Chapitre 14 - Erkhän

Erkhän bouillonnait de frustration, contenant de son mieux l’impatience qui menaçait de le submerger en faisant les cent pas dans ses appartements. Quand cette attente allait-elle enfin prendre fin ? Cela faisait des jours qu’il était arrivé à Sectra, la capitale du Royaume de Piques, et il n’avait toujours pas pu s’entretenir avec le roi. Pourquoi était-ce si long ?

Il se mit à replacer les bagues à ses doigts d’un geste agacé et se dirigea vers la fenêtre. Inconsciemment, il faisait toujours rouler l’une d’elles autour de son annulaire. La majestueuse cité était recouverte d’un épais manteau de neige, masquant ses élégantes pierres noires. Elle semblait encore endormie, seule aux confins du nord, alors qu’elle n’avait cessé d’être en ébullition depuis la mort du prince héritier.

Erkhän fronça les sourcils. À cause de ce contretemps on l’avait conduit dans la partie du palais que l’on réservait aux visiteurs prestigieux, la moindre des choses lorsque, comme lui, on appartenait à l’une des plus grandes familles du royaume. Pourtant c’était loin d’être suffisant. Il aurait voulu être reçu comme un membre royal et non comme le riche bâtard de Sa Majesté.

Seulement voilà, au lieu de récupérer la place qui lui revenait de droit, il était confiné dans ses quartiers, obligé d’attendre que son père daigne le recevoir. L’un de ses pages était déjà venu l’informer que le roi comptait pleurer son fils défunt durant encore plusieurs jours et qu’il devrait patienter jusqu’à la fin des traditionnelles et interminables cérémonies funéraires royales. Erkhän n’en croyait pas un mot. Il avait beau ne pas très bien connaître son père, il ne l’imaginait pas verser la moindre larme pour l’un de ses descendants.

Le jeune Duc n’était pas connu pour sa patience, mais s’était contenu jusqu’à présent, il savait qu’une mauvaise image de lui pendant le deuil de son demi-frère pourrait mettre en péril son ascension. Pourtant, chaque jour qui passait l’irritait un peu plus et permettait à son rival de se rapprocher de la capitale. Erkhän avait missionné plusieurs hommes à travers la cité pour être certain qu’il ne vienne pas bousculer ses plans. Le Vicomte ne pourrait pas faire un seul pas dans la capitale sans qu’il en soit immédiatement informé. Comme toujours, Erkhän avait plusieurs coups d’avance et cette idée le fit sourire.

Il s’était éloigné de la fenêtre et passait le temps en jouant avec la flamme d’une bougie, fasciné par le feu qui courait le long de sa main, lorsqu’on frappa enfin à la porte de ses appartements.

— Entrez.

L’intendant s’immobilisa sur le seuil et s’inclina aussi bas qu’il lui était possible de le faire.

— Monseigneur, Sa Majesté est prête à vous recevoir. Voulez-vous bien me suivre ?

Erkhän referma brusquement son poing sur la flamme qui léchait toujours sa peau, l’éteignant aussi sec. Il se tourna vers le grand miroir qui trônait dans ses appartements et vérifia son apparence, lissant les plis de son somptueux manteau noir et ajustant à nouveau ses bagues. Satisfait, il emboîta le pas de l’intendant et le suivit dans les couloirs dont il serait bientôt le maître.


 

Erkhän avait espéré pouvoir s’entretenir avec son père dans un endroit plus privé, mais l’annonce officielle de sa présence ne pouvait se défaire du protocole imposé. L’intendant l’introduisit donc dans l’immense salle d’audience où l’attendait le roi et toute une foule de personnes dont il se serait bien passé, et l’annonça. Le silence se fit, et bientôt, seuls les pas d’Erkhän et d’infimes chuchotements résonnèrent dans la pièce. Il s’immobilisa à une distance convenable du monarque et s’inclina profondément devant lui.

Tout était comme dans ses souvenirs. Aux murs pendaient toujours les mêmes tapisseries brodées de fils d’or. Les dalles sombres reflétaient les lueurs de mille bougies et les quelques éclaircies que laissaient passer les vitraux aux teintes pourpres. L’atmosphère étrange était pareille à la dernière fois qu’il s’était présenté à la capitale, deux ans plus tôt.

Lorsqu’il se redressa, il prit soin de ne pas fixer son père dans les yeux, mais juste en dessous, refusant de s’abaisser au comportement d’un vulgaire noble. Devant lui se tenait le monarque le plus craint de tous les royaumes, Ëkhyr de Sectra, le Roi de Piques.

— Le Duc Erkhän de Lignis, se réjouit celui-ci dans un curieux sourire. Vous avez fait une bien longue route pour arriver jusqu’ici. Que nous vaut donc ce plaisir ?

Erkhän porta élégamment un poing à sa poitrine et parla d’une voix forte.

— Majesté, je suis venu vous présenter mes condoléances en personne. C’est un véritable drame qui touche tout le royaume. Sachez que je vous suis entièrement dévoué et que je ferai tout ce qu’il vous siéra afin de contribuer à atténuer la peine qui vous accable.

Il marqua une courte pause, travaillant ses effets, et s’autorisa enfin à regarder son père dans les yeux.

— Avec votre permission, Majesté, accorderiez-vous à votre humble serviteur de se recueillir sur la tombe de son demi-frère ?

Le silence explosa dans la salle d’audience, tétanisant les nobles avec plus de facilité que n’importe quelle entrave. Erkhän ne bougea pas d’un pouce pendant ce qu’il sembla d’interminables secondes, puis enfin, il rompit le contact et s’inclina légèrement devant son père. Cette fois encore, il ne manquait pas d’audace. Cette simple tirade aurait pu lui valoir une peine de mort immédiate s’il n’avait pas été le bâtard du roi. Il jouait avec sa vie, mais il était suffisamment intelligent pour danser avec la ligne sans jamais la franchir, du moins il le pensait. Le silence s’étira et une douce adrénaline commença à l’envahir quand Sa Majesté claqua des doigts. Le son se propagea comme un coup de tonnerre et l’intendant se précipita pour recevoir ses ordres. Lorsqu’il se redressa son regard balaya l’assemblée tout entière.

— Sa Majesté souhaite s’adresser au Duc de Lignis en toute intimité. Veuillez vous retirer.

Erkhän retint le sourire qui menaçait de poindre sur son visage, il avait vu juste. Son père était un personnage singulier. Devant lui, montrer un signe de faiblesse ou de réserve pouvait vous coûter votre place à la cour, votre titre, ou parfois même votre tête. Mais montrez-vous ambitieux, puissant, et peut-être attireriez-vous son attention.

La salle se vidait à contrecœur dans les chuchotements railleurs des nobles et les coups d’œil contrariés des conseillers. Lorsqu’il entendit les portes se refermer dans son dos et qu’il fut certain d’être seul avec le roi, Erkhän se redressa et arbora son sourire le plus charmeur.

— Mon très cher Duc, vous êtes bien téméraire. La proximité de la cité de Lignis avec les Feuilles Pourpres aurait-elle eu raison de votre esprit ?

Le ton suave du roi était plus terrifiant que n’importe quelle menace. Erkhän frissonna, mais resta de marbre, parfaitement conscient du contrôle de son corps.

— Majesté, me pardonnerez-vous si j’ai pu vous offenser d’une quelconque manière sans m’en apercevoir ?

Les deux hommes se toisèrent un moment. Il n’était pas difficile de voir le lien de parenté qui les unissait. Il émanait chez le père et chez le fils le même charme irrésistible et la même manière de sourire. On reconnaissait sans peine la prestance et l’allure qui les caractérisaient, deux qualités de souverains se disait souvent Erkhän.

— Vous me plaisez, mon cher Duc. J’aime votre insolence. Voyez-vous, j’ai toujours pensé que vous étiez le parfait exemple de ce que devez être un Prince de Piques. J’aurais aimé avoir un fils qui vous ressemble.

Erkhän fixa le sourire carnassier que lui adressait son père. La contradiction de ses propos lui intimait la méfiance, mais il refusait de lui montrer son trouble. Pourquoi avait-il entamé lui-même le sujet ? Il obligea sa mâchoire à se desserrer et fit naître un sourire reconnaissant sur son visage. Quelque chose au plus profond d’Erkhän lui criait qu’il n’avait pas toutes les cartes en main, mais c’était une certitude, il ne pouvait plus reculer.

— Vous me flattez, Majesté. J’ai toujours su que je n’avais pas l’étoffe d’un bâtard.

— Et cette arrogance ! s’exclama le roi en délaissant son trône. Quel merveilleux aspect de votre personnalité.

Le roi quitta les marches qui le séparaient encore de son fils et entreprit de l’observer sous tous les angles, tournant lentement autour de lui.

— Mais aussi l’intelligence, le charisme, l’ambition. Vous irez loin mon cher Duc. Et la beauté aussi, mais vous avez les traits fins de votre mère, dit-il en lui prenant le menton.

— C’est la seule chose que je n’ai pas héritée de mon père, répondit Erkhän en fixant des yeux du même gris que les siens.

— Ainsi que d’un titre, il me semble. Est-ce pour cela que vous avez traversé le royaume ?

Enfin, il y était. Tout allait se jouer maintenant.

— Majesté, le royaume ne peut rester sans prince héritier. Si vous le désirez, je suis prêt à assumer cette charge. Je suis de votre sang et le bien du royaume ne devrait pas être confié à un membre éloigné de la couronne, mais à votre descendance.

— Voilà ce que je pense, répliqua le roi. Je n’ai besoin de personne pour gouverner ce royaume. Cependant, il est vrai qu’un héritier rassurerait les nobles et le Conseil. Pour tout vous dire, c’est à vous que j’avais pensé.

Erkhän se figea, incertain. Pourquoi parlait-il au passé ? Avant même qu’il puisse poser la question, un homme, vraisemblablement dissimulé derrière le trône depuis le début de leur entrevue, s’avança vers eux le visage triomphant. Cette fois, Erkhän ne put dissimuler la surprise qui anima ses traits le temps d’une fraction de seconde lorsqu’il reconnut devant lui son bâtard de demi-frère. Comment avait-il pu arriver à la capitale sans qu’aucun de ses espions ne l’alerte ? C’était impossible.

— Bien le bonjour, mon frère, le salua son rival. Tu en as mis du temps pour arriver.

— Vicomte de Vornatus… Veillez à ne pas m’affilier à vous, cracha Erkhän.

— Vous avez raison. Après tout, vous ne serez jamais rien d’autre qu’un Duc, n’est-ce pas ?

Le roi se plaça entre les deux hommes, amusé par tant de fougue. Ses deux fils ne perdaient pas de temps. Ils étaient là à se disputer un titre tandis que son ancien détenteur venait tout juste d’être enterré. Il n’en attendait pas moins d’eux.

— Le Vicomte est arrivé il y a quelques jours et m’a fait une offre intéressante, expliqua le monarque. Je n’ai pas le temps d’attendre de concevoir un fils pour avoir un héritier, mais j’ai déjà des fils. Il est également temps pour moi de prendre une autre reine. Je vais donc épouser la Comtesse de Vornatus, qui est encore assez jeune pour être fertile, et de fait le Vicomte ne sera plus considéré comme un bâtard même s’il a été conçu hors mariage.

Erkhän observait le Vicomte exulter de joie d’un air écœuré. Comment un tel homme, incapable de se tenir ou de montrer la moindre once d’intelligence pouvait en être arrivé là ?

— Tu entends ça ? s’écria son rival. Bientôt, je serais le prince héritier, tandis que toi tu ne seras rien !

— Vicomte ! gronda le roi d’une voix impérieuse. Il est certes vrai que vous deviendrez bientôt prince, mais rien de plus. Votre mère sera chargée de me procurer des héritiers.

Erkhän subissait l’échange, impuissant face à la décision de son père. Tous ses plans s’écroulaient devant lui, les uns après les autres. Son pire ennemi venait de lui prendre sa place sans qu’il ait pu esquisser le moindre geste. Il n’arrivait pas à comprendre comment le Vicomte avait pu arriver si vite. Sauf si celui-ci était à l’origine du deuil qui touchait le royaume. Non, ce ne pouvait pas être une coïncidence. Il fallait qu’il se ressaisisse, il ne pouvait pas perdre la face ici, devant le roi. Il devait réagir.

— Toutes mes félicitations pour cette ascension, Vicomte, même si celle-ci me semble un peu précipitée.

Il avait parlé d’un ton parfaitement neutre, faisant fit de la tempête qui grandissait en lui.

— Il est vrai que je vous voyais mieux occuper cette fonction, mon très cher Duc, concéda le roi. Il est regrettable que votre mère ne puisse plus concevoir, si tel avait été le cas j’aurais pu reconsidérer cette option. Dites-moi, j’ai ouï dire qu’elle était souffrante depuis quelques années, est-ce vrai ?

Erkhän serra les dents, mais le masque de son visage ne se fissura pas. Comment son père avait-il eu connaissance de ces informations ? Il veillait pourtant à ce que rien ne s’ébruite. À la périphérie de sa vision, il avisa soudain le sourire non contenu de son demi-frère. Décidément, le Vicomte semblait bien renseigné. Dès son retour, Erkhän devrait se charger lui-même des potentiels espions qu’il avait pu envoyer à Lignis. Mais comment avait-il pu être dupé par cet homme, qui n’était même pas particulièrement intelligent ? Il y avait forcément quelqu’un d’autre derrière toutes ces manœuvres et il devrait tâcher de découvrir qui.

Erkhän arbora son plus beau sourire et s’inclina d’un air qu’il voulait reconnaissant.

— Majesté, je vous remercie de votre sollicitude. Ma mère, la Duchesse, insista-t-il comme pour rappeler à son ennemi qu’il demeurait pour l’instant encore en bas de la hiérarchie, a toujours eu une santé fragile. Mais ne vous inquiétez pas, elle a juste besoin de repos et je prends grand soin d’elle. Si vous le permettez, je vais me retirer. Je ne voudrais pas vous faire gaspiller plus de votre temps, Majesté.

Le roi lui accorda sa permission d’un petit signe de la main et Erkhän s’inclina plus profondément avant de se diriger vers les portes de la salle d’audience. Il disposait encore d’un peu de temps avant de retourner dans sa cité et il devait le mettre à profit pour enquêter dans la capitale. Il n’avait pas une seconde à perdre s’il voulait démasquer les acolytes du Vicomte.

Erkhän réfléchissait à toute allure, certains n’apprécieraient sans doute pas cette soudaine ascension, il allait pouvoir en profiter pour se faire de nouveaux alliés. Peut-être que ces plans pour devenir prince étaient compromis, mais il ne faciliterait pas les choses à son demi-frère.

— Duc de Lignis, j’ai une dernière chose à vous dire.

Erkhän s’arrêta net, surprit par la voix du roi. Il entendit celui-ci approcher à grandes enjambées et une fois à sa hauteur, son père parla de manière à ce que personne ne les entende.

— Cher Duc, je place de grands espoirs en vous. Je suis sûr que vous me surprendrez. Surtout, ne me décevez pas, murmura-t-il d’un sourire menaçant.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
BeauriceCyan
Posté le 17/04/2024
Coucou,
Je ne me lasse pas du doux personnage d'Erkhän. Il a de quoi faire passer toute personne infecte de notre entourage pour une âme mesurée, affable et charitable... En somme, il met de la perspective x)
J'ai adoré la scène où Erkhän éteint la bougie de son poing, elle est particulièrement visuelle !


Petites corrections :
- "Quand cette attente allait-elle enfin prendre fin ?" => sonorité un peu étrange "fin-fin"
- "et l’annonça. Le silence se fit," => ici, l'image serait encore plus nette si tu rejoignais ces deux bouts de phrase en une seule. "On l'annonça et le silence se fit.". Ca mettrait un accent tout particulier sur le discours qui s'annonce et l'importance (relative mais présente tout de même) du personnage d'Erkhän dans la hiérarchie du royaume
Némériss
Posté le 26/04/2024
Coucou !
De la perspective, j'aime beaucoup xD
Je dois avouer que j'adore particulièrement écrire les passages d'Erkhän ^^

Encore une fois, merci pour tes précieux conseils ! Je pense qu'il faudra vraiment que je fasse un gros travail lorsque j'aurais le courage de reprendre toute l'histoire du début, mais ça me donne de quoi m'aider !
Elly
Posté le 04/07/2023
Ah, Erkhän, mon petit préféré ! J'ai été aussi déçu que lui qu'il n'obtienne pas le trône, d'autant que le Vicomte n'a l'air ni sympathique ni le plus doué pour géré les affaires du royaume. Mais Erkhän est ambitieux, je suis sûr qu'il va trouver un moyen d'obtenir ce qu'il veut !
D'ailleurs son père n'a l'air vraiment pas commode, voir dangereux. Un peu du genre tyran fou. Je me demande ce qu'il va apporter à l'histoire !

On se revoir au prochain chapitre !
Némériss
Posté le 05/07/2023
Je ne pouvais pas lui donner le trône trop facilement, Erkhän a besoin de challenge ;)
Oui le Vicomte est assez désespérant, il est bien loin de son frère ! Quant au père, tyran fou lui va assez bien xD Cette famille n'est pas de tout repos !!

A bientôt :)
Vous lisez