— Gabrielle —
Depuis quand je n’avais pas fêté quelque chose vraiment ? Sur le coup, comme ça.
On a trouvé une bouteille de vin blanc 2002 faute de bière, j’avais fait un gratin dauphinois. Parce que j’adore ça et on l’a mangé tous les deux.
Dehors alors que la lune est de moitié on a pu voir les étoiles, je ne les avais pas vues ainsi depuis des années. Qui a dit que la nuit était sombre ? C’est faux. J’ai parlé d’Adams lui de ses sœurs. Ma voix usée ne le dérangeait visiblement pas. Clément m’aurait demandé de me taire. Ça fait du bien finalement. C’était une soirée agréable.
J-9 Il fait beau, Hannybal n’est pas très actif. J’ai ouvert deux écrans sur mon bureau, celui du bureau parce qu’on piétine un peu en attendant des nouvelles directives, et mon petit raton laveur de l’autre. J’ai fini cinq niveaux complets aujourd’hui. La forêt tropicale est le plus dur dans mon projet, que se soit les défis et les designs à faire. Je saute donc d’un développement à l’autre. De temps à autre, j’envoie une capture à mon fils pour lui demander son avis sur certaines couleurs ou pour simplement avoir le plaisir de lui parler par message. Il répond perdu dans un devoir d’anglais. On s’échange aussi ses textes de motivation. Je ne suis pas la meilleure en texte.
— Omar ?
Sortant la tête de ma chambre je l’appelle, vérifiant avant coup que mon lit et fait et que zéro petite culotte ne traîne on ne sait où.
Il est dans le salon à travailler aujourd’hui.
— Gabrielle ? Il y a un problème ?
— Non, non. Je voudrais avoir ton avis sur quelques textes.
Il se redresse, curieux tout en refermant sa pochette de dossier. J’espère que je ne l’ai pas dérangé.
— Des textes de quel style ?
— C’est pour Adams. Il doit finir sa liste de vœux et je ne sais pas si ce qu’il a écrit est bien pour le site. Comme on ne sait pas s’ils vont rencontrer leur école, on n’a pas trop le droit à l’erreur.
— Je comprends. J’arrive.
Je referme la porte. Un message du boulot tinte, j’ouvre encore deux pages de logiciel ce qui fait surchauffer mon ordi portable qui n’y est pas habitué, loin de mon ordinateur de bureau avec tour et disque dur par projet. Mes clefs USB sont pleines depuis hier.
Je me dépêche de renvoyer une texture de pierre à un collège le temps qu’Omar monte.
Il toque avant d’entrer, c’est galant, je l’invite. Il ne prend pas ma place et ne touche pas au clavier me laissant maître de la situation, je suis un peu surprise, mais j’aime bien sa manière de faire. Habituellement, on me déloge de là où je suis pour me montrer combien je le fais moins bien. C’est une discussion à trois par claviers interposés et argumentaires de texte qui s’en suit.
Je suis soulagé quand on finit parce que les phrases de politesses et les mots alambiqués pour rester polis et ne pas dépasser la limite de caractère commencent à se perdre pour moi. Pendant ce temps mon ordinateur n’a pas arrêté de sonner c’est pourtant la pause de midi. Je suis gênée à chaque fois et pourtant Omar ne fait aucune remarque.
Avant de partir, il dit quand même :
— Rassure-moi, tu n’allais pas répondre à tout ça avant d’aller manger ?
— Et bien… C’est-à-dire que…
— Dis non.
Je deviens pivoine. Comment écrire ça sur les messages de groupe ? Une nouvelle notification tinte.
Il soupire, revient sur ses pas et claque mon écran de portable sur le clavier un peu brutalement. Je ne sais pas trop pourquoi il est agacé, mais je me vois mal me remettre à mon poste.
— De toute façon, le repas est déjà prêt, j’ai ressorti le gratin d’hier.
Il est bourru et un peu brusque, mais je comprends le message. Quand il plaide, il est aussi abrupt ? Sans doute pas.
Je trouve que tous les jours se ressemblent.
— En quoi consiste ton travail en ce moment ?
Sa question est sérieuse alors je lui réponds avec le même sérieux en nous servant :
— À la base c’est de modéliser des objets 3D qui ont une ou deux fonctions animées selon comment on clique dessus.
— Et en ce moment tu fais quoi ?
— Un peu de tout.
— C’est dans ton contrat ?
Je pince les lèvres, on va encore m’expliquer que je n’ai qu’à faire que mon boulot et rien de plus. Ca m’irrite et c’est plus sèche que je réponds :
— Le développement du jeu a pris du retard. Si moi je ne dépanne pas les collègues qui va le faire ? Si chacun faisait sa part ce serait plus simple on est d’accord, mais ce n’est pas une raison pour laisser chacun dans sa merde !
J’ai haussé le ton-là ?
Il lève un sourcil surpris sa fourchette arrêtée à mi-hauteur.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas être agressive.
C’est parti tout seule. Je me froisse presque jamais avec personne sauf si ça concerne Adams.
— Aucun problème. Est-ce que tu te rends compte Gabrielle, que c’est notre première dispute en presque deux semaines ?
Je suis un peu pris de court. Il n’est pas vexé ? D’accord… Ça lui convient que je râle ? Je mange en silence sans trop savoir quoi ajouter. Lui finit par reprendre posément :
— Tu as le droit de prendre ta place, tu sais. Moi ça me va si tu jures, ou même si tu fais un caprice de temps en temps. On va vivre ensemble pendant un moment. Comment je fais moi pour éviter de t’étouffer si tu ne dis rien ?
Je me fixe, passe du rouge au blanc, j’ai un peu froid non ? Personne, personne ne m’avait dit ça avant. Je suis censé réagir comment ? Dire quoi ? Faire quoi ? Est-ce que ce qu’il dit est vrai ?
Prise de panique, je me lève précipitamment et je prends la fuite. Le laissant ainsi tout seul, hébétait à table. La salle de bain est la plus proche. Je m’y enferme. Je regarde la machine à laver assise sur le tabouret du lavabo. Le problème que j’ai avec mes vêtements c’est que j’en aie pris que pour un week-end et deux jours. Depuis, ils tournent tous fréquemment, mais ne sèchent pas toujours aussi vite que je le voudrais.
De toute façon, je n’ai plus à me prendre la tête, l’heure de pause est finie.
Comme j’ai pris beaucoup de retard avec toutes ces bêtises, ça me prend le reste de l’après-midi pour tout finir. Un caprice, hein… Il faudrait déjà que je veuille quelque chose. Je bricole quelques petits items sur mon jeu perso, histoire de ne pas descendre trop tôt.
— Gabrielle, le président fait une intervention !!
Omar crie depuis le salon tout en allumant la télé. Je dévale les marches. Vu la situation actuelle, il vaut mieux écouter ce qui va être dit. En vérité, j’aurais pu le regarder sur mon poste là-haut, mais je n’y ai pensé qu’en m’essayant dans mon fauteuil dédier depuis notre confinement commun.
Pendant son discours, notre chef d’État parle de Mulhouse. Finalement, il n’y a rien de nouveau sur les mesures prises ou sur le confinement. Il y a une histoire de revalorisation des hôpitaux. On laisse circuler les infos pour voir la suite, mais ça tourne en boucle sur des événements déjà connus. Il paraît que maintenant, il y a de la contrebande de masques. Le nombre de morts ne fait que monter. Certains dirigeants de pays sont peut-être touchés par le virus. Les gens se mettent à faire des choses impressionnantes pour survivre à l’enfermement et au contact limité. Les quartiers de Paris sont fermés entre eux, Adams me l’a dit et chacun reste chez soi, même si certains voisins font les courses pour d’autres. Depuis que plus personne ne sort, la nature ne s’est jamais sentie aussi bien. À Venise, ils ont pu voir les fonds marins, quelques poissons et même des dauphins. À Paris, une cantatrice a donné un concert sur son balcon. Ces petits évènements survenus au fil des jours me donnent bon espoir que les gens continue à s’entraider et surtout à partager. Malgré les morts et l’ambiance générale d’épidémie mondiale.