Les Ombres qui escortaient Annyaëlle vers sa nouvelle vie l’entraînaient toujours plus loin vers l’est, comme s’ils cherchaient définitivement à tourner le dos au soleil. Ils chevauchaient totalement à découvert, sur un immense plateau qui s’étendait à perte de vue. Parfois, s’ils avaient de la chance, ils croisaient quelques buissons épineux, seules choses qui égaillaient cette immensité plate. Même les arbres refusaient de s’aventurer jusqu’ici.
Annyaëlle n’était jamais allée de ce côté de son royaume. Les seules fois où elle avait quitté Naerys, elle s’était rendue à l’ouest, vers les territoires de Cœur. Dans ce paysage inconnu, elle faisait de son mieux pour se repérer aux montagnes qu’elle avait vues de si nombreuses fois sur les cartes, la silhouette des Pics Vésaniens au sud et les derniers reliefs des Cimes Éternelles au nord, qui les séparaient de leur voisin de Piques.
L’ancienne princesse était éreintée, tant par ses journées de cheval que par les rêves qui la tourmentaient sans cesse, ne faisait qu’aggraver son sentiment de culpabilité. Pourtant, lorsqu’ils atteignirent l’embouchure du Gouffre des Embruns, Annyaëlle oublia immédiatement cette longue et épuisante traversée. Le vent du large fouettait son visage avec force, amenant avec lui l’odeur salée de la mer. Le Gouffre des Embruns était une faille qui avait rendu la frontière entre les Royaumes de Carreau et de Piques infranchissable. Les falaises abruptes se faisaient face et sombraient à pic dans la mer plusieurs dizaines de mètres plus bas. Elle pouvait voir les vagues se fracasser contre la roche en laissant derrière elles un nuage d’écume blanche. Les bourrasques emmêlaient ses cheveux et la déséquilibraient, mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder en contrebas, perchée au bord du vide. Tout en elle semblait s’être apaisé. Le vacarme provoqué par les deux éléments sonnait comme une douce mélodie à ses oreilles, comme si l’eau et le vent chantaient de concert dans une danse passionnée.
Annyaëlle prit le risque de fermer les yeux et inspira profondément. C’était comme si son Affinité de l’Air s’harmonisait avec le souffle tempétueux du vent. Elle vacillait au bord du vide, sereine, quand Kaärna attrapa brusquement son bras.
— C’est dangereux.
La jeune fille sursauta. Elle avait du mal à comprendre cette Ombre. Kaärna se montrait tour à tour froide et antipathique ou inquiète et conciliante, c’était à n’y rien comprendre. Annyaëlle hésita à l’ignorer, mais choisit finalement de s’écarter du vide, sous le regard approbateur de l’Ombre aux cheveux blancs.
— Nous allons rester un peu ici, lui apprit-elle. Profites-en pour te reposer. Quand nous serons arrivés à la Confrérie, tu n’en auras plus guère le temps. Le passage s’ouvrira dans la nuit.
Kaärna fit demi-tour et lui lança par-dessus son épaule.
— Ne t’éloigne pas trop.
Annyaëlle acquiesça distraitement. Le passage ? Qu’avait-elle voulu dire ? Elle manqua de la rappeler pour lui demander de quoi il s’agissait, mais s’abstint aussitôt. Quelque chose lui disait qu’il ne valait mieux pas insister. Si elle se fiait au caractère de l’Ombre, celle-ci avait déjà fait des efforts pour lui parler.
La nuit ne mit pas longtemps à remplacer le soleil dans le ciel. Les Ombres s’étaient installées un peu plus loin et la laissaient tranquille. Annyaëlle appréciait ce temps de repos et de calme, l’endroit était apaisant et elle s’y sentait bien. Elle n’était pas quelqu’un qui appréciait particulièrement la solitude, au contraire, mais elle avait toujours eu l’habitude de s’isoler par moment pour se détendre ou remettre de l’ordre dans ses idées. Aujourd’hui n’échappait pas à la règle. D’ici quelques heures, elle ne serait plus qu’une aspirante parmi d’autres et elle avait besoin de ce temps pour s’y préparer.
Annyaëlle observait les étoiles d’un air fasciné. De temps en temps, elle jetait des coups d’œil furtifs vers le groupe d’Ombres pour ne pas manquer le signal du départ. En y repensant, le passage dont avait parlé Kaärna ne pouvait être que l’un des portails utilisés par la Confrérie de la Lune. Un moyen qui leur permettait de traverser de longues distances en l’espace d’une seconde, mais dont le secret était particulièrement bien gardé. Tout ce qu’elle savait, ce que créer l’un de ces portails n’était pas à la portée de n’importe qui et que seules certaines Ombres en étaient capables.
Annyaëlle les observa discuter entre eux un moment, mais le bruit des vagues qui s’écrasaient continuellement contre les falaises l’empêchait de les entendre. Elle les distinguait à peine dans la nuit noire, seulement aidée de la lumière de la lune. La jeune fille plongea ses yeux dans les ténèbres de la mer, à l’est. Quelque part dans l’obscurité se dissimulaient les îles du Crépuscule, le territoire de la Confrérie. Sa nouvelle vie se trouvait là-bas, au-delà de ce qu’elle était capable de voir. Annyaëlle soupira et détourna le regard.
De l’autre côté du Gouffre des Embruns, elle pouvait apercevoir les lueurs d’une cité étrangère, sans doute Lignis, la cité la plus au sud du Royaume de Piques. Elle savait qu’un pont existait le long du gouffre, créé quand les Feuilles Pourpres étaient devenues bien trop dangereuses pour être traversées. Des affiliés de Piques et de Trèfle avaient façonné Pont d’Érain plusieurs siècles plus tôt, à une époque où l’Affinité commençait tout juste à se dégrader de génération en génération. Ils avaient mêlé le feu, le métal et la terre pour créer un pont que même le temps ne pourrait pas briser.
Annyaëlle avait beaucoup entendu parler de ce pont qui permettait aux caravanes de marchands un trajet bien plus court que de contourner les Cimes Éternelles en passant par le Royaume de Cœur. On disait de lui que c’était une œuvre magnifique. Peut-être un jour aurait-elle la chance de le voir de ses propres yeux, pensa-t-elle en se levant. Elle venait de se décider à rejoindre les Ombres quand un éclat de lumière jaillit de nulle part à quelques mètres d’eux. Quelques secondes plus tard, une gerbe d’étincelles illumina la nuit et s’étira jusqu’à former un ovale de la taille d’un homme. Les Ombres s’en approchèrent et Kaärna lui fit signe de venir à son tour. Alors c’est ça un portail, se dit Annyaëlle sans cesser de le quitter des yeux. L’intérieur de l’ovale était devenu lisse et noir, mais de plus près, elle pouvait voir sa surface tourbillonner sur elle-même. Elle n’avait jamais rien vu de pareil. Les Ombres restaient immobiles, comme s’ils attendaient quelque chose, mais aucun d’eux ne parlait. Seul le crépitement des contours du portail venait troubler le silence de la nuit. Sans un mot, Kaärna lui désigna le passage. C’était à elle de traverser. Annyaëlle se tourna une dernière fois vers le Gouffre des Embruns, se mordit nerveusement la lèvre, serra les poings et entra dans le portail.
Kaärna m'intrigue toujours, je suis impatiente de voir comment leur relation va évoluer.
J'ai hâte de voir comment elle va se débrouiller au sein de la confrérie !
J'ai juste remarqué une petite coquille : "Tout ce qu’elle savait, ce que créer l’un de ces portails..." : tu ne voulais pas plutôt dire "c'est que créer..." ?
Tu vas bientôt le découvrir, on entre dans le vif du sujet ;)
Oui en effet ! Bien vu !