur ait échappé. Ils vont peut-être chercher à le récupérer. Tu dois emmener Eostrix avec toi pour vous protéger contre leurs attaques. Méfie-toi de leur traîtrise.
Un cri rauque parvint du rebord de la fenêtre où se trouvait l’oiseau.
– Il est d’accord, fit Adriel.
– Viens faire la connaissance du garçon, dit Alathea en se levant. Je crois que tu as déjà rencontré le loup.
Adriel la suivit dans la cave où lui-même et Juliette s’étaient cachés quand ils avaient fui Coloratur. Urbino était en train de lire quand le pan de rocher se déroba pour révéler l’intérieur de la grotte. Le loup s’avança vers Adriel et vint poser sa truffe humide sur sa main. Adriel expliqua à Urbino comment Juliette et lui avaient trouvé le loup paralysé sur la place de la fontaine et l’avaient ramené dans l’échoppe. Puis il raconta toute son histoire au jeune garçon. Ils s’assirent sur le lit tandis qu’Alathea repartait discrètement en refermant la porte derrière elle. Urbino fut médusé lorsqu’Adriel parla de Zeman et de la roue de fer. A son tour il se mit à narrer ses aventures depuis son départ du grand Nord. Ils restèrent un long moment à échanger sur leurs expériences respectives. Puis le mur de la cave glissa pour s’ouvrir et laisser passer Alathea. Elle portait un plateau de victuailles.
– Il fait nuit maintenant, dit-elle. Je vous propose de manger une collation et de repartir pour Coloratur. Vous serez sûrement moins visibles dans l’obscurité, même si les drones à détection infra rouge pourraient vous repérer. Avec votre moto rapide, vous pourrez probablement les esquiver et les semer.
Une heure plus tard, alors que les ténèbres étaient profondes dans la montagne, Adriel et Urbino grimpèrent sur le siège de la moto. Adriel démarra le moteur qu’Outrebon avait muni d’un silencieux pour que l’engin passe inaperçu quelle que soit sa vitesse. Eostrix se tenait devant eux, et sa petite silhouette blanche apparaissait nettement dans le noir. Giotto était à côté d’eux, prêt à courir pour les suivre ou les précéder sur la route. Quelques rayons de lune éclairaient l’espace et donnaient une visibilité minimale pour conduire la moto sur les pentes dangereuses. Ils firent leurs adieux à Outrebon et Alathea et partirent.
Adriel roulait lentement car le chemin était semé d'embûches. Il avait parcouru ces montagnes de si nombreuses fois que les sentiers lui paraissaient familiers. Mais il savait aussi qu’un excès de confiance peut jouer des tours. Ils avançaient sans problème particulier et avaient déjà descendu une bonne partie de la route. Giotto galopait à leur côté, la gueule grande ouverte et Eostrix montrait le chemin. Dans la nuit aux contours imprécis, Adriel perdit soudain Eostrix de vue. Il aperçut devant lui une piste qui allait tout droit alors que dans son souvenir il imaginait un virage en lacet. Intrigué, il ralentit pour aborder ce passage tout doucement mais brusquement le sol se déroba sous la moto. Adriel essaya de retrouver la route en braquant le guidon et en donnant tous les gaz. La moto vira en un violent soubresaut, bondit en avant et regagna un instant la terre ferme en heurtant le sol. Urbino fut éjecté du siège et retomba sur la route. Déséquilibrée par le choc, la moto se coucha complètement. Puis, entraînée par la vitesse et par son poids, elle glissa jusqu’au bord du virage où elle rencontra le vide. Brusquement, elle bascula et se mit à chuter de plus en plus vite le long de la pente vers le fond du ravin. Adriel qui se cramponnait au guidon fut emporté par la lourdeur de la machine et tomba avec elle dans le précipice. L’engin rebondit sur les rochers et les aspérités de la paroi. La tête d’Adriel se cogna sur une pierre pointue, il s’évanouit. Ses mains lâchèrent le guidon. Il fut projeté dans les branches d’un arbre en équilibre au-dessus du vide qui amortit sa chute. Inconscient, il s’empêtra par miracle dans la ramure échevelée et resta coincé. La moto continua sa course vers le fond du ravin où elle vint s’écraser quelques instants plus tard.
Le vacarme de l’accident fit place pendant une poignée de secondes à un silence de mort. Puis Giotto se mit à hurler au bord du précipice avant de recevoir un violent coup sur le crâne qui le fit taire. Indifférent, Eostrix voletait le long de la pente pour retrouver l’emplacement où était tombé Adriel.
Debout au bord de l’abîme où avait cruellement disparu Adriel se tenait Marjolin, invisible. Un rictus triomphant déformait son visage. Il venait de jeter un sort d’étourdissement pour paralyser Giotto. Il était encore invisible et voulait s’assurer qu’Adriel avait quitté ce monde avant de repartir. Aucun bruit ne montait des profondeurs, un calme inquiétant régnait autour d’eux. Le choc avait dû être fatal, il avait éliminé un premier rival et récupéré l’enfant. Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups. Il éclata d’un rire cruel qui était assez inhabituel chez lui. Puis Urbino se mit à gémir près de lui. Marjolin réapparut en chair et en os et fit deux grandes enjambées pour rejoindre le garçon. Il se pencha vers lui.
Urbino aperçut les lunettes bleues dans la brume qui s’emparait de son cerveau et rendait tout flou autour de lui. Du sang coulait dans ses cheveux et dans son cou. Tournant la tête, il vit l’ombre de Giotto couchée sur le flanc, immobile. Il voulut parler mais il en fut incapable. Les mots restèrent coincés dans sa gorge tandis que des larmes se mirent à couler sur ses joues. Les conseils de précaution prodigués par Outrebon lui revinrent en mémoire. Puis il s’évanouit. Marjolin se pencha pour le soulever dans ses bras et se téléporta au campement militaire. Il avait réussi sa mission. Jahangir verrait qu’il était un être supérieur et méritait son respect.
Dans la vallée montagneuse, un silence total régnait. Rien ne bougeait. Seul un battement d’ailes était audible de temps en temps dans le précipice vertigineux.
Quand Eostrix eut repéré Adriel accroché sur l’arbre qui commençait à pencher dangereusement sous le poids, il se percha à proximité. Après avoir vérifié que le jeune homme était en vie, il remonta vers le lieu de l’accident. Il donna quelques coups de becs à Giotto pour le réveiller et s’envola vers le chalet pour chercher du secours auprès d’Outrebon.
Moins d’une heure plus tard, Outrebon et Alathea guidés par Eostrix arrivèrent à cheval au virage où Giotto les attendait. Le loup avait vu disparaître Urbino soudainement quand Marjolin l’avait enlevé. Depuis, il surveillait les alentours au cas où quelque chose se produirait mais sa tête était lourde et ses pattes le portaient à peine. Outrebon avait apporté son matériel de cordes et de crochets. Il allait descendre en rappel vers l’arbre où se trouvait Adriel. Une civière de relevage était accrochée dans son dos.
Écoutant les cris rauques d’Eostrix, il se positionna pour ne pas être au-dessus de l’arbre afin de ne pas provoquer d’éboulements. Rapidement, il installa son matériel et entama la lente descente en rappel. Bien que la pente fut raide, il y avait néanmoins de nombreuses aspérités où poser les pieds ou les mains et il put progresser sans difficulté vers le bas en assurant ses prises et en déroulant ses cordes le long des points d’ancrage. Lorsqu’il atteignit l’arbre où il vit le corps inerte d’Adriel, son cœur se serra. Mais Eostrix qui volait à proximité se fit insistant. Il fallait faire vite maintenant.
Avec précaution, il s’approcha de l’arbre. C’était un épineux et le visage d’Adriel était couvert de cicatrices. Le sang avait séché. Le jeune homme reposait tordu, plus ou moins sur le dos et ses yeux fermés étaient orientés vers le haut. Lentement Outrebon dégagea les branches autour d’Adriel en faisant bien attention qu’il reste toujours accroché. Quand il le put, il glissa la civière sous le dos immobile, fit pivoter le corps pour le mettre à plat et attacha les sangles de sécurité. Puis il arrima le harnais à la corde qu’il avait descendue et qu’Alathea avait accrochée sur le dos des chevaux. Il retira ensuite les branches parasites qu’il coupait avec un sécateur. Il les enleva toutes pour dégager complètement la civière. Puis il fit glisser le harnais sur le côté et appela Alathea avec une sorte de talkie walkie.
Ils commencèrent la lente remontée du corps. Outrebon accompagnait la civière en escaladant. Il veillait à ce qu’elle ne bascule pas et qu’il n’y ait pas de choc violent. Doucement il guidait Alathea tandis qu’elle enroulait la corde sur la gorge d’une poulie. Petit à petit, le dispositif de secours s’éleva dans les airs.
A force de patience, ils parvinrent à hisser la civière jusqu’au virage. Ils l’installèrent sur le dos des deux chevaux qu’ils firent marcher de front. Adriel était couché à plat. Ils parcoururent à pied le trajet jusqu’au chalet en guidant les chevaux. Giotto les suivait mais il était épuisé. A tout instant il s’écroulait sur le sol et Eostrix le bousculait avec ses cris pour qu’il se relève.
Enfin ils arrivèrent chez eux et portèrent le corps d’Adriel à l’abri dans la grotte. Giotto fut enfermé avec lui. Le loup n’avait plus de forces, il se laissa tomber sur le sol et s’endormit aussitôt. Le jeune homme restait inconscient. Agenouillée devant le lit où il reposait, Alathea commença tout de suite à lui apporter des soins. Rapidement, elle réalisa qu’elle ne serait pas en mesure de le guérir avec les simples remèdes dont elle disposait. Elle releva la tête et regarda Outrebon qui restait debout à côté d’elle..
– Il faut de la pimpiostrelle, dit-elle. Il est trop gravement blessé, je ne réussirai pas à le soigner rapidement et cela peut lui coûter la vie. Eostrix doit aller chercher Juliette.
Outrebon regagna la grande pièce du chalet. Il attacha un petit message à la patte d’Eostrix qui attendait sur le rebord de la fenêtre. L’oiseau n’eut pas besoin d’explication, il s’envola immédiatement à tire d’ailes vers Coloratur. Il lui fallut quelques minutes pour parcourir le trajet jusqu’à la maison de Juliette.
Depuis leur retour du port, les deux jeunes filles avaient essayé de parler avec Zeman mais l’esprit du guérisseur était de plus en plus faible et son filet de voix lointain. Il répétait qu’il y avait urgence car il s’éteignait peu à peu et qu’il allait bientôt partir vers le néant éternel. Son souffle s’amenuisait, il était à peine audible. Aussi avaient-elles fini par le laisser en paix pour qu’il ne s’épuise pas complètement. Elles étaient montées dans la tour et, accoudées sans joie à la fenêtre de la poivrière, regardaient au loin la ville en reconstruction. C’était la partie portuaire qui connaissait le plus grand essor. Après l’anéantissement des faubourgs par Ynobod, la population était peu nombreuse, inexpérimentée et manquait de matériaux. Les travaux avançaient lentement. Néanmoins, le spectacle était permanent. Elles observaient les jetées où venaient s’amarrer les bateaux ventrus. La circulation semblait incessante. Les navires qui revenaient de la haute mer et ceux qui s’apprêtaient à partir formaient un ballet vertigineux. Elles avaient repéré le môle à l’écart où se trouvait Mormor. Le bateau de pirates était toujours à quai. Selma bougeait lentement la tête de droite à gauche et de gauche à droite, comme si elle voulait absorber dans ses yeux la totalité du panorama qui s’étendait devant elle. A chaque passage devant la petite silhouette réduite de Mormor, son cœur battait plus vite.
Soudain, alors qu’elles ne s’y attendaient pas, Eostrix s’abattit depuis le haut du ciel vers la fenêtre. Surprises par cette arrivée inattendue, elles bondirent en arrière tandis que l’oiseau se posait sur le rebord de pierre. Juliette aperçut tout de suite le petit message accroché à la patte et le détacha. Lorsqu’elle lut le contenu, elle pâlit et devint presque blanche.
– Nous devons apporter de la pimpiostrelle à Alathea pour soigner Adriel, la moto a eu un grave accident et il est blessé. Urbino a de nouveau été enlevé. La moto est anéantie. Nous partons tout de suite.
Les deux jeunes filles dévalèrent l’escalier et attrapèrent des manteaux avant de sortir. Juliette ne se séparait plus de ses fioles et de ses onguents de pimpiostrelle. Elle les portait en permanence sur elle car elle avait trop peur que Marjolin les subtilise lors d’une de ses visites. Dans son havresac, il y avait aussi les graines et les branches de l’arbre de paix. Tout était prêt, aussi elles ne perdirent pas une minute pour se préparer.
– Nous allons devoir marcher dans la plaine désertique sans aucun moyen de nous protéger contre une éventuelle surveillance, dit Juliette en traversant la boutique.
– Pourquoi ne pas planter quelques graines de l’arbre, suggéra Selma en la rattrapant. Il pourra pousser autour de nous et nous cacher des regards. Comme à Vallindras.
– Très bonne idée, s’écria Juliette en ouvrant la porte de l’échoppe.
Elles s’éloignèrent de la maison en courant et se faufilèrent dans les ruelles sombres en évitant de passer devant la porte de Primrose et d’Alberine. Le soir tombait sur la ville qui se noyait dans l’ombre. Il commençait à faire frais et humide. Eostrix voletait devant elles. Elles se dirigèrent vers l’emplacement des anciens quartiers résidentiels à l’ouest de Coloratur.
– L’obscurité va nous dissimuler pendant un certain temps, murmura Juliette. Mais la lumière de la lune peut nous trahir.
– Alors il faut tout de suite semer quelques graines, répondit Selma.
Juliette vérifia que personne ne les avait suivies, et se pencha vers le sol. Là où peu de temps auparavant se trouvaient des maisons et des rues, la terre avait été remuée par les séismes générés par Ynobod. Le sol avait fait son travail de renouvellement et les pluies qui étaient revenues l'avaient rendu meuble. Les petites graines s’enfoncèrent facilement dans l’humus.
A peine les filles eurent marché quelques mètres qu’une forêt commença à se lever derrière elles, puis progressa. La limite de la pousse des arbres les dépassa, les devança puis les enveloppa complètement dans une gangue protectrice. Elles marchaient à l’abri de la ramure, devenues quasiment invisibles.
– Heureusement qu’Eostrix nous guide, s'écria Juliette. La forêt est si dense qu’on ne voit plus rien devant nous. Sans lui, on ne pourrait plus se diriger.
En cet instant, pour éviter un arbre qui se dressait au milieu du chemin devant elle, elle posa sa main sur le bois du tronc. Et sans qu’elle comprenne ce qui lui arrive, son esprit quitta instantanément son corps et s’envola vers le sommet de l’arbre, grimpant tout le long des branches jusqu’à ce qu’il jaillisse au-dessus de la canopée. Complètement abasourdie par ce qui lui arrivait, elle continua à survoler la crête des arbres portée par une force inconnue, jusqu’à ce que la peur la saisisse. Que devenait Selma et son propre corps ? Elle devait apporter de la pimpiostrelle pour soigner Adriel et ne pas s’égarer dans des rêves chimériques. Elle descendit le long du premier tronc qu’elle rencontra et se vit marcher avec Selma dans la forêt. Ainsi donc, elle pouvait dissocier son esprit de son corps charnel et voyager dans la frondaison. Remontant au-dessus du faîte des arbres, elle réalisa qu’elle pouvait surveiller les alentours et la direction vers laquelle elles allaient. Elle voyait au loin devant elles les montagnes s’élever, floues dans la brume de la nuit. Rassurée, elle réintégra son corps et continua à marcher à côté de Selma.
Tout autour d’elles, la vie nocturne de la forêt s’épanouissait et bruissait. Des animaux couraient furtivement à droite ou à gauche ou se déplaçaient même au-dessus de leurs têtes, certains poussaient des cris, d’autres soupiraient ou gémissaient. Les branches craquaient à leur passage et la ramure des arbres s’agitait sous la caresse du vent. Le sol couvert de feuilles mortes et de de mousse épaisse étouffait leurs pas. Selma marchait en tête. Elle écartait les rameaux et les fougères qui les empêchaient d’aller tout droit. A l’arrière, Juliette la suivait comme un automate. Elle était partagée par des sentiments ambivalents. Elle avait hâte d’arriver au chalet car Adriel avait besoin d’elle, mais à peine revenue dans son enveloppe charnelle, elle repartait vers le sommet des arbres. Elle voulait éprouver à nouveau le sentiment de liberté totale qui s’emparait d’elle à chaque voyage vers les cimes. Lorsqu’elle se déplaçait au milieu des branches et du feuillage, elle avait la sensation de faire partie de l’arbre, comme si elle en était une émanation, elle faisait corps avec lui. Mais aussi avec toutes les plantes, les fleurs, la mousse qu’elle traversait. Une sensation de puissance cosmique la transportait, dont elle n’osait pas parler à Selma lorsqu’elle retournait vers elle. Elle découvrait un autre monde immense, sans commune mesure avec celui qu’elle connaissait. Un monde où elle se démultipliait en une infinité de particules qui se dispersaient et se rassemblaient à volonté. Elle oubliait le reste, elle oubliait Adriel. Lorsqu’elle retrouvait son corps, elle culpabilisait d’être aussi inconstante et frivole mais ne pouvait cependant s’arrêter.
Tandis qu’elle survolait la canopée, elle aperçut Eostrix devant elle. L’oiseau planait sur les courants aériens, sa petite silhouette jouait sur l’azur et dessinait des arabesques. Juliette accéléra jusqu’à l’orée de la forêt. Les arbres continuaient à croître en s’approchant des montagnes. Quand ils arrivèrent au pied des pentes, ils rejoignirent la forêt chétive qui y poussait et l’absorbèrent en poursuivant leur conquête vers les sommets.
Juliette s’arrêta quelques instants sur un rocher en apic. Elle admira l’avancée de la frondaison qui remplaçait l’ancienne végétation desséchée. Les talus et les escarpements se couvraient désormais d’un manteau vert foisonnant et sombre. Le paysage se métamorphosait totalement. Tandis qu’elle était perchée sur les pierres, elle sentit son corps durcir et se transformer en matière ligneuse. Ses pieds s’ancrèrent dans le sol, ses bras s’écartèrent et formèrent des branches, ses doigts s’allongèrent pour donner de fins rameaux qui cherchaient à atteindre le ciel, et sa belle chevelure devint feuillage. En tournant sur elle-même, elle éprouva toute la sensation du volume de l’arbre qu’elle était devenue. Puis avec un rire cristallin, elle s’échappa de cette emprise pour s’envoler vers les hauteurs de la frondaison. Elle n’hésita plus. Suivant la limite des arbres qui conquéraient la montagne comme une vague végétale, elle parvint enfin devant le chalet. Eostrix l’avait précédée et s’était posé sur une branche. Patiemment il lissait ses plumes blanches.
Son esprit ne pouvait pas pénétrer dans la maison, elle devait attendre que son corps la rejoigne en grimpant le long des pentes. Alors elle reprit sa course vers la vallée et regagna son enveloppe charnelle une dernière fois. Selma et elle décidèrent d’aller plus vite et choisirent les sentiers les plus abrupts. Selma était habituée aux chemins escarpés des montagnes de Vallindras. Elle bondissait comme une chèvre sur les rochers et au-dessus des crevasses. Toutes deux allaient vite, comme si elles étaient portées par le vent. Le souffle de l’arbre de paix allégeait leur escalade en les poussant vers l’avant. Elles atteignirent sans effort le chalet au lever du soleil.
La porte s’ouvrit et Alathea vint les accueillir. Vite, il était urgent d’aller soigner Adriel tout de suite, il était toujours inconscient. Bien qu’épuisées par la longue course depuis Coloratur, Juliette et Selma retrouvèrent leur énergie en une fraction de seconde. Elles pénétrèrent dans la maison et se précipitèrent dans la cave, précédées par Alathea qui ouvrit le pan de mur pour entrer dans la grotte.
Juliette s’approcha d’Adriel. Il était immobile. Son visage et ses bras qui reposaient sur le lit étaient blancs et couverts de bleus et de cicatrices. Alathea avait délicatement ôté toutes les épines qui avaient déchiré les chairs quand Adriel avait fini sa chute dans l’arbre. Elle avait nettoyé les plaies et enduit les boursouflures et les ecchymoses avec des onguents. Mais elle n’avait pas réussi à faire sortir le jeune homme de son inconscience. Elle avait peur qu’il ait subi un traumatisme crânien, ou une hémorragie interne. Aucun des soins qu’elle lui avait prodigués ne l’avait réveillé de sa torpeur.
Juliette sortit les flacons de pimpiostrelle et fit couler dans la bouche légèrement entrouverte d’Adriel quelques gouttes du breuvage guérisseur. Elle renouvela l’opération plusieurs fois avant qu’un peu de couleur apparaisse sur les jours du jeune homme. Puis elle massa doucement les bleus et les entailles avec une pommade. Peu à peu, les marques s’estompèrent. Les paupières se mirent à vibrer et se soulevèrent lentement. Les yeux d’Adriel semblaient troublés mais son regard s’éclaircit peu à peu. Un mince sourire apparut sur son visage lorsqu’il aperçut Juliette devant lui. Quelques minutes s’écoulèrent encore et il put enfin parler. Puis il se releva dans le lit et serra Juliette contre lui avant de se mettre debout, comme si tout souvenir de l’accident et de ses blessures était oublié.
– Louée soit la pimpiostrelle, murmura Alathea en reculant vers le fond de la grotte.
Elle se heurta à Selma qui caressait les poils de Giotto. Le loup avait lui aussi subi un choc. Selma avait glissé deux gouttes de potion entre les crocs acérés et peu après le loup avait remué doucement, puis s’était dressé sur ses pattes. Il s’ébrouait et bâillait à se décrocher la mâchoire.
– Comment te sens-tu ? dit Juliette à Adriel.
– Bien, répondit le jeune homme. Je ne suis même pas fatigué. Mais la moto est hors d’usage, c’est une mauvaise nouvelle.
– Que s’est-il passé ? demanda Juliette, il y a eu une défaillance technique ?
– Je n’ai pas compris ce qui m’est arrivé. C’est moi qui ai eu une défaillance, expliqua Adriel. Je roulais avec précaution dans une semi obscurité et la route paraissait aller tout droit devant moi. Elle se dessinait nettement devant mes yeux. Cependant, je connais bien la montagne. Il me semblait qu’il y avait un virage à cet endroit mais j’ai cru m’être trompé. Et tout est allé très vite. J’ai fait confiance à ce que je voyais et j’ai foncé dans le vide. Quand la roue avant a basculé, j’ai tenté de faire pivoter la moto en pleine vitesse pour déraper sur la roue arrière et retrouver la route mais ce fut peine perdue. Je ne sais rien de ce qui s’est passé ensuite, je suis tombé en rebondissant contre la paroi. J’ai dû être assommé tout de suite car je ne me souviens plus de rien et je me suis réveillé il y a quelques minutes. Où est Urbino ? La seule chose que j’ai eu le temps de voir, c’est qu’il a été éjecté du siège arrière et qu’il a atterri sur le sol.
– Urbino a disparu, murmura Juliette. Outrebon et Eostrix l’ont cherché partout en vain.
– Il a de nouveau été enlevé ? s’enquit Adriel. Giotto a sûrement vu ce qui s’est passé, mais il ne peut pas parler.
– C’est Marjolin, fit Juliette. Il y a forcément de la magie dans ce qui s’est passé. Il a créé une illusion pour que tu croies que la route était droite et que tu rates le virage. Il voulait ta mort, et il voulait récupérer Urbino.
– Et où est-il maintenant ? s’écria Adriel.
– Jahangir est derrière tout ça, intervint Alathea. C’est lui le maître de Marjolin, il avait donné des ordres.
– Mais oui c’est certain, dit Juliette. Urbino avait fui et Jahangir ne l’a pas supporté.
– Zeman nous a demandé de retrouver Urbino et de le lui amener, ajouta Adriel.
– Il ne reste plus qu’une solution, poursuivit Alathea. Vous devez repartir pour le camp militaire, retrouver Urbino et le délivrer.
Tous se regardèrent. Les missions devenaient de plus en plus complexes et ils avaient de moins en moins de moyens.
– Sans la moto, nous devons partir à pied, fit Adriel.
– Nous avons des chevaux, dit Alathea. Mais vous serez vite repérés.
– Pas si nous plantons des arbres qui nous protégerons pour avancer, s’exclama Juliette. C’est comme ça que nous sommes venues de Coloratur. Avec des chevaux nous irons plus vite. Le temps presse.
– Selma et moi allons prendre une goutte de pimpiostrelle pour nous donner des forces et nous repartons tout de suite, s’exclama Juliette.
– Je vais demander à Outrebon de seller les chevaux, ajouta Alathea en s’éloignant.
A peine une demi-heure plus tard, trois chevaux avaient été préparés et attendaient devant le chalet. Juliette, Selma et Adriel avaient eu le temps de se doucher et de grignoter quelque chose. Ils finissaient de remplir leurs sacs avec ce que leur donna Alathea : des vêtements, de la nourriture et de l’eau. Giotto était assis au pied des montures, prêt à partir et Eostrix comme à son habitude était perché sur une branche et lissait ses plumes.
Alathea et Outrebon sortirent sur le seuil de leur maison et regardèrent la montagne autour d’eux. Une forêt dense entourait désormais le chalet et même en pleine journée, il faisait délicieusement frais. La terre dans les bois était humide et dégageait des senteurs de feuilles mortes et de moisi. Au sol, des champignons poussaient à foison, des buissons de myrtilles et de framboises recouvraient l’humus. Une impression de calme et de sérénité régnait partout. Le silence était parfois interrompu par le cri d’un busard qui planait au-dessus des pics.
– Depuis quelques jours, la forêt avait commencé à pousser, constata Outrebon, mais elle a pris des proportions nouvelles avec votre venue. Toutes les pentes sont couvertes d’arbres. On respire bien mieux maintenant !
– C’est grâce aux graines de l’arbre de paix, expliqua Juliette. Nous en avons planté sur le chemin. Dès que nous les semons, une forêt jaillit de terre et recouvre tout autour de nous. C’est la frondaison qui nous a protégées pendant tout le voyage depuis Coloratur.
– Quelques arbres s’étaient déjà risqués à pousser, mais ils étaient frêles et épars, remarqua Outrebon en hochant la tête.
– La fourrure de Giotto avait accroché des graines poussiéreuses quand Urbino et lui se sont enfuis et ont traversé le désert, dit Selma. Il en reste encore un peu au milieu des poils rêches, on les sent quand on le caresse. Certaines ont dû tomber au hasard de sa course vers le sommet et se sont répandues au hasard..
– L’arbre d’où elles provenaient avait dû souffrir, murmura Juliette, car la capacité de ses graines était diminuée.
– Comment le sais-tu, demanda Outrebon, tu communiques avec les arbres ?
Juliette ne répondit pas. Il était encore trop tôt pour qu’elle explique le miracle qu’elle avait vécu. Les choses avaient changé pour elle, elle possédait un pouvoir extraordinaire qu’elle ne maîtrisait pas. Elle n’avait pas envie de tout révéler déjà, car elle voulait profiter encore de la merveilleuse sensation qu’elle éprouvait quand son esprit s’envolait. Depuis qu’elle avait reçu le pouvoir de l’arbre, elle avait une compréhension accrue de ce qui se passait dans la nature. Attentif au monde de la forêt, son esprit avait ressenti qu’un arbre martyre avait donné ses graines au loup afin de ne pas mourir tout à fait. Elle se promit de le retrouver un jour et de lui offrir un environnement digne de lui s’il était toujours en vie.
Les voyageurs grimpèrent sur leurs montures et quelques instants plus tard, après avoir remercié Outrebon et Alathea, se mirent en route. Ils entamèrent la descente en suivant les sentiers qui tournaient en lacet serrés vers la vallée. Adriel prit la tête de leur groupe. Il voulait revoir le lieu de sa chute pour comprendre ce qui lui était arrivé. Au-dessus de leurs têtes, Eostrix voletait. Puis brusquement il s’éloigna à tire-d’ailes et disparut dans la brume qui descendait depuis les sommets vers les combes profondes.
Lorsqu’ils parvinrent à l’endroit où l’accident avait eu lieu, il revécu chaque instant de la scène qui s’était déroulée. Le virage dont il se souvenait n’était pas un effet de son imagination, il existait bel et bien. Il avait été masqué à dessein lorsqu’il était arrivé à sa hauteur pour le faire sortir de la route et tomber dans le ravin. Ses sens avaient été induits en erreur par une illusion de route droite provoquée par la magie.
Les cavaliers s’arrêtèrent à l’ombre des arbres et descendirent de cheval. Ils se tinrent au bord du précipice. Ils aperçurent tout au fond du ravin le cadavre de la moto disloquée.
– La main maléfique de Marjolin a œuvré pour que je disparaisse dans l’accident, dit Adriel. J’ai eu beaucoup de chance de m’en sortir indemne. Retrouvons Urbino, c’est notre mission désormais.
A ces mots, Giotto se dressa sur ses pattes et se mit à gémir. Les compagnons regagnèrent leurs montures et poursuivirent leur quête, suivis par le loup qui haletait à leur côté.