Chapitre 15 - Artiste de Rue

Le problème numéro un, c'est de devoir dormir dehors.

Le problème numéro deux, c'est de n'avoir pour se nourrir que de la junk food mangée debout, ou plié en quatre dans la voiture.

Le problème numéro trois, c'est que Pixie et Corentin ont besoin d'un bain chaud et d'un vrai matelas, et de se reposer.

Il faut faire avec la loi aussi. Du genre on ne peut pas vendre sur la voie publique sans autorisation. Donc ça ne va pas fonctionner aussi simplement. Samuel se mord les lèvres tout en réfléchissant. 

Il a son compte Instagram ouvert devant lui, avec des derniers posts sur Strasbourg et Sarrebrück. Il n'a rien fait pour Reims parce qu'avec l'agression d'hier il n'a pas mis son profil à jour. Du coup il a quelques commentaires de gens qui s'inquiètent, puisqu'il leur avait dit où il serait.

Hier il a fait une demande de transfert de ses paiements de Patreon sur son compte paypal, et de paypal à sa banque. Comme il ne s'en était pas occupé depuis fin juin, il y a tous les abonnements de juillet qui sont arrivés. Ça fait environ 300 € ce qui est juste énorme. Mais pas assez.

Bon, réfléchir...

 

sam.closet

Reims

sam.closet Salut à tous !

Désolé de ne pas avoir donné de nouvelles hier à mes followers, nous avons subi la bêtise homophobe. Mais pas d'inquiétude, tout le monde va bien ! On profite du soleil dans le Parc de Champagne et on mange des glaces.

Quelques-uns sont peut-être dans les parages ?

si vous voulez un de mes originaux, c'est maintenant qu'il faut venir !

Les MP sont ouverts, mais les gens louches seront repoussés gentiment mais fermement.

#roadtrip #dessin #crayon #supergay

 

Premier statut, mais il n'aboutira sans doute à rien.

Pour le second, Samuel attend d'avoir fini sa glace, au chocolat parce que visiblement il n'y avait plus de menthe. Il a bien travaillé aujourd'hui ; son plus beau dessin c'est celui qu'il a fait de Pixie. On ne voit pas trop son visage, mais iel est allongée sur l'herbe, et les franges de sa chemise se mélangent aux brins de pâquerettes. C'est vraiment super beau.

Et ce matin il a fait un dessin de la Basilique, plus classique mais il s'améliore beaucoup en architecture.

Il demande à Alex de tenir les dessins devant lui, avec une belle lumière, et les prend en photo. Ça devrait le faire. S'il a un peu de chance ; et c'est vraiment le genre de truc qui pourrait leur sauver la mise.

 

sam.closet

Reims

 

sam.closet ATTENTION ENCHERES FLASH !!!!!

Vous avez trois heures pour renchérir sur ces dessins. On va faire simple : commentez avec le dessin que vous préférez et le prix que vous souhaitez y mettre. Je relève les copies à dix-huit heures.

Dessin 1. Fée dans l'herbe. Crayon pastel et stylo. Canson A4. Mise de départ 15€.

Dessin 2. Basilique de Reims. Stylo et pointes d'aquarelle. Canson A4. Mise de départ 15€.

Si vous êtes assez généreux j'offre les frais de port et tout part demain ! A vos marques, prêts, partez !

#roadtrip #dessin #crayon #supergay #artisteendèche

 

Voilà, il n'y a plus qu'à attendre, et à prier pour que Mylène ne voit pas le post. La mise à prix est beaucoup, beaucoup trop basse. Tant pis.

— Qu'est-ce que tu fais ? Lui demande alors Yasmina.

— J'essaie de mettre du beurre dans les épinards.

Il lui montre son compte Instagram. La jeune femme a déjà fouillé dans son carton à dessin et son carnet à aquarelle, le grand en format A4. Le petit, il le garde pour lui et choisit ce qu'il veut montrer, ou non.

— Tu arrives à les vendre combien à peu près ?

— Ça dépend. J'en ai pas vendu beaucoup non plus. Mais entre 90 et 180 euros. Le plus c'était 200€ pour une peinture que j'ai faite pour le père d'Alex. J'ai vraiment eu du mal à accepter, parce qu'ils nous ont logés gratuitement, mais il a insisté.

— Et si tu faisais des copies, genre des cartes postales ?

Yasmina lui montre ses dessins du Donon, de Strasbourg, et même de Perros-Guirec. 

— Tu peux les faire imprimer pour 1 ou 2 euros en bonne qualité, et les revendre 5. La somme est moins importante qu'en n'en vendant qu'un seul original, mais tu auras peut-être plus de clients.

— Mylène fait ça déjà. Elle connaît un imprimeur sur Paris pour ses flyers, et je crois qu'elle a un fanzine ?

— Oui ! Fait Yasmina. Le Broute Butch ! Je suis fan. J'ai même écrit un ou deux textes dedans sous pseudo. A la rentrée elle m'a proposé d'écrire régulièrement des critiques de films féministes. 

— C'est cool. Du coup elle envoie les cartes régulièrement à mes abonnés sur Patreon. Ce sont genre des lots qu'ils reçoivent pour les remercier de leur soutien.

— Tu pourrais faire ça en vrai. Connaissant Mylène, elle a dû te faire faire un compte d'artiste-auteur, non ?

Corentin hoche la tête. Ce n’est vraiment pas son truc, même si il a vaguement tenté de savoir comment fonctionnait le statut pendant son exil breton. Déjà il contacte Mylène tous les mois pour qu'ils voient ensemble ses finances, et il commence à savoir comment fonctionne Excel. Plus ou moins.

De son côté Yasmine réfléchit.

Leur conversation a attiré l'attention de Corentin qui les écoute avec curiosité.

— Les paysages que tu as fait à Perros pourraient bien se vendre aux touriste, genre tu en déposes quelques paquets dans un restau du port, ou dans une librairie. On a pas pu le faire quand on y était, parce que déjà y'avait pas de touristes, mais ce serait un idée.

Samuel n'est pas certain. Ça exigerait de se déplacer et de se vendre comme artiste. Alors qu'il n'a même pas fini le lycée ! C'est lui le plus nul dans leur groupe. Corentin a son bac pro, Pixie son bac, iel a même un diplôme de maquillage ! Alex est en master, Yasmina entre en troisième année de fac. Franchement...

— Je sais pas...

Mais Yasmina ne l'écoute pas. Elle ressemble beaucoup à Mylène de ce côté-là.

— Alors oui, ça, ça peut être cool. Surtout que Perros n’est pas une trop grosse ville. Tu ne pourrais pas faire ça sur Paris, y'a trop de concurrence, et ça te ferait trop d'investissement. Par contre, toi tu as un truc pour les portraits.

Elle sort l'image de Pixie de sa pochette.

— Tu fais des portraits de la communauté queer, anonyme comme ici, ou pas, et vraiment tu fais un dépôt aux Mots à la Bouche, chez Violette, ou même à la Mutinerie, et je suis certaine que tu vas trouver un public. Tu as proposé de travailler pour des fanzines ? Chez Broute Butch on ne travaille qu'avec des artistes femmes ou des personnes non-binaires et trans, mais il doit y avoir d'autres productions intéressantes. Je vais demander à Mylène.

Son portable est déjà en train de chauffer et elle prend des notes à toute vitesse.

— Vraiment je suis pas certain...

Corentin lui prend l'épaule en souriant :

— Je pense qu'elles vont te laisser dessiner tranquillement et que tu n'auras rien à faire. Sauf que maintenant tu as deux agents.

Samuel n'est toujours pas très convaincu.

Quand il regarde son propre portable, le dessin de la Basilique n'a pas obtenu d'enchère encore, mais le portrait de Pixie est monté à 50€. C'est très peu, mais en ajoutant le reste.

Il se tourne vers Pixie et Alex qui discutent derrière eux, à moitié endormis :

— Je vous paie l'hôtel cette nuit. Trouvez un truc avec une baignoire et pour maximum 200 euros pour quatre avec le petit-déj.

 

#

 

Il y a eu quelques protestations.

Des « garde tes sous » et autres « mais on n’en a pas besoin », mais, de façon surprenante, c'est Alex qui a craqué en premier. Samuel ne sait pas trop pourquoi mais il le soupçonne de culpabiliser devant Pixie et surtout Corentin.

— Si on rajoute un peu chacun, genre 10 euros par personne, l'Holliday Inn a encore deux chambres, lits doubles, baignoire. 

— Ok, je cède, a fait Pixie, mais on offre le repas au canard ce soir. Et pas une pizza. On va dire que c'est fête, et je vous permets même d'aller dans un restaurant de viande.

— Oui enfin déjà un bon burger mangé assis, ce serait cool, a rajouté Corentin.

— C'est bon les chambres sont réservées, a fini Alex. Sam, tu me feras un virement sur mon compte. J'ai utilisé ma carte.

Et les voilà maintenant assis dans une salle de restaurant de burgers, après avoir quitté Yasmina à son arrêt de bus.

L'endroit est tenu par un jeune couple, un peu hippie sur les bords, ce qui signifie que la bière est artisanale et bonne, et surtout qu'il y a un choix de burgers végétariens et vegans pour Pixie. Iel est aux anges.

Samuel aussi.

Prendre un repas en intérieur, assis sur une banquette, avec des vrais couverts, son copain à côté et de la bonne musique en fond sonore, c'est le pied.

La bière est vraiment bonne. Les sticks au fromage en entrée craquent et fondent sous la dent. Pour un peu Samuel se prendrait pour le client d'un restaurant gastronomique. C'est quand, la dernière fois qu'il a mangé comme ça ? La soirée de bitture à Strasbourg ne compte pas vraiment alors...

Jamais.

Ou si rarement.

Il a besoin d'immortaliser tout ça. Pixie qui se régale d'une terrine aux aubergines. Corentin dont les joues ont rosi sous l'alcool, trop beau malgré l'œil encore noir et la grosse marque jaune et violette sur le nez. Alex qui leur explique en long et en large l'intrigue de American Horror Story. Ses deux interlocuteurs ne sont pas du tout réceptifs aux thématiques d'horreur. D'ailleurs Samuel a tenté de faire regarder The Hauting of Hill House à Corentin, avant d'être menacé de devoir dormir sur le canapé avec le vieux chat qui pête de Mathilde.

Tiens, et s'il dessinait Alex dans le rôle d'un des persos de AHS ? Et il pourrait faire Pixie en candidate de Drag Race, une émission qu'iel adore critiquer mais qu'iel regarde aussi avec un dévouement masochiste. Et pour Corentin...

— Corentin c'est quoi ton genre de série finalement ? À part celles que regardent ta mère ?

L'intéressé réfléchit, le temps qu'un serveur viennent prendre leurs assiettes et bols vides et reviennent avec une nouvelle tournée de bière.

— En fait, je suis pas très série. Vraiment ma mère regarde des soaps, et j'ai bien aimé Downton Abbey. Mais au bout d'un moment je me lasse. Par contre quand je bossais chez Yann avant le covid, j'aimais bien regarder des trucs courts sur mon portable à la pause. Mais vous allez vous foutre de ma gueule.

— Mais nan...

— Juré ?

Samuel laisse les deux autres pousser Corentin à répondre. Le portrait qu'il est en train de faire de Pixie, qui est en face de lui à table, est particulièrement réussi.

— C'est très réussi, bravo.

Il lève la tête pour voir la patronne debout près de leur table avec leurs burgers.

Son carnet prend toute la place sur la table et il s'excuse en rougissant.

— Non, non, pas de souci, répond la femme en posant son assiette qui dégouline honteusement de bacon et de fromage à raclette. C'est vraiment réussi. Tu es artiste pro ?

— Euh, non pas vraiment.

— Mais si, il l'est, intervient Alex. Il a même un numéro de Siret et tout. Il est juste beaucoup trop modeste.

— Vous pourriez faire un portrait de mon mari et moi ? On le mettrait au-dessus du bar, ce serait cool.

— Euh...

Bravo Samuel, quelle répartie !

— Notre ami n'est pas en mesure de faire des portraits gratuitement, fait Pixie. Mais iel sourit : nous traversons le pays avec lui pour profiter du déconfinement. Nous profitons lâchement de sa force de travail.

C'est complètement faux.

Mais après le plat principal et avant le dessert - une crème brûlée - Samuel se retrouve assis au bar pour croquer les deux propriétaires.

Ils leur offrent le café et la dernière tournée de bière.

Et un billet de 50 euros.

Mylène râlerait très fort.

Mais Samuel est heureux.

 

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