Etienne avançait à grandes enjambées, les poings serrés, le regard fixé droit devant lui.
Il marchait sans destination, sans savoir où il allait.
Il n’avait qu’un but : s’éloigner.
Sortir d’ici.
Maintenant.
Sa respiration était lourde, son souffle court, presque sifflant dans l’air trop calme de la nuit. Ses tempes pulsaient sous la pression d’une tension sourde qui refusait de disparaître.
Ses pensées s’entrechoquaient en vrillant son esprit.
David savait des choses. Renard mentait. Un piège immense se refermait sur lui.
Pourquoi lui ?
Qui tirait les ficelles ?
Chaque pas résonnait dans un silence anormal, presque artificiel.
Il aurait pu prendre la voiture, fuir plus vite, disparaître loin de cette ville et de ces visages qu’il ne comprenait plus. Mais il n’en avait pas eu le courage.
Ou peut-être avait-il su, au fond, que ça ne servirait à rien ?
Il n’était pas encore prêt à s’avouer cette idée.
Alors il marchait.
S’éloigner. Discret. Invisible. Devenir une silhouette parmi tant d’autres, un simple passant noyé dans l’indifférence de la nuit.
Le col de son manteau relevé, il pressa le pas.
La ville semblait à l’arrêt.
Une impression étrange, tenace, elle retenait son souffle.
Il passa devant un kiosque à journaux. Une bourrasque souleva une page déchirée, la plaquant brièvement contre sa jambe.
Son regard fut attiré par un titre en gras.
Disparition inexpliquée : le mystère de la rue Lambert.
Son cœur fit un bond.
Il recula d’un pas, le regard rivé sur les lettres imprimées. Coïncidence ?
Ses doigts tremblèrent légèrement lorsqu’il repoussa la feuille, comme si un contact trop direct aurait pu lui transmettre une vérité qu’il n’était pas prêt à affronter.
Il détourna les yeux et accéléra le pas.
Il bifurqua dans une avenue plus large.
Il allait quitter la ville.
À pied s’il le fallait.
Ne plus se retourner.
Ne plus penser.
Juste avancer.
Puis… il remarqua.
Une anomalie.
Il l’ignorait. Pas immédiatement.
C’était une sensation, un frisson diffus qui s’infiltrait sous sa peau, serpentant entre ses muscles tendus.
Il ralentit.
Tendit l’oreille.
Et réalisa.
Il n’y avait plus de bruit.
La ville… s’était tue.
Le bourdonnement des klaxons, des moteurs au loin, des pas pressés sur les trottoirs.
Disparus.
Plus de conversations étouffées derrière les fenêtres.
Plus de souffles de vent dans les branches des arbres.
Un vide sonore total.
Oppressant.
Le monde entier était à l’arrêt.
Il accéléra le pas.
Puis, incapable de contenir l’angoisse grandissante qui lui broyait les tripes, il courut.
Ses pas frappaient le sol avec force, une cadence rapide, irrégulière, affolée.
Il courait, le souffle saccadé.
Mais le silence… ne changeait pas.
L’illusion commençait à se fissurer.
Soudain, il vit le panneau.
Il eut à peine le temps de le capter du coin de l’œil, de lire l’inscription qui y était peinte en lettres noires.
Son cerveau refusa d’accepter l’information.
Ses jambes s’arrêtèrent net.
Rue Lambert.
Non.
Impossible.
Sa poitrine se contracta.
Une chape de plomb s’abattit sur lui.
Ses mains tremblaient légèrement alors qu’il levait les yeux.
Son souffle était erratique, étranglé par une angoisse brutale.
Il releva les yeux.
Rue Lambert.
Non…
Impossible.
Son cerveau se heurta à l’évidence.
Il était déjà passé ici.
Il en était sûr.
Il connaissait cette rue. Il connaissait chaque détail.
Il venait de marcher tout droit.
Alors pourquoi ?
Pourquoi était-il revenu au point de départ ?
Son corps se raidit.
Son cœur cogna plus fort contre sa cage thoracique.
Sa respiration devint plus difficile.
Quelque chose n’allait pas.
Il pivota sur lui-même, son regard cherchant frénétiquement un point d’ancrage, un repère, une preuve tangible qu’il n’hallucinait pas.
Ses yeux glissèrent sur le décor qui l’entourait.
Le même kiosque à journaux.
Toujours là, identique, figé dans l’ombre sous le réverbère grésillant.
La même vieille publicité arrachée sur le mur d’en face.
Toujours cette affiche à moitié déchirée, un reste de couleurs fanées qui criaient leur usure sous la lumière blafarde.
Ce n’était pas possible.
Il recula d’un pas.
Puis un autre.
Ses muscles se tendirent, sa mâchoire se crispa.
Il refusait d’y croire.
Non.
Non.
Ce n’était pas réel.
C’était une illusion.
Une erreur de perception.
Il devait s’éloigner de cette rue.
Il devait prouver à son propre cerveau qu’il ne délirait pas.
Que cette boucle n’existait pas.
Il tourna sur lui-même, fuir, fuir, fuir, et rebrousser chemin aussi vite que possible.
Son pas se fit plus rapide.
Puis plus rapide encore.
Il accéléra.
Ses chaussures frappaient le pavé humide dans un rythme oppressant, un battement régulier qui semblait compter les secondes de sa propre folie.
Sortir d’ici.
Il bifurqua brusquement à gauche.
Puis de nouveau.
Prendre une ruelle.
Puis une autre.
Éviter les avenues trop larges.
Modifier son itinéraire de façon imprévisible.
Ne pas suivre un plan.
Ne pas laisser d’opportunité à ce cauchemar de se répéter.
Il accéléra.
Encore.
Encore.
Ses jambes brûlaient, mais il refusa de ralentir.
Il ne le voulait pas.
Quinze minutes plus tard.
Il tourna un coin de rue.
Puis il le vit.
Le panneau.
Identique.
Immobile.
Inébranlable.
Comme s’il n’avait jamais quitté cet endroit.
Son estomac se retourna violemment.
Un frisson glacé coula le long de sa nuque.
Il tituba d’un pas.
Puis un autre.
Sa gorge se serra jusqu’à lui couper presque l’air.
Il leva les yeux, ses pupilles dilatées de terreur.
Le kiosque à journaux.
La publicité arrachée.
Chaque détail.
Exactement à la même place.
Aucune erreur.
Aucune différence.
Quelqu’un tirait les fils du décor.
Un vertige violent le prit.
Il chancela.
Son souffle se coupa.
Puis il reprit, haché, erratique, l’oxygène était devenu trop lourd pour être avalé.
— C’est pas réel…
Il le murmura d’abord.
Puis plus fort.
Comme une incantation désespérée, une tentative pathétique de se rassurer.
Ses jambes tremblaient.
Les battements de son cœur étaient irréguliers, brutaux, une alarme interne qu’il ne pouvait plus ignorer.
Son corps lui criait de fuir.
Mais fuir où ?
Sa vision se brouilla.
Un vertige le prit, et il dut s’agripper au lampadaire le plus proche pour ne pas s’effondrer.
Respirer.
Il devait respirer.
Il chercha une goulée d’air, en vain.
Puis une autre.
Mais…
Quelque chose n’allait toujours pas.
L’oxygène semblait vicié.
Epais.
Une sensation d’étouffement se répandit dans ses poumons.
Il ferma les yeux une fraction de seconde, trop longtemps.
Car lorsqu’il les rouvrit…
Tout semblait flou.
Et c’est alors qu’il l’entendit.
Un murmure.
Non.
Pas un murmure.
Un bourdonnement.
Une fréquence inaudible qui vibra au creux de son crâne, une résonance étrangère qui ne ressemblait à aucun son humain.
Il sentit ses os trembler sous sa peau.
Un son qu’il n’aurait jamais dû entendre.
Un son qui n’existait pas.
Mais qui était pourtant là.
À l’intérieur de lui.
Il suffoquait.
Fuir.
Il devait fuir.
Loin.
N’importe où.
Il s’engouffra dans une nouvelle rue, ses jambes tremblantes mais obéissant encore.
Les ombres s’étiraient bizarrement autour de lui.
Elles n’avaient plus la même logique.
Les façades des immeubles se tordaient légèrement, la ville elle-même commençait à vaciller.
Il coupa à travers une petite place.
Puis s’engouffra dans une ruelle plus sombre.
Plus étroite.
Plus oppressante.
Là encore.
Rue Lambert.
Le choc fut immédiat.
Un électrochoc silencieux qui s’enroula autour de sa colonne vertébrale, bloquant son corps dans une raideur absolue.
Son souffle s’arrêta.
Ses muscles se contractèrent, prêts à exploser sous l’adrénaline.
Mais il ne bougea pas.
Impossible.
Quelqu’un joue avec moi.
Une pensée brutale. Une certitude.
Ses tripes se tordirent sous l’impact de cette révélation insidieuse.
Il releva lentement la tête.
Et il la vit.
La caméra.
Accrochée à un lampadaire tordu, elle pivota dans un bruit mécanique grinçant.
Elle bougea.
Elle se tourna vers lui.
Elle le regardait.
Étienne sentit une vague de glace déferler dans ses veines.
Quelqu’un…
L’observait.
Il ne savait pas où.
Il ne savait pas comment.
Mais il le sentait.
Son instinct criait de fuir.
Fuir, fuir.
Mais ses jambes refusaient de bouger.
Elles étaient comme ancrées au sol, clouées dans un béton invisible, un piège qui enserrait ses chevilles avec une force surnaturelle.
Son cœur battait à une vitesse insensée.
Sa respiration était devenue trop courte, étranglée par une peur qu’il ne comprenait pas encore.
Il fit un pas en arrière.
Un autre.
S’éloigner.
Sortir de cet endroit.
Puis, à sa gauche…
Un claquement brutal.
Un battant de porte qui s’ouvre violemment.
Il sursauta.
Le café.
La porte venait de s’ouvrir d’elle-même, projetée par une force invisible.
Un homme en sortit.
Il passa devant lui.
Il ne tourna même pas la tête.
Aucun regard.
Aucune réaction.
Son visage était…
Vide.
Pas une expression.
Pas un seul tressaillement de paupière.
Un corps qui avançait, mécanique, sans but réel, un figurant dans un décor défectueux.
Étienne frissonna.
Son instinct lui hurlait, tout était fondamentalement faux.
Puis, derrière lui…
Une voix.
Calme.
Lente.
Trop proche.
— Vous avez oublié quelque chose.
Un froid absolu se répandit dans son dos.
Son souffle se bloqua instantanément.
Non.
Non.
Il se retourna brusquement.
Son regard tomba sur un homme.
Il était là.
Juste là.
Debout, au beau milieu du trottoir.
Immobile.
Silhouette élancée, vêtue d’un trench beige trop long, sa présence était irréelle.
Il semblait hors du temps.
Hors du monde.
Comme s’il n’appartenait pas au décor.
Étienne déglutit avec difficulté.
Son corps lui criait de fuir.
Mais ses jambes restaient clouées au sol.
Un détail lui sauta aux yeux.
Son visage.
Il était…
Flou.
Une tache mouvante.
Une zone troublée, impossible à fixer.
Un espace sans traits.
Une anomalie vivante.
L’angoisse explosa dans ses veines.
Puis, un souvenir remonta.
Furtif. Dérangeant.
Ce trench…
Cette silhouette…
Son estomac se contracta.
Il connaissait cet homme.
Ou du moins, il croyait le connaître.
Le témoin du troisième meurtre.
C’était impossible.
Ce type avait disparu après son témoignage.
Un nom, une déposition brève, sans détails concrets.
Un visage qu’il n’avait jamais vraiment retenu.
Mais c’était lui.
Ce devait être lui.
Sauf que… son visage n’existait pas.
Étienne sentit un frisson glacial se répandre dans ses membres.
Son esprit refusait de faire le lien.
Son regard, lui, s’accrochait à cette aberration.
À cette chose.
L’homme fit un pas en avant.
— Qui êtes-vous ? murmura Étienne, sa voix rauque, étranglée.
L’homme… sourit.
Un sourire bien trop large.
Trop net pour son visage flou.
Un paradoxe absolu.
Un bug dans la réalité.
Étienne sentit une sueur glacée lui coller le dos.
L’homme inclina légèrement la tête.
Un mouvement fluide.
Trop fluide.
Comme un geste répété mille fois.
— Vous le savez déjà, Étienne.
Un choc électrique lui traversa le corps.
Son estomac se contracta brutalement.
Son crâne tambourinait sous une pression croissante.
— Je ne…
Sa voix trembla.
— Je ne vous connais pas.
L’homme ne broncha pas.
Il le regardait.
Fixement.
Ce n’était pas un regard humain.
C’était…
Autre chose.
Puis il parla.
— Alors pourquoi rêvez-vous de moi ?
Un frisson glacial parcourut chaque fibre de son corps.
Un vertige le prit d’un seul coup.
Il vacilla.
Son cœur tambourinait dans une panique sourde.
— Quoi… ?
Il voulut reculer encore.
Mais derrière lui…
Le monde avait changé.
Les immeubles n’étaient plus les mêmes.
Les lampadaires avaient bougé.
Les façades étaient différentes.
Comme si quelqu’un avait effacé une partie du décor et l’avait redessiné maladroitement.
Comme si la réalité elle-même avait glissé.
Il se remodelait.
Subtilement.
Insidieusement.
Un bug dans une simulation.
Un décor de théâtre qu’on repositionne.
Ses tripes se retournèrent.
Il cligna des yeux.
Non.
Non, non, non.
L’homme au trench beige fit un pas vers lui.
Un mouvement fluide.
Presque hypnotique.
Puis, dans un murmure glacé :
— On se revoit bientôt.
Et…
Il disparut.
Littéralement.
Une fraction de seconde plus tôt, il était là.
La suivante…
il s’était volatilisé.
Il n’y avait plus rien.
Pas de trace.
Pas d’ombre.
Juste un silence écrasant.
Un silence qui explosa dans la rue.
Étienne recula précipitamment.
Ses doigts tremblaient autour du col de son manteau.
Il chercha son arme par réflexe.
Mais…
Son holster n’était plus là.
Son souffle se bloqua encore.
Ses mains parcoururent sa taille.
Mais rien.
Pas d’arme.
Pas d’étui.
Comme si ça n’avait jamais existé.
Il ouvrit la bouche… Rien.
Il était piégé.
La ville… était en train de changer.
Le sol semblait vibrer légèrement sous ses pieds.
Les ombres bougeaient trop lentement.
Comme en décalage.
L’air semblait plus lourd.
Il ne pouvait pas rester.
Il devait fuir.
Maintenant.