Chapitre 15

Le nouveau était tapi dans un coin, recroquevillé sur lui-même. Djinn avait l'habitude : tous les nouveaux arrivants à Garôn étaient comme lui. Effrayés, troublés. La jeune femme s'approcha du petit garçon et posa une main sur son épaule. Elle sentit l'enfant tressaillir, mais il ne leva pas la tête.

« Comment tu t'appelles, petit ? »

Aucune réaction. Djinn, patiente, s'assit en tailleur à un mètre de lui.

« Moi, c'est Djinn. Ça fait dix-neuf ans que je suis ici et je m'en vais bientôt. J'ai passé presque toutes les épreuves et, dans quelques semaines, je prête serment devant le roi. »

Le petit finit par lever la tête vers elle. Ses yeux marrons respiraient l'intelligence. Djinn lui sourit.

« J'en ai vu passer beaucoup, des comme toi. Qu'ont fait tes parents pour que le roi te prenne ?

− On les a accusés pour rien, bredouilla le gamin.

− Je n’en doute pas », murmura-t-elle doucement.

Le petit se redressa. Il s'assit contre le mur et regarda tout autour de lui. Djinn connaissait par cœur ce bâtiment, cette pièce aux hautes fenêtres qui donnaient sur la cour, ces tables et ces chaises en bois peint. Elle avait joué et rigolé ici avec ses amis. Elle avait vécu des passions auprès de la cheminée qui les réchauffait, à quelques pas de là.

« Quel âge tu as ? demanda l’enfant.

− Vingt-quatre ans. Et toi ?

− Dix ans... pourquoi tu es aussi vieille ? Je croyais qu’on pouvait sortir vite d’ici…

− On m'a envoyée ici parce que mes parents ont eu le malheur d'habiter en Serre. Et vu que j'ai été très malade, je n'ai pas pu partir en même temps que mes amis. Mes épreuves de sortie ont été repoussées pendant plusieurs années.

− C’est pas juste. »

Elle ignorait s’il parlait des circonstances qui l’avaient amenée ici ou de sa maladie. Elle jugea que ça n’importait pas.

« Non, pas vraiment. Alors, tu as un nom ? »

L’enfant semblait s’être détendu. Il répondit aussitôt :

« Merle. Avec maman on vivait chez Grandpe et Grandme. La princesse Léana est venue chez nous et ensuite on a accusé Grandpe d'avoir voulu l'enlever.

− Tu as rencontré la princesse ? »

Djinn était ébahie. Comme tout le monde, elle avait entendu parler de l’apparition de la fille du prince Jack.

« Oui, elle est très belle mais elle ne parle pas aélien, et elle était habillée vraiment bizarrement pour une princesse. »

Soudain, ses yeux s’emplirent de larmes.

« Et puis elle était accompagnée par un noble, alors je sais pas pourquoi les méchants soldats sont venus accuser Grandpe de l’avoir enlevée ! Ils se sont mis à être violents, et puis Grandpe… »

Sa voix fut coupée par un sanglot. Djinn s’approcha de lui, le prit doucement dans ses bras.

« Je veux maman, bredouilla l’enfant. Je veux pas être ici.

− Ça va aller, Merle. Tu reverras ta maman. Elle pourra venir te voir ici. »

L’enfant hocha la tête. Des pas retentirent dans le dos de Djinn, qui leva les yeux. Son cœur se pinça légèrement, comme à chaque fois qu’elle voyait Pomme.

« Djinn, on t’attend pour l’entraînement, fit la jeune femme d’une voix neutre.

− J’arrive. »

Djinn se tourna vers Merle. Le regard de Pomme sur son dos la brûlait.

« Écoute, je dois aller m’entraîner au combat. Tu veux venir observer ? Ça te changera les idées. »

L’enfant hocha la tête. Djinn se leva donc, imitée par l’enfant. Elle croisa le regard de Pomme. Elles avaient été amenées à Garôn en même temps, avaient grandi ensemble. Elles étaient devenues très proches. Trop proches.

C’était Pomme qui, la première, avait mis fin à leur relation, effrayée par ce qu’elles étaient en train de devenir. Djinn n’avait cessé de se demander pourquoi la jeune femme avait décidé de rester à Garôn pour y travailler, alors que sa peine était finie. Au fond d’elle-même, Djinn espérait que c’était pour elle.

« Dernier entraînement avant l’épreuve finale, déclara Pomme sans quitter sa voix égale. Fais attention à ne pas te blesser.

− Tu m’as déjà vue me blesser ? »

Pomme soutint son regard, puis haussa les épaules et tourna le dos. La tristesse et le dégoût s’empara de Djinn. Ça avait beau faire plus de deux ans que Pomme la traitait ainsi −froidement, en faisant comme si elle était une élève parmi les autres−, elle ne s’y était toujours pas habituée.

Tout en sortant du bâtiment pour la zone d’entraînement, Djinn pria pour que les dernières semaines accélèrent. Dès qu’elle serait sortie d’ici, elle pourrait oublier Pomme, oublier ces années passées dans cette prison, et enfin commencer sa vie. Elle rencontrerait le roi Phelps, celui qui l’avait enlevée à ses parents et avait brisé son enfance. Elle pourrait enfin lui faire comprendre toute la haine qu’elle ressentait.

 

* * *

 

Ils chevauchèrent en silence jusqu’à la fin de la forêt Elfique. Ils n’empruntèrent pas le chemin qu’elle avait pris à l’aller, si bien que Léana n’eut pas l’occasion de revoir l’arbre auquel elle s’était liée. Elle ignorait si elle devait en être soulagée ou déçue.

Dès qu’ils quittèrent les bois, Léana aperçut deux hommes, une adolescente et une femme sur des chevaux. Ils semblaient les attendre. Elle se crispa légèrement.

« Bonjour, princesse, la salua l’un des deux hommes.

− Bonjour, répondit-elle.

− Je suis Merk, et voici Elene et Lou. »

Il se tourna vers l’adolescente.

« Et Mandine, qui va dès maintenant remonter au château royal annoncer la bonne nouvelle. »

La jeune fille s’inclina. Elle était aussi fine et élancée que son cheval, ses cheveux blonds coupés au carré.

« Dis au roi que nous serons à Tirinem entre une et deux heures. S’il veut envoyer des soldats à notre rencontre, ils peuvent nous rejoindre là-bas. »

La fille s’inclina de nouveau, eut un sourire, et fit virevolter son cheval. L’animal bondit en avant quand elle le talonna. Ils s’en furent au triple galop. Léana ne douta pas qu’elle parviendrait très vite au château.

« Merk, Elene et Lou vont nous escorter, expliqua Rick. Dès que nous avons constaté votre disparition hier soir, nous avons envoyé Mandine prévenir le Seigneur O’trakla. Lui-même a déjà dû prévenir le roi que vous étiez sur nos terres. Enfuie, mais bien en Aélie. Notre messagère est revenue nous annoncer que vous étiez effectivement recherchée dans tout le pays. Mandine et Plume sont infatigables, elles pourraient parcourir les routes aéliennes tous les jours. Le roi sera très vite au courant que nous vous avons retrouvée.

− Merci », souffla Léana.

Ils se mirent en route. Léana sentait la fatigue la rattraper. Même si elle avait dormi une partie de la nuit, les évènements de la veille et la découverte de la tombe de son père l’assommaient. Elle était vidée, aussi bien physiquement que psychologiquement. Rick lui lançait des coups d’œil de temps en temps. Il finit par demander :

« Vous vous sentez bien, princesse ? Nous vous ramenons chez vous, vous n’avez pas à être inquiète. Je suis désolé si nous vous avons fait peur, hier soir.

− J’ai cru que vous alliez me tuer. »

Il eut un rire gêné, et échangea un coup d’œil avec Elene. La femme reporta son regard sur la route, laissant le maire se débrouiller avec les reproches de Léana.

« Le Soulèvement a laissé de nombreuses marques dans nos esprits. Nous y avons perdu bien plus que vous ne l’imaginez. »

Interloquée, elle le dévisagea.

« Pourquoi ? Que s’est-il passé, exactement ? »

L’homme se redressa sur sa selle, le regard perdu au loin.

« S’il-vous-plaît, demanda la princesse. Aidez-moi à comprendre.

− Nous arrivons en Pesée, intervint Merk. Soyez sur vos gardes.

− Les conflits se trouvent de l’autre côté de la région, rétorqua Elene.

− Ça n’empêche que tout le monde est sous-tension, fit l’autre en posant la main sur la poignée de son épée. Ces serpents de Charmés peuvent être n’importe où. S’ils nous tombent dessus, on sera cuits.

− Je ne pense pas qu’ils oseraient s’approcher de Varitax, dit Rick. L’armée de O’membord est sur les dents. Il l’a envoyée en partie dans les Landes, mais le reste est regroupé à la cité seigneuriale. Peu importe, nous allons passer bien à l’ouest de la ville. »

Léana avait envie de défendre les Charmés, mais elle se retint. Elle cherchait déjà à plaider la cause de son père, et ignorait ce qui se passait réellement avec les Capes Noires. Elle les laissa donc parler.

« De toute façon, ils pullulent partout, grogna Merk. Le roi ne peut pas laisser la situation se dégrader ainsi. Il a donné de l’aria à Da’lounasse, il devra bien nous en donner aussi.

− Ça suffit, interrompit Rick avec un regard vers la princesse. Garde tes remarques pour toi, Merk. Princesse, êtes-vous sûre que vous voulez savoir ce qui s’est passé il y a dix-neuf ans ? Ça ne vous plaira pas.

− Oui, répondit la jeune fille aussitôt. Racontez-moi, s’il-vous-plaît. »

Elle avait retrouvé un peu d’entrain. Il était temps qu’elle connaisse l’ensemble de l’histoire, ce qui avait poussé son père à fuir son pays.

« Pour commencer, vous devez oublier ce qu'on vous a raconté. Ce sont des mensonges, des voiles posés sur la triste réalité. »

Alors qu’il prononçait ces mots, Léana sentit toute la douleur de l’homme s’abattre sur elle. Elle était parvenue à filtrer ce qu’elle percevait des pensées de son entourage. Ainsi, elle comprenait les paroles de Rick. De temps en temps, des bribes de pensées de ses accompagnants lui parvenaient, mais elle réussissait à en faire abstraction. L’homme prit une profonde inspiration.

« Il y a très longtemps... une centaine d'années, la Serre a commis une... une erreur. Nos grands-parents ont pris parti dans une guerre qui existait entre le Royaume Elfique et leurs voisins, les Sheres. Ce sont leurs terres qui se trouvent de l’autre côté des collines que vous apercevez là-bas », expliqua-t-il en pointant le doigt sur leur gauche, vers l’ouest.

Léana regarda dans la direction indiquée, mais ne vit que des étendues d’herbe et des collines. Aucun signe d’une frontière, ni de la moindre civilisation.

« Le roi de l'époque avait ordonné aux aéliens d'ignorer la querelle, sinon tout le pays risquait d'en payer les conséquences. Mais certains nobles de Serre, sortis tout juste de l'école, se sont mis en tête d'interrompre cette guerre, pour aider leurs amies Elfiques. La réponse des Sheres ne s'est pas fait attendre : ils ont fait prisonniers tous les aéliens qui se trouvaient sur leurs terres, qu’ils y habitent, y marchandent ou soient juste de passage. Ils ont menacé notre roi de tous les faire exécuter sur la place publique s’il se mêlait à la guerre. Le souverain a dû s’excuser et promettre que l’Aélie ne voulait pas se mêler du conflit. Il a juré qu’il punirait les responsables. C’est pour cela qu’il a fait fermer l’école de nobles de la Serre. Ce qui, en soit, est assez radical, comme traitement.

− Les Sheres auraient vraiment assassiné des innocents ? demanda Léana, surprise.

− Oh, oui. Et ils en auraient fait un spectacle, croyez-moi. »

Léana frissonna, imaginant les Sheres comme des sauvages sanguinaires. Rick reposa ses yeux sur la route devant eux. Celle-ci serpentait entre les collines colorées. La princesse reconnaissait bien le magnifique décor de la Pesée.

« Il y a dix-neuf ans... nous avons demandé à Phelps Tan’o’legan que l’école soit ouverte de nouveau. Tous ceux qui avaient participé à cette histoire étaient morts ou presque, et nos jeunes méritaient une école de nobles. En plus, le Royaume Elfique appauvri nous avait fermé ses portes. La Serre entretient depuis des centaines d’années le commerce avec les Elfiques. La majeure partie de nos ressources vient de ces échanges. Nous nous retrouvions donc seuls, sans noblesse et sans argent. Alors nous avons demandé au roi une aide financière, en plus de l'école. »

Léana fronça les sourcils. Son grand-père ne lui avait pas parlé d'une demande d'argent.

« Tout a été refusé. »

Il la regarda.

« A l’époque, la région royale fournissait de l’argent au Nord pour défendre nos côtes des attaques de nos ennemis alagaliens. Le conseiller royal qui a précédé Hannah Da’lensso nous a répondu que le trésor était presque à sec, que nous devions nous contenter de ce que nous fournissaient l’Ameria et le reste du pays. Mais notre territoire est enclavé entre le Royaume Elfique et la région la plus chère du pays. Tout ce qui transite par la Pesée est agrémenté d’une taxe conséquente, qui nous coûtait bien trop cher.

− Et l’Ameria ? Si j’ai bien compris, ils cultivent des champs et ont énormément de ressources.

− C’est le cas, et c’est ce qui nous a permis de survivre. Le vieux seigneur Da’lounasse et O’trakla s’entendaient très bien. Mais l’Ameria aussi rencontrait des problèmes d’argent, à cette époque. C’était la crise, tout simplement, sauf pour la Pesée et la région royale de Manz. Au refus de nous aider financièrement, le roi a ajouté que la trahison de la région était grave. Il a refusé que notre école de nobles ouvre de nouveau. Mais c’est la noblesse qui nous permet de faire entrer un peu d’argent dans la région. Les riches nobles de Pesée sont trop fiers pour commercer avec nous autres pauvres paysans. C’était un cercle vicieux : sans école, nous ne pouvions pas regagner l’estime des autres régions. Et sans cette estime, impossible de remplir le coffre de la Serre. C’est Azir qui s’est soulevée en premier. Nous avons cessé de payer les impôts à notre Seigneur, et nous avons vécu en autarcie pendant quelques temps. Peu à peu, les autres villages nous ont suivi.

− O’trakla vous a laissés faire ?

− Le seigneur était furieux que le roi nous abandonne ainsi. La moitié de nos impôts finit à Kaltane. Il a donc cessé de transmettre l’argent, puisqu’il n’en recevait plus. Il nous a laissés faire durant un temps, car il voulait que le roi réagisse.

− Il vous a laissés vous battre à sa place, réalisa la jeune fille. Et je suppose que vous en avez subi les conséquences. »

Rick soupira.

« Le roi a très vite envoyé ses soldats. Il a convoqué O’trakla. Nous n’avons jamais su s’il avait tenté de nous défendre, ou s’il nous a jeté aux fauves sans un remords. Le fait est qu’un beau matin, nous avons vu apparaître une troupe de soldats royaux. Ils nous ont… »

Sa voix faiblit. Léana percevait la peine qui émanait de lui, une blessure qui n’avait jamais été refermée.

« Ils ont emmené cinquante enfants d’Azir. Dont ma fille, la grande sœur de Tim. Elle avait à peine quatre ans. Je ne l'ai jamais revue. »

Léana sentit l’horreur l’envahir. Ce n’était pas possible. Comment le roi avait-il pu faire ça ? Son grand-père, qui était si mal à l’aise face à elle, l’homme qui paraissait si sage, qui parvenait à faire taire une foule d’un seul geste ? Elle songea brusquement aux Telonska, à Gregor qui était mort. C’était le roi qui avait envoyé ses hommes pour les interroger. Pourquoi choisir des soldats ayant une haine féroce des charmés ?

Il n’était pas au courant, tenta-t-elle de se convaincre. Peut-être mais, dix-neuf ans plus tôt, c’était bien lui qui avait enlevé ces enfants.

« Où les a-t-il emmenés ? »

Elle redoutait la réponse, priant pour que Rick ne lui annonce pas que le roi les avait fait exécuter sur la place royale.

« Partis dans le Nord, comme tous les enfants qu'enlève le roi. Il prétend que c’est une école, mais en vérité c’est une prison. Les enfants n’en sortent pas tant que leur peine n’a pas été purgée. Pour notre rébellion, c’est jusqu’à leurs dix-huit ans que les petits ont été retenus là-bas. Nous n’avions pas le droit d’aller les voir. Les enfants qui vont à Garôn sont formatés pour devenir de parfaits nobliaux, qui obéissent au roi au doigt et à l’œil. Quand leur temps là-bas est fini, ils vivent quelques mois à la cour. Ensuite, ils choisissent d’y rester ou de rentrer chez eux. Croyez-moi qu’après treize ans d’absence, nos enfants nous avaient oubliés. Seuls cinq sont revenus à Azir. Sur cinquante. »

Sa voix se brisa.

« L’enfance est le moment où une personne se forge, où elle acquière des principes, où elle se construit grâce aux gens qui l’entourent. C’est la période la plus importante d’une vie. Les jeunes qui sont revenus n’avaient plus rien à voir avec les petits qui étaient partis. Le roi nous a volé la vie de nos enfants, princesse. »

Léana était assommée. Pour elle, qui n’avait pas connu son père, c’était la pire manière de punir quelqu’un. Arracher un enfant à ses parents était d’une cruauté absolue.

Malgré ça, il lui sembla trouver un semblant de logique derrière ce choix de son grand-père.

« Je ne cherche pas d’excuse, Rick. Je suis horrifiée et désolée que le roi vous ait enlevé vos enfants. Mais… est-ce qu’il ne leur offrait pas ainsi l’école de nobles qu’il vous avait refusée ?

− C'est ce qu'il a prétexté. Mais je n'ai jamais revu ma fille, princesse Léana. Même s’ils sont devenus nobles, nos enfants ne sont jamais rentrés chez eux. Pour moi, c’est comme si ma petite était morte. »

Il se tut brusquement. Léana lui laissa quelques instants pour se reprendre.

« Comment s'appelait-elle ?

− Pomme.

− Vous ne l’avez jamais cherchée ? Si vous savez quand elle est sortie, son nom doit bien être inscrit quelque part… Les enfants qui sont revenus, ils ne la connaissaient pas ?

− Bien sûr, nous leur avons demandé. Apparemment, elle est sortie en même temps que les autres. Mais son nom n’est jamais apparu sur les registres de noblesse de Kaltane. Elle a dû mourir dans la prison où on l’a jetée à quatre ans. Sans jamais avoir vu le reste du monde, sans qu’on puisse lui dire au revoir. »

Un silence sombre tomba sur le groupe. Léana se rendit alors compte qu’un large fleuve s’étalait dans la plaine qu’ils traversaient. Ils longeaient l’une de ses courbures depuis quelques minutes, mais elle ne l’avait même pas remarqué.

« Où sommes-nous ? demanda-t-elle au bout de quelques instants.

− C’est le fleuve Pesée, répondit Elene. Il s’écoule de Sheri au Lac des Soupirs. Quand on le traversera, vous pourrez voir Varitax en aval. »

Elle hocha la tête. Le fleuve devait être large de trente mètres, voire plus. L’eau s’écoulait paisiblement. Elle aperçut des canards portés par le courant. Ils étaient plus petits que des canards colverts et avaient des plumes rousses et brunes. Néanmoins, lorsque l’un d’entre eux ouvrit le bec, le « coin coin » caractéristique des bêtes de son monde retentit. Elle ne put retenir un sourire face à cette ressemblance. Mais il s’estompa très vite quand elle songea de nouveau au récit de Rick. Elle se tourna vers lui.

« Alors, pour vous venger, vous avez attaqué la région royale ?

− Pas vraiment. A Azir, oui, c’est pour cela que nous avons pris les armes. Mais pour ce qui est du reste de la Serre et de l’Ameria, c’est le manque d’intérêt du roi qui les a poussés à se battre. O’trakla et Da’lounasse ont compris que s’ils voulaient de l’argent, ils devaient participer à notre révolte. Ils se sont enfin soulevés avec nous.

− Votre seigneur savait que vos enfants avaient été enlevés ?

− Oui. C’est l’étincelle qui a allumé le feu. Après ça, le sud de l’Aélie s’est embrasé. Nous avons attaqué des convois qui transitaient par la Pesée, nous nous sommes servis dans ces ressources qu’ils nous vendaient à des prix exorbitants. L’Ameria et la Serre se sont alliées, et nous avons marché sur Kaltane. C’est à ce moment-là que le prince et la reine ont fui. Au lieu de rester et d’accepter de parlementer, ils sont partis se cacher. Nous savions ce que ça signifiait : le roi ne nous laisserait pas discuter. »

Léana secoua la tête.

« Ce n’est pas vrai. Il a pris peur pour eux, oui. Il voulait les mettre à l’abri, parce qu’il pensait que vous vouliez la guerre. Le roi m’a dit qu’il avait fait partir mon père pour justement éviter cette situation. Il savait que Jack aurait empiré les choses.

− Eh bien, c’est son départ qui a tout précipité. L’Inn s’est joint à nous. Dame O’fol savait qu’elle serait la prochaine sur la liste des régions abandonnées. Les nobles de Pesée ont été outrés que leur prince les abandonne, et c’est pour cela que O’membord s’est retourné contre le roi. Absolument tout le monde a pensé que si Jack partait, c’était que le roi s’apprêtait à entrer en guerre contre nous. O’membord a toujours été partisan de la paix. Il a compris que la meilleure chose à faire était d’obliger Kaltane à capituler. Avec les troupes peséennes à nos côtés, le roi n’avait pas d’autre choix que de céder. »

Alors qu’ils parvenaient au pont, ils croisèrent enfin des voyageurs. Une femme, un homme et deux enfants sur une charrette, qui leur lancèrent des regards inquiets. Ils s’arrêtèrent pour les laisser traverser. La pauvre bête qui les tirait avait l’air bien en peine. Léana remarqua qu’ils transportaient des malles, des paniers et deux chaises dans leur charrette.

« Où vont-ils ? demanda-t-elle alors que Rick s’engageait sur le pont.

− Je suppose qu’ils fuient les conflits. Peut-être ont-ils de la famille en Serre. »

Alors Léana tilta : elle n’avait rien perçu des voyageurs. Vu leur état, ils n’avaient probablement pas d’aria en leur possession. Elle se retourna sur son cheval et observa la famille. Des charmés. Avaient-ils été traités de serpents, eux aussi, et chassés par ceux qui étaient leurs voisins jusqu’alors ?

Avec un soupir, elle se remit droite sur sa selle. Elle avait besoin de temps pour digérer tout ce qu’elle venait d’apprendre. Le roi et Morgan lui avaient menti, lui cachant la triste vérité. Morgan disait que ses parents étaient morts dans le Soulèvement. Alors pourquoi lui avait-il raconté seulement la version enjolivée de l’histoire ? Pourquoi protéger le roi ? Elle avait eu confiance en Phelps, elle avait accepté de devenir princesse. Allait-elle le regretter ? Le roi avait-il changé, en vingt ans, ou serait-il encore capable d’arracher cinquante enfants à leurs familles ?

« Et que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-elle. Quand mon père est revenu. »

Rick lui jeta un coup d’œil et reprit son récit.

« Quand le prince a appris ce qui s’était passé, il est allé parler à O’membord, à O’nerra, et même à Dame O’fol. Il était très convaincant, votre père, vous savez. Il essayait de les retourner contre nous. O’membord et votre père avaient été amis, mais le seigneur de la Pesée se sentait toujours trahi du départ du prince. Il a refusé de briser la paix que le roi avait établi. »

Rick fronça les sourcils.

« Des rumeurs ont couru sur ce qui s’est dit entre votre père et O’membord, il semblerait que Jack ait été jusqu’à menacer la Pesée tout entière. Le seigneur a résisté et prévenu le roi Phelps. Le roi a fait ce qu’il fallait en exilant son fils. Tout le pays était remonté contre le prince Jack et, au lieu de s’excuser, il revenait tel un bufflard dans l’idée de tous nous piétiner. Voilà qui était votre père, princesse Léana. Et voilà pourquoi tout le pays se demande si vous méritez de devenir notre reine. »

Durant plus d’une heure, Léana resta muette, méditant les paroles de Rick. Les aziriens discutaient entre eux, mais elle n’y prêtait qu’une demie oreille. Elle songeait à son père, à ce que signifiaient ses actions pour le peuple. On lui avait dit qu’il avait un caractère emporté, entêté. Comme elle. Serait-elle capable, elle aussi, de provoquer une guerre ? De s’attirer les foudres de tout un pays, parce qu’elle n’était pas capable de réfléchir avant de laisser sa colère l’envahir ?

 

Il était près d’une heure de l’après-midi quand ils franchirent la rivière limitant le territoire de la Pesée. Ils étaient enfin à Manz, la région royale. Une ville apparut au loin.

« Voilà Tirinem, annonça Rick en se tournant vers elle. La capitale est à cinq heures d’ici. »

La cité était entourée de hautes fortifications, surmontées de tourelles de guets. Derrière les remparts, la ville grimpait sur les flancs d’une colline. Une immense tour la dominait.

« Il y a plus de deux cents ans, l’Aélie était dans une guerre difficile contre Sheri, expliqua Rick. La ville a été construite à l’époque, afin de servir d’avant-garde. Depuis la tour du Guetteur, que vous apercevez là-haut, on peut voir les ennemis franchir la frontière sur des dizaines de kilomètres.

− Depuis quand la guerre est-elle terminée ? s’enquit Léana.

− Elle a duré dix ans, s’est transformée en une paix fragile et un accord désagréable entre les deux pays. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, nous étions en paix il y a cent ans. L’Aélie a préféré rester ainsi, quitte à laisser les Elfiques se défendre seules. Sheri est un pays contre lequel vous n’avez pas envie d’entrer en guerre, croyez-moi. »

Ils mirent une demi-heure à arriver à Tirinem. La porte principale était surveillée par deux gardes qui les regardèrent passer avec méfiance. Dès que la muraille fut franchie, l’agitation les submergea. Ils durent se frayer un chemin parmi les marchands pour atteindre les écuries. Certains étaient déjà en train de vendre, d’autres installaient seulement leurs étals. Tous foudroyèrent du regard les gêneurs à cheval.

Princesse ou pas, ils n’avaient pas le droit d’emmener leurs montures dans la ville. Ils les laissèrent donc dans les écuries, le long de la muraille extérieure. Un homme patibulaire veillait sur les bêtes. Il leur parla par grognements, leur donnant un ticket avec le numéro de la stalle de leurs chevaux griffonné. Léana fut interloquée par la manière de faire : elle avait l’impression d’avoir laissé son manteau dans le vestiaire d’une salle de réception.

Ils mirent une demi-heure à gravir les rues pentues. Léana observa la vie de la cité : de riches habits, des boutiques bien entretenues, très peu de saletés par terre. Dans les rues, des enfants jouaient, des gens s’apostrophaient et riaient. Hormis les soldats qui les avaient regardés d’un mauvais œil, les habitants donnaient l’impression d’ignorer la guerre florissant dans les régions voisines. La jeune fille ne percevait qu’une faible proportion des esprits. Le manque d’aria ne devait pas être un problème, ici. Quelques uns l’effleurèrent avant de se retirer aussitôt. Elle comprit que des charmés se cachaient encore dans la cité.

Tirinem était un dédale de rues et de vieux bâtiments collés les uns aux autres. Les ruelles et allées serpentaient en grimpant la colline, s’entrecroisaient sans véritable logique. Si Rick n’avait pas su exactement où ils allaient, le petit groupe se serait probablement égaré.

« Il ne faut pas s’inquiéter, si on se perd dans cette ville, expliqua Rick. Il suffit de retrouver la prochaine large rue, et de monter. »

Et effectivement, les petits chemins se jetaient dans les grandes artères, qui elles-mêmes débouchaient toutes sur la place centrale de la ville. La tour du Guetteur s’y dressait, apparemment construite dans la même pierre blanche que le palais de Kaltane. Les bâtiments les plus importants de la ville s’y trouvaient : la mairie de la ville, la bibliothèque, l’armurerie… et l’hôtel où ils étaient censés rejoindre l’escorte royale.

Rick y pénétra le premier. Léana le suivit, le cœur battant, s’attendant déjà à croiser le regard vert inquiet de Morgan. Mais il n’y avait personne, à part une jeune servante qui nettoyait le carrelage à la serpillière. Le hall d’entrée était propre, agrémenté de deux fauteuils et d’un comptoir. D’une porte provenait un brouhaha incessant. A côté du comptoir se trouvait un escalier.

« J’ai l’impression d’être de retour dans mon monde », avoua la jeune fille à Rick en observant l’endroit.

Tirinem était radicalement différente de ce qu’elle avait vu jusqu’ici. Cet hôtel avait bien plus l’allure de ceux de chez elle que d’une auberge médiévale. Lorsqu’ils avaient mangé dans une taverne, la semaine passée, elle avait reconnu les caractéristiques qu’elle voyait dans les films : le bar, les tables et chaises en bois, la cheminée, les chambres à l’étage. Et même la saleté et les hommes trop alcoolisés qui buvaient leurs énormes chopes de bière. Ici, c’était totalement différent.

En s’approchant du comptoir, Léana vit qu’un vieil homme était assis derrière. Ses sourcils blancs broussailleux étaient froncés, son nez plongé dans un énorme livre. Il tenait une plume à la main, qu’il trempa lentement dans un pot d’encre, avant de mettre un point sur l’une des pages. Rick se racla la gorge pour attirer son attention.

« Oui ? » grogna l’homme, apparemment peu ravi d’être dérangé.

Il ne prit même pas la peine de lever les yeux. Il trempa de nouveau sa plume et mit un nouveau point sur une page. Léana se pencha, curieuse de voir ce qu’il écrivait, mais c’était bien trop petit pour qu’elle puisse lire quoi que ce soit.

« Nous accompagnons la princesse Léana O’legan. Une escorte royale est censée nous rejoindre ici. Est-elle déjà arrivée ?

− Non, grommela l’homme tout en apposant un autre point dans son livre. Pas de soldats royaux ici.

− Dans ce cas, enchaîna Rick, nous voudrions des chambres et un déjeuner pour attendre les soldats. »

L’homme soupira, fronça les sourcils et posa sa plume dans le pot. Enfin, il leva le nez vers eux et regarda Léana. Il plissa les yeux, se redressa, puis finit par grogner.

« Bien sûr, pas de doute, une O’legan. Je vous salue, fille du prince Jack. AMINA ! »

Il avait crié d’un coup. Léana sursauta. Rick ne fit aucune remarque sur la manière quelque peu dérangeante dont il l’avait saluée, et la jeune fille se tut elle aussi. Elle se fichait bien que les gens la traitent de façon respectueuse, du moment qu’ils ne l’insultaient pas.

La petite servante surgit à côté d’eux.

« Oui, Monsieur Moussat ?

− Emmène nos invités poser leurs affaires dans les chambres à l’étage. Donne la une à la princesse, et la quatre aux autres. 

− Bien, Monsieur Moussat. »

Il leur jeta un coup d’œil.

« Si vous n’êtes là que pour attendre les soldats, je suppose qu’une chambre pour vous trois suffira.

− Ça ira très bien, acquiesça Rick. Nous allons aussi redescendre manger. »

Monsieur Moussat hocha la tête et pointa l’autre porte du hall.

« Le restaurant est juste derrière. Vous n’aurez qu’à descendre, et on vous servira.

− Merci », fit Léana.

Amina se dirigea vers l’escalier. Ils lui emboîtèrent le pas.

« La une était la chambre que votre père prenait quand il venait passer une nuit ici, lança le vieil homme à Léana. C’était un client fidèle, on ne peut pas lui reprocher ça. Par contre, ne me demandez pas ce qu’il y faisait, vous n’aimeriez probablement pas le savoir. »

Léana le regarda, stupéfaite de sa franchise, mais il avait déjà replongé le nez dans son cahier. Elle se contenta donc de suivre les autres.

Ils décidèrent de se reposer une demi-heure, de se rafraîchir, puis de descendre manger. Léana était assise sur son lit, s’apprêtant à s’allonger, lorsque des coups retentirent à la porte de sa chambre. Elle eut à peine le temps de dire « Entrez » que le battant s’ouvrait. Morgan pénétra dans la pièce.

En quelques secondes, il fut auprès d’elle. Il la prit dans ses bras. Un peu surprise, Léana inspira avec plaisir le parfum de Morgan.

« Si tu savais comme j’ai eu peur pour toi », murmura-t-il dans ses cheveux.

Elle sentit le souffle chaud du garçon descendre dans son cou. La joue de Morgan vint se poser contre la sienne. Sa courte barbe la chatouilla. Le parfum de bruyère, la force des bras du jeune homme qui la serrait contre lui, tout cela la fit fondre intérieurement. Elle ferma les yeux et se serra davantage contre lui. Le cœur de Morgan battait fort, tout contre elle. Finalement, il s’écarta légèrement. Il plongea ses yeux émeraude dans les siens.

« J’ai cru que je ne te reverrais plus jamais, fit-il d’une voix rauque.

− Je suis soulagée de te retrouver », avoua-t-elle.

Il hocha la tête. L’atmosphère changea alors, les poils de Léana se hérissèrent. Leurs visages n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. La jeune fille était incapable de détacher ses yeux de ceux de Morgan. Alors qu’elle s’avançait pour enfin franchir le ravin qui les séparait, on frappa de nouveau à la porte. Le garçon s’écarta d’un bond.

« Euh, entrez », fit Léana.

Hannah Da’lensso et Lorene Da’line pénétrèrent dans la pièce. La conseillère jeta un regard étrange à Morgan, mais Lorene sourit à Léana.

« Princesse ! Je suis ravie de vous voir. Comment allez-vous ? Vous ont-ils traitée correctement ? »

Léana n’entendait pas les pensées de la chef des gardes, sûrement protégées par de l’aria. Pourtant, elle comprenait presque parfaitement ce qu’elle disait. Était-ce l’effet de la discussion avec Rick ? A force de traduire instantanément les paroles de l’homme, l’esprit de Léana avait-il intégré tout l’aélien entendu ?

Lorene attendait une réponse. Léana repensa à la foule en fureur, à ces gens qui voulaient sa peau. Peut-être qu’ils ne l’avaient pas traitée correctement, mais elle comprenait à présent leurs raisons.

« Oui, répondit-elle finalement. Ils se sont bien occupés de moi. Vous pourrez remercier Azir pour cela. »

Elle songea à tout ce que lui avait révélé Rick, la terrible vérité sur le Soulèvement, et à ce qu’elle avait vu au Royaume Elfique.

« A vrai dire, je suis contente d’être apparue là-bas, avoua-t-elle. J’ai découvert Bohâm’Ga. »

Ils eurent l’air surpris.

« Pourquoi vous être enfuie, dans ce cas ? demanda Morgan. On a appris que vous aviez quitté la ville hier soir précipitamment, et qu’ils ne vous avaient retrouvée que ce matin. »

Léana fut troublée qu’il la vouvoie et lui parle en aélien. Elle comprit cependant qu’il devait maintenir une distance avec elle face à Hannah et Lorene.

« Ah, oui. J’étais perdue, hier soir, et j’ai eu peur en apprenant où j’étais. Alors je suis partie. Mais ils ne me voulaient pas de mal, finalement. »

La conseillère eut l’air dubitatif. Léana comprit que son mensonge ne trompait aucun de ses trois interlocuteurs. Mais Lorene acquiesça.

« Vous pourrez raconter tout cela au roi. Mon Seigneur s’excuse de n’être pas venu à votre rencontre. Un messager du Seigneur O’membord venait de parvenir au château et devait s’entretenir avec le roi d’urgence lorsque nous sommes partis.

− J’ai entendu dire qu’il y a des conflits en Pesée, hésita Léana. Est-ce grave ?

− Rien dont vous devez vous préoccuper, répondit Hannah d’un ton ferme. Il est temps de manger, princesse, et nous repartirons ensuite. »

Léana retint un soupir. Elle était bien de retour auprès des membres du palais royal : personne ne lui en dirait plus. Elle était contente que les aziriens lui aient expliqué ce qui se passait en Pesée, sinon elle serait restée dans l’ignorance. Alors qu’ils descendaient les escaliers, Léana retint Morgan par la manche.

« Il va falloir qu’on ait une longue discussion, toi et moi. J’ai appris beaucoup de choses que le roi et toi m’aviez cachées. »

Il lui lança un regard inquiet. Ils parvinrent dans le hall, où Léana constata la présence de deux soldats royaux. Une jeune fille rousse, portant une robe jaune pâle qui mettait en valeur sa poitrine, était installée sur un fauteuil. Léana mit quelques instants avant de la reconnaître.

« Princesse, vous vous souvenez sûrement de Rebecca Sierkai, fit Morgan en tendant le bras vers elle. Il est apparu qu’elle avait effectivement le don de guide de l’Héritage. »

Rebecca s’était levée, l’air ravi. Elle s’inclina avec respect.

« Je suis ravie de vous revoir, princesse Léana.

− Moi de même.

− Afin de remplir sa mission, Rebecca doit vous accompagner dans vos déplacements, lui expliqua Morgan, toujours en aélien.

− Ainsi, si nous croisons un objet de l’Héritage, nous le sentirons, sourit la jeune femme rousse. Nous devons être ensemble pour cela.

− Très bien », répondit Léana, un peu troublée.

Elle ne comprenait toujours pas pourquoi il était si important de réunir ces objets de l’Héritage. Mais si le roi l’avait accepté, c’était probablement important.

« Si vous voulez bien me suivre. »

Hannah les attendait devant la porte du restaurant, l’air légèrement agacé. Léana se demanda pourquoi elle était si pressée.

« Avez-vous vu Rick et les autres ? lui demanda la princesse en pénétrant dans la salle à manger de l’hôtel.

− Ils sont déjà repartis », lui répondit Hannah.

Elle cherchait une table libre du regard, en trouva une et s’y dirigea à grands pas.

« Pardon ? »

La conseillère les guida vers le coin du restaurant. La moitié des places étaient prises. Les gens tournèrent des regards curieux vers eux.

« Nous leur avons fait savoir que nous prenions le relai pour vous escorter, et qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Alors ils sont partis.

− Ils devaient manger, répliqua Léana.

− Apparemment, ils étaient plus pressés de repartir que de manger. »

Morgan tira une chaise à l’attention de Léana, qui s’y assit avec lenteur. Hannah prit place en face d’elle, et le jeune homme à sa gauche. Rebecca s’installa de l’autre côté de lui. Quelque chose clochait dans l’explication de la conseillère. Rick, Merk, Elene et Lou n’avaient rien mangé depuis le matin. Pourquoi seraient-ils partis aussi vite, sans la saluer ?

« Que leur avez-vous dit ? Pourquoi sont-ils partis sans manger ? »

Un serveur s’arrêta devant leur table. Il s’inclina profondément.

« Que puis-je vous servir, princesse Léana ? Le menu du jour se compose d’un strek accompagné de légumes bouillis et de pain frais maison.

− Ça sera très bien, répondit la princesse sans savoir ce qu’était un strek. Merci. »

Les autres prirent la même chose, sauf Rebecca qui commanda une soupe.

« Vous n’avez pas répondu à ma question », fit remarquer Léana alors que le serveur s’en allait.

La conseillère posa son regard froid sur elle. Léana se crispa. Elle comprenait bien à présent la réticence de Ian : Hannah Da’lensso était tout sauf sympathique. Ses cheveux blonds coupés courts encadraient un visage dur, ses yeux bleus n’exprimaient aucune émotion. En revanche, Léana percevait sa présence : Hannah vibrait légèrement. Curieuse, elle se plongea dans le regard de la femme. Elle sentit qu’elle ouvrait une porte. Elle perçut le contact, mais Hannah la repoussa en arrière.

Arrêtez ça immédiatement, princesse. Gardez votre esprit fermé.

Et, brusquement, elle se retrouva seule. Hannah avait refermé de force sa porte devant son nez.

« Au contraire, je vous ai déjà répondu, fit la femme d’un ton sec. Nous n’avions plus besoin d’eux ici. Nous les avons renvoyés avec les remerciements du roi. »

Un frisson saisit la jeune fille.

« J’espère que ces remerciements n’impliquaient pas d’enlever leurs enfants », murmura-t-elle.

Morgan la regarda brusquement, choqué. Lorene jeta un regard mal à l’aise au jeune noble, puis à la princesse, tandis que Hannah ne bronchait pas.

« Vous n’êtes pas autorisée à juger les choix du roi Tan’o’legan, princesse Léana, fit Hannah.

− Léana... » commença Morgan.

Elle lui coupa la parole.

« Je crois que j’y suis autorisée, si on me ment sur la véritable nature du palais royal où on m’a attirée, répliqua-t-elle en fixant la conseillère, furieuse. Vous m’avez menti, vous m’avez caché une partie de la vérité. Je pensais pouvoir faire confiance au roi, et c’est pour ça que j’ai accepté de devenir princesse. Mais maintenant, je me demande si c’était une erreur.

− Nous pouvons toujours vous ramener chez vous, fit remarquer Hannah d’un ton égal. Mais sachez que si vous repartez maintenant, vous ne poserez plus jamais les pieds en Aélie. »

La jeune fille en fut soufflée. Elle n’avait même pas songé à rentrer chez elle, pas vraiment. Elle voulait des explications, comprendre les actions du roi. Rebecca la regardait d’un air ébahi. Morgan, lui, fronçait les sourcils.

« Tu peux faire confiance au roi, Léana, lui fit-il d’un ton doux, en français. Tout comme tu essayes de te détacher des actions passées de ton père, ne juge pas le roi Phelps sur des choix qu’il a réalisés il y a vingt ans. Je t’en prie, ne reviens pas sur ta décision. »

Elle accueillit avec soulagement l’arrivée du déjeuner et s’y attaqua en silence. Elle n’avait toujours pas digéré la manière dont Hannah lui avait parlé. La conseillère avait l’air prête à la renvoyer chez elle sans aucun remords. La fierté blessée de la princesse la laissa muette durant quelques instants.

Malgré sa frustration, Léana ne put s’empêcher d’éprouver du respect pour Hannah. En général, les gens s’énervaient face à la colère de Léana, ou perdaient pied. Hannah, elle, l’avait remise à sa place sans même ciller. Son sang-froid et son intelligence en faisaient une excellente conseillère royale, Léana devait bien l’admettre.

Finalement, elle releva les yeux sur la chef des gardes.

« Je reste, à condition qu’on soit honnête avec moi. Et ça commence par m’expliquer la situation en Pesée. »

Hannah ouvrit la bouche, probablement pour protester, mais Morgan leva la main pour l’interrompre.

« Elle a le droit de savoir, Hannah », déclara-t-il.

La conseillère fronça les sourcils.

« Ce sera votre responsabilité auprès du roi », lâcha-t-elle avant de retourner à son assiette.

Morgan hocha la tête, puis regarda Lorene.

« Que savez-vous ? » demanda celle-ci à la princesse.

Léana lui répéta les maigres informations que Molly lui avait fournies.

« Les Landes Maudites se trouvent à l’est de la Pesée, expliqua Lorene. Ce sont des terres peu fertiles, faites tantôt de marécages, tantôt de forêts sèches aux arbres minuscules. Depuis très longtemps, les peséens refusent d’y habiter, car ils pensent qu’une malédiction y règne. Ces terres sont donc vides, et la dame de l’Inn les revendique depuis plusieurs années.

− Pourquoi ? s’étonna Léana.

− L’Inn est une région très petite. Dame O’fol aimerait avoir plus de place pour ses habitants, mais le seigneur O’membord refuse de céder la moindre parcelle de son territoire.

− Il ne refuse pas, corrigea Hannah. Il en demande simplement un prix que Clana O’fol refuse de payer.

− Et à présent, les Capes Noires, un groupe de Charmés qui ne font pas partie de la Configuration du Quatre, réclament ces terres, continua Lorene. Ils souhaitent un endroit où vivre sans que des non-Charmés les accusent de sorcellerie.

− Ou d’un meurtre non fondé », ajouta Léana à voix basse.

Mais les autres l’entendirent parfaitement. Le visage de Lorene s’assombrit.

« J’ignore encore si les accusations concernant Ian Ommone sont fondées ou pas, princesse. Mais ce qui est sûr, c’est que cette histoire −et bien d’autres du même genre− attisent la peur et la méfiance. Le roi a accepté de fournir de l’aria à l’Ameria. Cela lui permet d’assurer aux non-Charmés que leur esprit ne sera pas possédé, et donc de calmer les Capes Noires. Malheureusement, la peur s’est répandue dans les autres régions. Le trésor royal ne peut fournir indéfiniment de la potion à tout le pays.

− Alors les Capes Noires sont de plus en plus nombreuses ?

− Exactement, et elles ont décidé de prendre les choses en main. Depuis quelques jours, les Capes Noirs sont installées dans les Landes, encerclées par les soldats de O’membord. Pour l’instant, il n’y a eu aucun combat. Le seigneur essaye de parlementer. Je n’en sais pas plus : le messager qui a empêché le roi de venir vous retrouver aujourd’hui apportait justement des nouvelles de Pesée.

− Pensez-vous que O’membord puisse chasser les Capes Noires de force ? demanda Léana.

− Nous n’avons pour l’instant aucune idée de l’ampleur de leurs forces, ni de ce dont ils sont capables. Sole O’membord est un homme prudent. Il n’enverra pas ses soldats à la mort s’il a un autre moyen de gagner.

− Et les Capes Noires ne pourraient pas payer un impôt à O’membord, ou quelque chose du genre ? N’y a-t-il pas un autre endroit, des terres à Manz où on pourrait les accueillir ? »

Lorene et Hannah échangèrent un regard.

« Ce sont leurs revendications, finit par expliquer la chef des gardes. Les terres de Manz, comme de la Pesée, ont des propriétaires, qui n’accepteraient pas plus que O’membord de les céder.

− Et les Capes Noires sont apparemment bien plus nombreuses qu’on ne l’imagine, intervint Hannah. J’ai parlé à leur meneur, qui m’a fait comprendre qu’il était prêt à rallier l’ensemble des Charmés du pays, si besoin. Vu les tensions qui commencent à surgir dans les autres régions, j’ai bien peur qu’il n’y parvienne.

− Et vous ? demanda Léana. Vous êtes Charmée. Qu’en pensez-vous ? »

Hannah la fixa longuement.

« Je pense que la Configuration du Quatre est là pour instaurer la confiance entre Charmés et non-Charmés. Mais ces Capes Noires brisent la parole donnée par le signe de la Configuration. Les gens ont peur, à présent, même si on leur affirme que nos intentions sont nobles. »

Elle tira sur sa manche, révélant un tatouage sur son poignet. Léana découvrit avec surprise le signe de la Configuration du Quatre, le quatre retourné, qui ornait le médaillon de sa grand-mère Camilla.

« Avant, lorsqu’on arborait ce symbole, c’était une certification que nous étions bien intentionnés. La Configuration nous éduque, nous apprend à utiliser notre pouvoir à bon escient. Mais la peur et la colère ravagent tout, même les âmes les plus honnêtes du monde. Je crains que si nous ne trouvons pas très vite un accord, une guerre civile éclate dans le pays entier. »

Hannah lança un regard impassible à Lorene et Morgan.

« Et je n’ai aucun doute sur le camp qui gagnera la guerre. »

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