Les couloirs du commissariat semblaient plus longs que d’ordinaire. Les néons bourdonnaient, un bruit lancinant qui s’infiltrait dans son crâne, presque hypnotique.
Chaque pas résonnait trop fort.
Les murs lui paraissaient plus proches. Étaient-ils toujours aussi étroits ?
Il secoua la tête pour chasser cette pensée et se concentra.
L’atmosphère était chargée d’une moiteur oppressante, la ville elle-même hésitait à le laisser partir. Il inspira profondément, mais son souffle ne parvint pas à chasser cette impression de flottement.
Sans un mot, il suivit David jusqu’à la voiture. Ses mouvements étaient mécaniques, presque détachés. Il s’installa côté passager et claqua la portière.
David démarra. La voiture s’ébranla dans un ronronnement feutré, glissant sur l’asphalte mouillé. Les rues défilaient. Chaque intersection renforçait l’impression d’un cycle sans fin, comme s’ils tournaient en boucle dans une ville altérée.
Ils n’échangèrent pas un mot.
Quand ils arrivèrent, Renard était déjà assis derrière son bureau, ses mains jointes avec une tranquillité feinte.
Il releva lentement la tête et leur adressa un sourire poli, presque chaleureux.
Mais ses yeux…
Ses yeux restaient froids.
Insondables.
Dépourvus de la moindre sincérité.
— Vous êtes pile à l’heure, dit-il d’un ton neutre.
Un frisson glissa le long de l’échine d’Étienne.
Il échangea un regard avec David.
Pile à l’heure ?
Il n’avait jamais pris ce rendez-vous.
Jamais.
Comment pouvait-il être “pile à l’heure” pour un rendez-vous dont il ignorait l’existence ?
David, lui, ne sembla pas surpris. Pas un tressaillement, pas un froncement de sourcils. Il savait.
— On ne va pas tourner autour du pot, lança David d’une voix posée, détendue, comme s’il récitait une réplique déjà connue d’avance. Étienne commence à se perdre.
Les mots transpercèrent son crâne comme une aiguille chauffée à blanc.
L’espace d’un instant, son souffle se suspendit.
Son pouls battait à sa tempe, chaotique.
— Pardon ?
David croisa les bras, son expression inchangée. Il ne le regardait pas avec colère, ni même avec exaspération.
Non.
C’était pire.
Il le regardait comme un médecin observerait un patient en pleine crise délirante.
— Tu oublies des choses, poursuivit David, implacable, le ton aussi neutre qu’un diagnostic clinique. Tu inventes des détails. Tu reviens encore et encore sur les mêmes événements, tu essayais de te convaincre qu’ils avaient eu lieu.
Le sol tangua sous ses pieds.
— C’est faux, souffla-t-il.
Il ne reconnaissait pas sa propre voix.
Elle était trop rauque.
Trop brisée.
Renard n’avait pas bougé. Il observait la scène avec un calme absolu, son regard pesant, évaluant chaque réaction comme un prédateur étudiant sa proie.
Puis il croisa les doigts devant lui et, d’une voix égale, il lâcha :
— Vous avez des trous noirs, inspecteur.
Chaque mot tomba comme un glas.
— Des morceaux de mémoire qui disparaissent ou se réarrangent. Ce n’est pas anodin.
Étienne sentit une pression invisible s’abattre sur lui, écrasant ses poumons, comprimant son souffle.
Impossible.
Ça ne pouvait pas être vrai.
Il secoua la tête, cherchant un appui, quelque chose qui lui prouverait qu’il n’était pas en train de perdre pied.
— Je… je me souviens des meurtres, balbutia-t-il.
Il s’accrocha à cette phrase comme à une bouée en pleine tempête.
— Je me souviens de tout.
Il s’entendait parler, mais il n’était plus sûr de rien.
Renard haussa légèrement un sourcil.
— Alors, dites-moi, Étienne…
Il marqua une pause, laissant le silence s’étirer comme une corde prête à rompre.
Puis il planta son regard droit dans le sien.
— Depuis combien de temps vous travaillez sur cette affaire ?
La question explosa dans sa tête.
Un choc.
Un vertige.
Comme une grenade dégoupillée qui venait d’exploser en plein cœur de son cerveau.
Depuis quand ?
Son souffle s’accéléra.
Il ouvrit la bouche.
Aucun son n’en sortit.
Il chercha la réponse dans son esprit.
Il chercha.
Mais rien ne venait.
Rien.
Le vide.
Un gouffre noir, béant, aspirait ses pensées une à une, les effaçant dans un flou irréel.
David posa une main sur son épaule. Un contact en apparence léger, mais terriblement oppressant.
— Étienne… et si tu avais tout imaginé ?
La phrase résonna dans la pièce comme une détonation.
Le silence s’étira. Long. Compact. Étouffant.
Il sentit son souffle s’accélérer, son diaphragme se contracter sous une pression invisible. Il voulut protester, il voulut parler, mais les mots refusaient de venir.
Un vide vertigineux s’était creusé dans son esprit.
Depuis combien de temps enquêtait-il sur cette affaire ?
Il tenta de se souvenir.
Un flash.
Une scène de crime.
Le sang sur le tapis.
Un bureau en acajou…
Attends…
Un bureau ?
Ses sourcils se froncèrent légèrement. Son regard se troubla.
De quel bureau parlait-il ?
Un vertige lui retourna l’estomac.
Il cligna des yeux, une fois, deux fois, son champ de vision vacilla.
Les murs autour de lui avaient changé.
Ce n’était plus la même pièce.
Derrière un bureau, un homme l’observait, le menton légèrement incliné comme s’il attendait une réaction prévisible.
Un regard calme.
Calculé.
Renard.
— Étienne, dit une voix posée, tranchante, d’une douceur trop étudiée. Vous êtes avec nous ?
Il tourna la tête trop vite, son cou se tendit sous la crispation soudaine de ses muscles.
David était toujours là.
Mais…
Son regard descendit lentement sur lui.
Il ne portait plus son holster.
Son badge non plus.
Un courant glacé lui traversa le dos, éteignant toute chaleur résiduelle dans ses veines.
Depuis quand David ne portait-il plus son arme ?
Il ouvrit la bouche, aucun son ne sortit. Sa gorge était sèche.
— Pourquoi tu poses autant de questions, Étienne ?
David avait avancé.
Lentement.
Trop lentement.
Son ton n’était pas une menace… pas ouvertement.
— On a tous un rôle à jouer.
Un pas.
Ses chaussures résonnèrent trop fort sur le parquet.
— Le tien, c’est de suivre les indices, continua-t-il, non de les créer.
Les créer ?
Ce n’était pas…
Ce n’était pas ainsi que les choses fonctionnaient.
David ne parlait pas comme un flic.
Il s’exprimait comme s’il connaissait déjà la fin de l’histoire.
Un silence écrasant tomba sur la pièce.
Douloureux.
Implosif.
Une pression lui écrasa les tempes.
Sa respiration se fit plus courte.
Il voulait réagir.
Protester.
S’accrocher à quelque chose de tangible.
Mais…
Il n’y avait rien.
Rien à quoi se raccrocher.
Juste David, toujours là.
Ancré dans cette réalité qu’il lui imposait.
Juste Renard.
Assis, parfaitement immobile, calme, ses mains croisées sur son bureau.
Ses yeux étaient froids.
Glaciaux.
Ils ne cherchaient pas à convaincre.
Ils attendaient.
Étienne déglutit avec peine. Son regard dériva lentement vers la table, cherchant désespérément un point d’ancrage.
Puis…
Il le vit.
Là, sous ses yeux.
Un dossier.
Son propre dossier.
Avec son nom inscrit dessus.
Il cligna des yeux.
Ses doigts s’avancèrent, hésitants.
Son cœur battait à un rythme trop rapide, trop irrégulier.
Il tendit la main.
Ses doigts tremblants s’approchèrent du papier.
Il sentit presque la texture du carton sous sa peau.
Il le toucha.
Puis…
Rien.
Ses doigts se refermèrent sur le vide.
Le dossier avait disparu.
Il releva lentement les yeux.
D’abord vers David.
Puis vers Renard.
Leurs expressions n’avaient pas changé.
Comme si rien ne s’était passé.
Comme si le dossier n’avait jamais existé.
Comme si tout ça était… normal.
Le sol tangua sous ses pieds.
Un bourdonnement sourd envahit ses oreilles, lourd, pénétrant.
Ses pensées devinrent floues, dissociées.
Une migraine vrilla son crâne.
Il ne comprenait plus rien.
— Tu devrais vraiment arrêter de poser des questions, Étienne.
David esquissa un sourire.
Ni hostile.
Ni explicite.
Juste tranquille.
Tout était déjà écrit.
La partie était finie avant même qu’il n’ait eu le temps de comprendre qu’il jouait.
Étienne recula d’un pas.
Puis de deux.
L’air était glacial.
Le silence trop dense.
Un éclair de lucidité. Fugace. Insaisissable.
Et si… ?
Sa gorge se noua.
Ses mains tremblaient toujours.
Il ne savait plus quoi croire.
Il ne savait plus si la vérité avait jamais existé.
L’air était devenu irrespirable.
Les murs semblaient se refermer sur lui, le bureau de Renard rétrécissant à chaque battement de son cœur.
Étienne lutta pour rester dans la réalité. Il avait vu ce dossier. Il en était sûr.
Mais il avait disparu.
Un rire bref, incontrôlé, lui échappa.
— Où est le dossier ?
Renard arqua un sourcil, l’air placide.
— Quel dossier ?
Son souffle se coupa. Il se tourna vers David, cherchant un repère, une vérité.
Mais David… souriait.
Un sourire lent, presque amusé.
— T’es sûr qu’il y avait un dossier, Étienne ?
Le ton était léger. Trop léger.
Il secoua la tête, tentant d’évacuer le brouillard qui s’insinuait dans son esprit.
Il devait sortir d’ici.
Il se leva d’un bond, mais David posa une main ferme sur son épaule.
— Assieds-toi.
L’ordre était murmuré, presque doux. Mais il contenait une force implacable.
Le sang d’Étienne se glaça.
Il soutint le regard de David, y cherchant… quoi ? Un indice ? Une faille ?
Il ne trouva rien.
Juste ce regard froid. Calculateur.
— Pourquoi tu poses autant de questions, Étienne ?
Sa gorge se noua.
— Parce que… quelque chose ne va pas.
David inclina légèrement la tête.
— Et si… ce “quelque chose” venait de toi ?
— Arrête ça, David. Je ne suis pas fou.
David esquissa un sourire.
— Je sais.
Le ton était presque compatissant.
— Mais peut-être que c’est exactement ce qu’ils veulent que tu crois.
Étienne sentit son souffle s’accélérer.
— Ils ?
David ne répondit pas immédiatement. Il se contenta d’appuyer légèrement sur son épaule.
— Détends-toi.
Étienne sursauta, repoussant violemment sa main. Il recula, heurtant le bureau.
— Dis-moi ce qui se passe !
David l’observa un instant, puis soupira.
— Tu veux savoir ?
Il ouvrit un tiroir, en sortit un dossier.
Le même dossier qu’Étienne venait de voir disparaître.
Il le fit glisser sur le bureau.
— Regarde par toi-même.
Ses mains tremblaient lorsqu’il ouvrit la chemise cartonnée.
Son propre nom était inscrit en haut du premier document.
Un rapport médical.
« Pathologies dissociatives avérées. »
« Altération de la perception du réel. »
« Épisodes hallucinatoires récurrents. »
Son cœur manqua un battement.
Il tourna la page.
Une photo. La sienne.
Une date.
Deux ans plus tôt.
— C’est quoi, cette merde ?!
Sa voix était plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
David s’accouda au bureau, joignant les mains.
— C’est ta vie, Étienne.
Le sol sembla se dérober sous lui.
— C’est faux.
David le fixa, imperturbable.
— Alors prouve-le.
Il referma brutalement le dossier et le jeta sur le bureau.
Il devait sortir d’ici.
Il devait se souvenir.
Mais… et si ce dossier disait la vérité ?
Un vertige l’assaillit.
David se leva lentement.
— Arrête de chercher des réponses, Étienne.
Son ton était bas, presque un murmure.
— Accepte-les.
Étienne fit un pas en arrière.
— Va te faire foutre.
Il se retourna et quitta la pièce en trombe.
Le couloir lui parut trop long.
L’éclairage trop blanc. Trop parfait.
Son souffle s’emballa.
Il avançait sans but.
Il ne savait plus si c’était lui qui contrôlait quoi que ce soit.
Mais une chose était sûre.
Il devait fuir. Avant qu’il ne soit trop tard.