Assis autour de la table, un verre de bière à la main, les quatre voyageurs dévisageaient Rorhy qui buvait au goulot sa bouteille d’hydromel du dragon. Cet alcool était plus corsé que l’hydromel divin. Certains comparaient son goût à des flammes liquides.
Rorhy reposa la bouteille essuya sa bouche du revers de la main.
— Laissez-moi deviner. Vous voulez que je vous indique l’emplacement d’Atlantis ?
— Non, on veut que tu nous montres, le corrigea Tila.
Il arqua un sourcil, étonné par cette réponse. Les gens devaient plutôt chercher à lui extorquer les informations que de le laisser seul détenteur de ce savoir. Alizéha esquissa un sourire, fière de sa guide.
Rorhy plissa les yeux, suspicieux.
— Vous ne comptez pas me proposer une somme d’argent exorbitante en échange des coordonnées ?
— On se fiche de ça, s’agaça Novaly. On ne veut pas visiter Atlantis toutes les semaines ni l’exploiter. On veut juste y aller, discuter avec les sirènes et partir pour ne plus jamais y mettre les pieds.
Rorhy les scruta intensément. Alizéha avait l’impression que ses yeux les transperçaient un par un. L’ivrogne s’affala sur la table, la tête posée contre sa paume. Une lueur de curiosité éclairait désormais ces prunelles glaciales.
— Vraiment ? Et que voulez-vous demander aux sirènes ?
Le groupe pivota la tête vers Alizéha. Elle se renfrogna. La subtilité n’était pas leur point fort. D’un coup d’œil, elle vérifia qu’aucune oreille indiscrète prêtait attention à leur conversation, ce qui était le cas. Tout le monde était occupé à se saouler et à jouer aux cartes pour s’attarder sur le groupe isolé dans l’ombre de la taverne en effervescence. Alizéha hésita à mentir, préférant impliquer le moins de personne possible dans sa quête, mais le coup de pied de Tila sous la table l’en dissuada.
— On cherche la flûte d’Esperanza, répondit-elle sobrement.
Rorhy siffla et s’adossa contre le dossier de sa chaise, les bras croisés. Alizéha refoula l’envie d’enfonça la bouteille dans sa gorge pour effacer cet air railleur sur son visage.
— Tu dois être sacrément désespérée pour vouloir obtenir un tel objet. Si je te demande pourquoi, tu me répondrais ?
— Seulement si tu me dis ce qui t’a poussé à trouver Atlantis.
Il gratta sa mâchoire carrée, qu’une barbe naissante habillait, l’air de considérer la proposition. Comme elle s’en doutait, il renonça.
— Je vais m’arrêter là pour l’interrogatoire. Vous êtes marrants, je vous aime bien. Mais pour quelle raison devrais-je vous y conduire ? Ça ne m’apportera rien.
— On te paiera, bien sûr, lui assura Evan.
— L’argent n’est pas ce qu’il recherche, devina Tila. Ce qu’il veut, c’est le moyen d’entrer à Atlantis. C’est pour ça que tu es aussi sélectif et que tu envoies balader tous les démarcheurs, n’est-ce pas ? Tu cherches la personne qui te permettra de rencontrer les sirènes.
Rorhy se raidit. Sa main étrangla le goulot de la bouteille. Son attitude défensive était éloquente. Ses yeux plissés fixaient le visage de Tila dissimulé derrière le voile comme s’il cherchait à lire ses intentions.
— C’est exact, confessa-t-il. Je ne connais que l’emplacement d’Atlantis. Et alors ? Tu penses être cette personne ?
— Précisément.
Elle approcha sa main de son voile. En sentant le regard réprobateur d’Alizéha et Novaly sur elle, elle argua :
— Il faut bien le convaincre.
Elle souleva le voile, juste assez pour que Rorhy découvre la couleur de son œil droit. L’ivrogne écarquilla les yeux avant de s’esclaffer en frappant sa main contre la table.
— Si je m’attendais à ça ! Une guide, rien que ça. Moi qui commençais à perdre espoir, j’ai bien fait d’attendre.
Alizéha et Novaly auraient assommé l’ivrogne avec la table si cela n’aurait pas attiré l’attention sur eux. Qu’il le cri encore plus fort pour que tout le monde le sache ! Heureusement que le brouhaha des conversations avait noyé ses paroles.
Tila rabaissa son voile.
— Despina fait bien les choses.
Les prunelles de Rorhy brillaient comme si un trésor inestimable se trouvait devant lui.
— Ton intuition est-elle vraiment fiable ?
— Fiable, oui, mais difficile à maîtriser. Cependant, je suis certaine qu’on est ta solution, tout comme tu es la nôtre.
Rorhy prit un instant pour réfléchir en buvant une gorgée d’hydromel du dragon, puis claqua la bouteille sur la table.
— D’accord, j’accepte de vous y emmener. En revanche, guide ou pas, ce n’est pas gratuit. Rassurez-vous, la somme que la semi-mortelle a récupérée ce soir devrait amplement suffire.
Evan et Novaly protestèrent en cœur contre ce « rustre opportuniste » qui voulait le beurre et l’argent du beurre. Alizéha imagina sans mal le mécontentement de Tila sous son voile, frustrée de déjà devoir se séparer de son argent. À ce rythme, elle allait croire à la malédiction de Lize-la-faucheuse. Contre toute attente, Esphen sauva la réputation de la déesse. Il sauta de l’épaule de Novaly pour se poser sur la table et, sous les regards ébahis des spectateurs, régurgita un tas de perles argentées aux reflets irisées de la taille d’un ongle. Novaly observait son protégé avec des yeux ronds, comme si ce n’était plus le même oiseau.
— Esphen ! Ne me dis pas que tu les as volées chez le gemmologue ?
— Bravo, petit, tu as le sens des affaires, ricana Rorhy. Ça devrait suffire.
Il récupéra les perles et les ajouta à sa bourse. Alizéha esquissa un sourire en percevant la satisfaction de Tila, ravie de garder ses gains. Novaly fusilla Evan du regard qui observait Esphen avec admiration.
— C’est de ta faute ! l’accusa la forgeronne. Tu as une mauvaise influence sur lui !
— Je ne l’ai jamais incité au vol, se défendit-il. Mais il est prometteur, je peux le prendre comme apprenti, si tu veux. On ferait des profits énormes !
Heureusement pour Evan qu’Alizéha le séparait de Novaly car cette dernière n’aurait pas hésité à l’éventrer pour vendre ses organes. Esphen rejoignit l’épaule de sa maîtresse, dépitée de constater l’influence de son entourage sur lui. Créer une machine intelligente impliquait aussi de s’occuper de son éducation.
— Bon, maintenant que le marché est clos, dites-moi vos noms. Moi, c’est Rorhy Talvin.
Ils se présentèrent tour à tour. Un moment qu’Alizéha détestait.
— Et donc, poursuivit-il, vous êtes tous intéressés par la flûte d’Esperanza ou l’un de vous souhaite demander autre chose aux sirènes ? Ce n’est pas tous les jours que vous pourrez obtenir une réponse à n’importe laquelle de vos questions.
C’était là le pouvoir des sirènes : leur chant montrait ce qu’on désirait savoir sans aucune limite temporelle ou spatiale. Il plongeait dans une sorte de transe amenant l’esprit aux confins de la folie. Soit il résistait, soit il se brisait, et les sirènes avaient le droit à un repas.
Les trois voyageurs secouèrent la tête.
— Seule la flûte nous intéresse, assuma Novaly. On laisse Lize se débrouiller avec les sirènes.
— Je dirais plutôt que Lize a plus de courage et d’ambition que nous, nuança Evan. Ses chances de réussites sont meilleures et…
La déesse ne manqua pas le bref coup d’œil qu’il lui lança. Elle ne sut comment l’interpréter.
— En fait, vous vous fichez de Lize, se moqua Rorhy.
— Non, le contredit Tila. Je l’aide précisément parce que je tiens à elle.
— Ton dévouement envers Lize doit vexer la divinité que tu sers.
— Ma loyauté envers mes proches est ce qu’elle préfère chez moi donc elle n’a pas intérêt à s’en plaindre.
Rorhy insista pour connaître l’identité de la divinité qu’elle servait. Comme chaque fois que le sujet était mis sur la table, Alizéha s’effaça. Son apparence était un premier camouflage, mais se faire oublier était une mesure de plus. Le nez plongé dans sa bière, elle écoutait distraitement les propositions de l’ivrogne auxquelles Tila répondait par un silence. Alizéha devinait le sourire mystérieux qui devait ourler ses lèvres.
— Et Alizéha ? suggéra Rorhy.
La concernée s’étouffa avec sa gorgée de bière. Novaly éclata de rire.
— Tila ? Guide de cette meurtrière ? J’y crois pas une seconde ! La déesse de la colère n’aurait pas commis ces crimes avec une si bonne conseillère.
Tila demeura silencieuse, mais ses épaules étaient tendues. Elles partageaient toutes les deux la douleur et le regret de ce massacre, et les paroles de Novaly n’apaisaient pas leur culpabilité respective. Alizéha serra sa tasse dans ses mains, se retenant de prendre la défense de Tila et d’affirmer que la faute lui revenait entièrement pour ne pas l’avoir écoutée.
Alors qu’elle ouvrait la bouche pour soutenir Tila malgré tout, l’intervention d’Evan l’empêcha de se trahir.
— Et puis, si c’était le cas, Tila n’aurait pas les yeux violets, ajouta-t-il. Le guide et sa divinité sont liés par le pacte de sang. Si la divinité en question est déchue et perd ses capacités divines, alors le guide redevient un humain ordinaire.
L’argument sembla convaincre l’assemblée. Le raisonnement était inexact mais Alizéha et Tila se gardèrent de les corriger. Certes, Despina entrelaçait leurs destinées pour l’éternité et ce lien se concluait avec le pacte de sang qui rendait le guide presque immortel. Cependant, il faudrait qu’Alizéha meure pour que Tila retrouve ses yeux bruns et perde sa semi-immortalité. Tant que la déesse respirait, les pouvoirs de Tila subsistaient et l’ichor qu’elle avait bu continuait de l’animer.
Novaly claqua sa tasse contre la table, les sourcils froncés.
— Pourquoi t’as parlé d’Alizéha ? râla-t-elle. T’as plombé l’ambiance !
Rorhy haussa les épaules et vida sa bouteille. Il rota avant de proposer :
— Une partie de cartes, ça vous dit ? Pas de pari ou d’argent, juste de l’égo.
Dépités par la grossièreté de l’ivrogne mais enjaillés par l’idée, ils acceptèrent avec entrain, sauf Alizéha. Son cœur cognait dans sa poitrine sans ralentir. L’odeur de l’alcool accentuait ses nausées. Elle avait l’impression d’être là sans vraiment l’être, d’être coincée dans une bulle de pression qui l’asphyxiait. Elle avait besoin de prendre l’air, sauf qu’elle paraîtrait suspecte de partir après une telle discussion. Elle sentit le regard d’Evan peser sur elle, ce maudit regard qui l’observait comme s’il savait. Il n’aurait pas donné un argument si réfléchi si c’était le cas. Pourtant, la possibilité qu’il ait compris la terrifiait. Que ferait-elle si c’était le cas ?
— Lize ?
L’interpellation de sa guide attira son attention monopolisée par ses propres pensées.
— J’ai peur que toutes les chambres de l’auberge au bout de la rue soient prises. Tu peux aller réserver, qu’on ait l’esprit tranquille ?
Alizéha ressentit une reconnaissance infinie pour Tila. Elle saisit la perche sans hésiter et quitta la taverne. Dans la rue déserte, la chair de poule recouvrit sa peau. Elle inspira profondément, savourant la fraîcheur de la nuit qui apaisait ses bouffées de chaleur, puis se dirigea vers l’auberge mentionnée par Tila. Les étoiles dans le ciel étaient peu visibles à cause de la lumière bleutée des bâtiments en pierres stellaires. Les muscles d’Alizéha se détendirent pendant qu’elle contemplait ce qui, à ses yeux, faisait la beauté de cette ville. Ces constructions à l’architecture extravagante qui révélaient leur splendeur la nuit, une fois que plus personne n’était là pour les admirer. Les véritables joyaux de la cité, qui éclairaient les rues et volaient la vedette à la voûte céleste.
Alors qu’elle longeait le fleuve sombre, un sanglot étouffé l’arrêta. Elle se trouvait devant une maison octogonale avec une fenêtre ouverte. Des pleurs s’en échappaient. Quand elle s’approcha de l’ouverture, Alizéha découvrit un homme avec une bouteille à la main qui acculait une femme en larmes. Ses cheveux roux encadraient son visage inondé, mais son regard étincelait de colère. Alizéha l’avait vu à de nombreuses reprises chez ceux qui la priaient. Lorsque leurs cœurs rongés par la rancœur s’apprêtaient à pousser son ultime cri de rage avant de se briser.
— Ça fait deux ans qu’on a rompu ! Deux ans que tu me harcèles ! Quand comprendras-tu que c’est fini ? lui demanda-t-elle d’une voix tremblante.
— Tu ne trouveras personne d’autre qui t’aimera comme moi je t’aime.
— Je ne veux pas être aimée par quelqu’un de la même façon que toi ! Comme si j’étais ta possession, ton objet !
— Si j’agis comme je le fais, c’est par amour…
— Ton amour me pourrit l’existence ! Il m’asphyxie ! Si seulement… Si seulement tu pouvais disparaître !
L’homme éclata de rire et l’attrapa par les cheveux.
— Comment voudrais-tu te débarrasser de moi, Merla ? En me tuant ? Tu es incapable de faire du mal à qui que ce soit.
— Alizéha en serait capable ! cracha-t-elle.
Il la repoussa brutalement, la faisant grimacer.
— Prier cette déesse déchue est aussi taboue que vain ! Fais-le si tu es à ce point désespéré, mais elle ne te sauvera pas de moi. Elle ne sauve plus personne depuis longtemps.
Il se laissa tomber sur sa chaise en s’esclaffant, buvant à grosses gorgées son vin. Alizéha serra les poings, aussi écœurée que furieuse. La femme ferma les yeux. La déesse ne pouvait plus recevoir les prières mais elle avait le sentiment d’entendre les pensées de Merla dans le silence de son esprit.
Les humains l’avaient trahie, déçue et humiliée, ils ne méritaient pas son aide. Pour autant, elle était incapable d’abandonner cette femme qui se tournait vers une déesse haïe par désespoir. Comme beaucoup d’autres auparavant, Alizéha représentait la dernière lueur de l’obscurité qui les piégeait. Le fragile espoir de ceux qui ne parvenaient plus à se relever, à trouver la force de s’opposer à l’injustice qui les torturait. Merla était assise contre le mur telle une poupée en porcelaine fatiguée de réparer ses fêlures et de se battre. Elle était l’une des rares à compter sur Alizéha malgré ses crimes. Une foi qu’elle ne méritait pas. Une foi qu’elle devait honorer. Parce que, même déchue, elle était la déesse de la colère. Elle ne pouvait ignorer la détresse d’une personne.
Elle poussa la porte, Virko à la main. Il vibrait dans sa paume, tremblant de joie à l’idée d’agir pour la justice comme autrefois. L’homme arqua un sourcil lorsqu’il la vit pénétrer dans le salon. Il se leva. Ses gestes étaient brusques et sa carrure imposante. Sa bouche s’articulait, se distordant avec agressivité. Alizéha ne perçut aucun mot, son sang battait contre ses tympans. Elle n’entendait que les battements de son cœur courroucé. Son œil métallique ne quittait pas l’homme. Son regard devait avoir quelque chose d’effrayant car il recula. Il lança la bouteille sur elle. D’un coup d’épée, la déesse la brisa. Il porta la main à sa taille pour sortir son arme. Alizéha n’attendit pas qu’il arrive au bout de son action. Elle combla l’espace qui les séparait et le décapita. Il n’y avait aucune hésitation dans son geste, encore moins en voyant la peur figer les prunelles de l’homme. Ce genre de personne ne regrettait leurs actes qu’à partir du moment où ils devaient en subir les conséquences. Il n’y avait aucune remise en question ni aucune empathie pour la victime : juste de l’égoïsme.
La tête roula, puis le corps s’écroula. Alizéha rengaina Virko et observa Merla. Elles fixaient le cadavre qui gisait dans une mare de sang, tremblante. Alizéha ne saurait dire si c’était le meurtre ou la fin de son cauchemar qui la bouleversait. Le regard de Merla dériva vers elle. Alizéha s’assura que la jeune femme n’était blessée nulle part avant de lui tourner le dos. Alors qu’elle marchait vers la porte, un murmure retentit aussi fort qu’un orage dans ses oreilles :
— Alizéha ?
La déesse se pétrifia. Elle pivota vers Merla. Ses yeux débordaient de nouveau de larmes, mais une étincelle les illuminait. Alizéha secoua la tête.
— Vous vous trompez. Je ne suis qu’une simple voyageuse.
— Impossible… Ce regard, ce maniement d’épée…
— Il faut croire que je n’ai pas entièrement perdu de ma prestance, se réjouit Virko.
Merla écarquilla les yeux. Alizéha se retint de tordre sa lame jusqu’à ce que ses cris réveillent toute la ville.
— Je le savais… Merci ! sanglota-t-elle. Merci…
Elle bougea son corps grelottant pour s’agenouiller. Alizéha se rua vers elle pour l’arrêter en lui attrapant le poignet, abandonnant tout faux-semblant.
— C’est inutile ! Je ne suis que l’ombre de ce que j’étais alors ne t’abaisse pas à ça. Tu as besoin de…
— Dame Alizéha… Je suis désolée…
Sa voix se brisa. Ses larmes roulaient sur ses joues et s’écrasaient sur le parquet. Alizéha la fixa, se grattant nerveusement la nuque. Elle passait pour un monstre, plantée devant une personne en pleure, près d’un cadavre, avec une épée ensanglantée. Pire, elle se sentait idiote, à ne pas savoir quoi faire. Devait-elle partir ? Impossible. Elle culpabiliserait de la laisser dans cet état et aurait l’air de fuir. Elle choisit de s’agenouiller et de la prendre dans ses bras. Merla étouffa ses sanglots contre l’épaule de la déesse. Elle vidait le vase qui avait recueilli la goutte de trop ce soir. De longues minutes s’écoulèrent, entrecoupées de reniflements et de hoquets. Alizéha tapotait maladroitement le dos de Merla qui finit par souffler :
— Votre cœur est toujours aussi bon.
Alizéha soupira, aussi mal à l’aise qu’agacée contre elle-même. Sa volonté à secourir à tout prix ceux qui imploraient son aide au détriment d’elle-même et de ses proches l’avait conduite à sa perte. Même cinq ans après, avec les germes de la rancune dans son cœur, cette tendance persistait. Au fond, Alizéha ne savait pas ce qu’elle voulait. Redevenir la glorieuse déesse qu’elle était ? Être vénéré par ceux qui l’avait trahi et protéger de nouveau cette espèce comme si de rien n’était la rebutait. Pour autant, Merla était la preuve qu’elle n’arrivait pas à tourner définitivement le dos aux humains. Était-ce la culpabilité ? Désirait-elle se racheter pour les vies innocentes qu’elle avait fauché ? De toute façon, tout ça n’avait aucune importance. Seul Tila et la flûte comptait.
— Ne vous épuisez pas à m’apprécier. Me haïr est plus facile.
— Votre absence se fait sentir au quotidien. Les gens ne craignent plus d’être punis, de blesser et d’opprimer. Personne n’ose l’avouer, mais on est beaucoup à attendre votre retour.
Alizéha émit un rire sans joie en se décalant doucement.
— Comment des hommes pourraient me faire confiance après ce que j’ai fait ?
— Vous avez peut-être tué injustement cette nuit-là, mais les vies que vous avez sauvées avant n’ont pas oublié ce que vous avez fait pour elles. Et toutes celles qui attendent de l’être comptent sur vous, comme ce fut mon cas.
Alizéha se leva, dépassée par l’absurdité du propos.
— Pourquoi prier une déesse déchue ? C’est ridicule.
— Parce que se tourner vers vous est ce qu’on fait quand on ne sait plus quoi faire d’autre. Quand on est incapable de faire autre chose que de prier.
Alizéha déglutit. Elle n’était plus habituée à lire tant de dévotion à son égard dans un regard. Elle retrouvait ce poids sur ses épaules avec lequel elle s’était familiarisée : celui de la responsabilité. On attendait beaucoup d’elle, et elle aimait se sentir utile. Mais dans son état, ce rôle était écrasant. Elle ne pouvait s’en montrer digne.
Merla conclut d’une voix chevrotante :
— On dit souvent que vous êtes la colère des Hommes, et c’est vrai, mais vous êtes surtout la colère des opprimés. On a besoin de vous.
Alizéha lui tourna le dos, craignant de céder à l’émotion et d’éclater en sanglots. Elle devait rester digne et assumer jusqu’au bout ses décisions, quand bien même elles lui déchiraient le cœur.
Elle ouvrit la bouche, mais une ombre au coin de l’œil la coupa dans son élan. Elle se pétrifia. Était-ce une silhouette qu’elle avait aperçue à la fenêtre ? Elle courut dehors pour vérifier. Pas un chat ne traînait dans la rue. Rien ne bougeait, le calme régnait. Avait-elle halluciné ? Ou y avait-il un témoin de la scène qui s’était enfui ? Si c’était le cas, depuis combien de temps observait-il ? Bon sang, pourquoi avait-elle poursuivi une telle discussion ici ?
Elle tâcha de garder son sang-froid pour ne pas faiblir devant Merla. Quoi qu’il ait vu ou entendu, il n’avait pas vu son visage. Personne ne le croirait s’il racontait avoir vu la déesse de la colère. Cependant, si Merla était impliquée dans le récit, elle pourrait avoir des ennuis, et ça, Alizéha le refusait.
— Merla. Je vais t’aider à te débarrasser du corps et à nettoyer les traces. Ensuite, tu devras partir et m’oublier.