Chapitre 14 - Le château de l'Islette

Tibère fit partie des gens qui dégagèrent de la place pour la jeune femme. On l'installa sur une banquette et Monsieur Darsonval appela immédiatement le docteur Émery.

Ce dernier arriva avec tout son nécessaire médical afin de s'occuper de la jeune femme. Isaure, agitée, ne cessait de tourner autour d'eux en se tordant les mains.

— Mademoiselle d'Haubersart, dit Émery d'une voix soudainement autoritaire, je sais que vous êtes inquiète, mais laissez-moi m'occuper d'elle. Sa vie n'est point en danger. Allez retrouver Monsieur et Madame de Serocourt, ils ont également besoin de vous.

Elle hocha la tête et fit signe à Tibère de la suivre, ils prirent ensemble la direction du salon.

Ils y trouvèrent le vieux couple assis dans leur canapé. Les deux châtelains, malgré leur différence de caractère et chamailleries quotidiennes, se tenaient serrés l'un contre l'autre. Leur caractère bon et généreux se dévoilaient dans les rides soucieuses de leur visage. Il était évident que le malheur qui frappait Louise les concernaient tout autant.

Darsonval, dépité, avait pris place dans un fauteuil. Jamais il ne s'était aussi peu à sa place qu'à cet instant.

— Louise ira mieux bientôt, murmura Isaure en prenant les mains d'Honorine.

— Hélas, non, soupira Isidore, si Armand a disparu, le pire est à venir...

— Nous étions... nous étions préparés..., soupira la dame en sortant un mouchoir pour essuyer ses larmes.

— Que voulez-vous dire ? demanda la Comtesse.

Isidore se gratta la tête et répondit dans un soupir :

— J'ai fait des vérifications... malheureusement, je ne possède que très peu de contacts avec la Marine donc je n'étais sûr de rien... mais en voyant le retard que prenait le navire d'Armand, j'ai pris les devants et demandé s'il était arrivé quelque chose. Les nouvelles que j'ai reçues n'étaient point favorables. Nous ne souhaitions pas alarmer Louise tant que nous n'étions surs de rien, mais... Nous voilà fixés. Quel malheur !

— Je... Je vais rester..., commença Isaure d'une voix tremblante, je ne peux pas...

— Non, Isaure, refusa Honorine. Nous veillerons sur Louise, elle sera ici en sécurité.

La vieille châtelaine soutint son regard et serra le bras de son époux. Ce dernier hocha la tête pour confirmer sa décision.

Elle se pencha en avant et chuchota à la jeune femme :

— Il vous faut aussi retrouver Camille au plus vite.

— Lorsque Camille ira mieux, renchérit Isidore, promettez de nous l'amener ici... Nous aurons besoin de sa présence, Louise plus que n'importe qui. Et nous avons la chance d'avoir le docteur Émery pour prendre soin d'elle, s'il veut bien rester, évidemment.

Isaure hésita à refuser. Elle devait tant à ces gens, qui avaient pris soin d'elle durant ces années ! Ils étaient devenus sa famille, ses plus proches parents... et puis il était préférable, pour le moment, de garder l'existence de Camille cachée à Monsieur Darsonval. Elle ignorait encore la portée de sa réaction...

Mais témoignant de la tristesse des Sérocourt, elle accepta finalement.

— C'est entendu... Je partirai à l'Islette dans les prochaines heures. Je prendrai avec moi tout le nécessaire ainsi que plusieurs de mes affaires.

Darsonval, enfoncé dans son canapé, poussa un cri de surprise et se proposa immédiatement de l'accompagner.

— Hélas, refusa la jeune femme, je ne puis céder à votre demande. Il s'agit d'une affaire familiale de la plus grande importance. Puis-je cependant vous demander un service ?

— Bien sûr.

— Monsieur Darsonval, je n'ignore point les connexions que vous possédez à Paris... Serait-il possible que vous puissiez écrire à vos contacts afin de prendre des nouvelles du navire perdu et de son équipage ?

Il leva les yeux au ciel, comme fatigué par la situation. Il concéda cependant :

— Bien entendu.

Tibère partit dans les cuisines pour apporter aux Sérocourt du thé et des biscuits. Il y trouva Marie Rose, qui lui recommanda également d'ajouter à son plateau une petite bouteille de rhum afin d'accompagner doucement les angoisses. Le personnel de la maison y était réuni, bouleversé par la triste nouvelle. Il revint au salon, les joues également empourprées.

Ainsi donc, Mademoiselle Louise était fiancée à l'un des marins de la compagnie de mon oncle... J'ai toujours su qu'il négligeait l'entretien de ses bâtiments. Si seulement j'avais pu faire quelque chose ! J'aurai dû le dénoncer, intervenir quelque part, voler ses documents secrets... Je ne suis qu'un lâche !

Pétri de culpabilité, il retourna au salon avec son plateau, cachant les tremblements qui agitaient son poignet.

Émery ne tarda pas à les rejoindre, redevenu stoïque et solennel. Il conclut que les nerfs de Louise étaient bien à l'origine de son malaise.

— Il lui faut beaucoup de repos, et du sommeil. Elle ne doit pas rester seule, je suis certaine que vous pourrez l'aider en ce sens, Mademoiselle d'Haubersart.

Isaure secoua la tête à la négative.

— Malheureusement, j'ai une urgence au château de L'Islette. Je dois partir dès que possible et vous quitter.

Elle se tourna vers Tibère.

— Allez préparer mes valises.

Le jeune homme hocha la tête, délaissa la collation qu'il venait d'apporter et fila immédiatement en direction des étages.

Honorine saisit la petite bouteille de rhum et but directement une gorgée au goulot.

— Partez dès maintenant, dit Isidore d'un ton sérieux. Il est encore tôt. Je vous confie mon meilleur cheval, vos valises vous suivront à X.

Isaure hocha la tête et quitta les Serocourt à contrecœur. En passant l'embrasure de la porte, elle sentit la main d'Émery se refermer sur son poignet. En relevant ses yeux vers lui, elle put découvrir qu'une expression inquiète s'était dépeinte sur son visage.

— C'est Camille, n'est-ce pas ? Sa condition s'améliore -t-elle ?

— Je l'ignore..., répondit-elle dans un souffle, touchée par son attention.

— Permettez-moi de venir avec vous afin de l'ausculter.

— Non. Louise a besoin de vous ici... Je sais, grâce à vous, comment prendre soin des malades. Et si, par malheur, j'arrive trop tard...

Sa voix s'étrangla dans sa gorge. Des larmes lui montèrent aux yeux : il ne lui restait plus que Camille ! Sa dernière lueur.

— Ce sera alors la volonté de Dieu. La maladie est dans son corps depuis sa naissance, je sais que chaque jour pourrait être le dernier.

Il la relâcha en baissant la tête, vaincu par sa volonté farouche.

Isaure monta les marches de l'escalier menant à de sa chambre en remontant ses jupes. En ouvrant la porte, elle découvrit Marie-Rose et Tibère affairés à ranger ses affaires dans de grandes malles.

Tibère fit quelques pas pour quitter la pièce, mais Isaure le retint.

— Marie Rose, vous pouvez partir. Je dois m'entretenir avec Monsieur Dignard.

La bonne jeta un regard de surprise à son collègue puis s'éclipsa, la nuque basse.

Isaure ferma la porte derrière elle et fut secouée par de longs frissons.

— Je ferai vite pour tout empaqueter, annonça Tibère, déterminé à se rendre utile.

— J'ai une urgence au Château de L'Islette... Je dois malheureusement partir dès que possible.

— Oui, j'ai entendu... Vous laisserez Mademoiselle Louise seule durant combien de temps ?

— Je l'ignore ! répondit-elle avec colère.

Il baissa la tête. Elle croisa les bras et le fixa droit dans les yeux. Ses pupilles et ses cils lui parurent plus beaux que jamais.

— Vous allez aussi venir avec moi. J'ai rencontré votre fameuse cousine, Amélie... J'ai eu l'occasion d'échanger avec elle... Je vous crois.

Il lui adressa un regard brillant d'émotion et ce fut le seul moment de la journée où la jeune femme ressentit de la joie. Elle articula lentement, le cœur piqué par une aiguille.

— Cette fille à l'élégance d'une oie. Cependant, les commérages indiquant que vous auriez passé la nuit avec elle sont bien vrais. Des domestiques vous auraient trouvés ensemble partageant le même lit. Le prêtre nous en a parlé.

— J'ai été abusé. Elle m'a servi un vin drogué et s'est allongée à demi nue à mes côtés. J'ignore totalement ce qui s'est produit... Je... Je n'ai aucun souvenir... C'était un coup monté, afin de me forcer à l'épouser.

Isaure serra les poings.

— C'est une vile bougresse ! Elle n'a rien d'une jeune fille éplorée, dont la vertu lui a été volée. Elle se pavanait plutôt au milieu des notables de la ville.

— Ma réputation est fichue dans toute la Touraine...

— Je comprends... Nous réfléchirons à cela plus tard. Honorine est décidée à organiser un bal afin de remettre ce Joseph Ravignant à sa place. Je n'ai point encore révélé toute la vérité sur ce qui s'est produit hier... Elle ignore tout de votre identité. Les Sérocourt souffrent suffisamment des agissements de votre oncle, je ne souhaite point que leur vie soit également en danger. Lors de ma rencontre avec elle, j'ai invité Amélie et votre oncle à se rendre ici, afin qu'ils puissent voir eux-mêmes que vous ne séjournez pas là.

— Je vous remercie, dit-il d'un ton minable.

Isaure le regarda un instant et prit son visage entre ses deux mains pour l'embrasser.

Le jeune homme se dégagea avec tout son courage.

— Je... Vous êtes perturbée et moi aussi... Je ne souhaite point prendre avantage de la situation.

Le ventre d'Isaure se tordit d'émotions et de frustration. C'était lui à présent qui se dérobait !

— C'est entendu... Je vous laisse finir de ranger la valise. Je dois écrire à l'inspecteur Fourchet. Nous partons dans moins d'une heure.

— Je ne vous rejoindrai pas à L'Islette avec vos bagages ?

— Non, vous irez avec moi à cheval. Je ne veux point risquer un autre guet-apens.

Tibère ne sut quoi dire. Il était à la fois si soulagé de savoir qu'elle le croyait et tellement effrayé par les événements de la journée ! Une part de lui mourrait d'envie de se cacher, écrasée par la honte... et une autre tremblait d'injustice et de colère.

Non, je ne cèderai point..., se dit-il en regardant le charismatique visage d'Isaure. Elle me croit et sait à présent la vérité. J'ai enfin une chance de sortir de ce cauchemar.

Isaure, avec l'aide de Tibère, se changea pour une tenue de voyage, la même qu'elle portait à son arrivée à Couzières. Puis elle dévala de nouveau les escaliers, faisant trembler les marches.

À la bibliothèque, elle croisa Darsonval. Le jeune homme lisait le journal et pour la première fois, il semblait préoccupé. La Comtesse ressentit quelques remords en le voyant soucieux.

— Je m'excuse de tout cela... Je n'ignore point que vous avez fait preuve de la plus grande patience depuis votre venue... Je vous promets de vous donner une réponse à mon retour.

— Vraiment ? questionna-t-il en levant un sourcil.

— Oui. Je reviendrai dans quelques jours et vous donnerai une réponse à notre prochaine rencontre.

Il accepta d'un signe de tête, décontenancé par cette approche directe.

— Allez-vous également prévenir Monsieur Émery ?

— Oui, même si, comme vous l'avez deviné, il ne sentira point concerner.

Le riche héritier se mit à rire et Isaure sentit qu'en dépit de tomber amoureuse de lui, elle pouvait toujours tenter de s'en faire un ami.

— Je suis véritablement navrée de ne point pouvoir répondre à toutes vos exigences...

— J'avoue que mon séjour ici a mal débuté, répondit-il, mais à présent je suis intrigué par la tournure de ce qui se passe ici, au Château de Couzières.

— Qu'allez-vous faire, en mon absence ?

— Je vais retourner à Paris. J'ai également mes propres affaires à gérer. Également, Monsieur Sérocourt m'a demandé d'enquêter de manière plus approfondie sur le naufrage du Burdigala. Je me ferai un plaisir de répondre à sa demande... surtout si je puis lui acheter un ou deux pur-sang en contrepartie. J'ai mes propres connexions, vous savez... Bien que vous n'ayez point pris la peine de me questionner une seule fois sur mes sociétés.

Isaure rougit et supporta la remarque avec élégance. Elle s'inclina, les joues rouges, puis prit le temps de s'asseoir sur le bureau d'Isidore afin d'écrire une lettre au détective Fourchet.

En quelques mots, elle indiqua sa rencontre avec Amélie Ravignant, donna son ressenti personnel sur la demoiselle et narra la disparition d'Armand. Elle finit sa lettre en indiquant :

« Merci de me retrouver à Paris au cabinet d'Alexandre Florent Haubersart, afin que nous puissions statuer ensemble sur la situation de Tibère Petremand de Frosnier. Vos informations, réunies aux miennes et à celles des connaissances de mon oncle, nous permettrons de dévoiler la vérité sur ce qu'il se passe au Château de Vaufoynard. »

L'enveloppe une fois cachetée, elle prit congé et salua une dernière fois Darsonval, avant de retrouver Honorine.

La dame se trouvait dans ses appartements, assise à sa coiffeuse. Ses longs cheveux défaits, parsemés de mèches grises, rappelaient sa beauté et sa distinction. Elle les brossait doucement, les yeux perdus dans le vague.

Sur le petit meuble, à côté du miroir, se trouvait un portrait de la mère de Louise. Une blonde souriante et accueillante, emportée par une tumeur au sein bien des années plus tôt.

La pièce sentait le talc et la crème à la violette. Une collection de cannes étaient rangées dans un angle. Un lit en baldaquin, aux tentures vert amande et rose, rappelait les uniformes du personnel de sa maison.

Honorine vit arriver la jeune femme et lui adressa un sourire las :

— Le malheur vient à nouveau frapper à notre porte... Mes pensées vont à vos pauvres mères, et à vos chers papas, qui ne vous ont pas vu grandir.

Elle poussa un gros soupir et resserra autour de ses épaules, un châle de manille aux couleurs chatoyantes.

— Armand était un garçon idéal pour elle, si gentil, attentionné... Il avait accepté de quitter la marine marchande pour épouser Louise. C'est moi qui lui en ai fait la demande... C'était ma condition. Je refusais qu'elle passe ses journées dans l'angoisse, comme elle l'a vécue ces derniers mois. Mais trop tard... J'ai exigé cela trop tard... J'aurais dû lui permettre de faire cela avant.

— C'était impossible et vous le saviez. Il avait besoin de faire ce dernier transport, avant de s'établir.

— L'argent... toujours l'argent... S'il n'avait pas été si fier, il aurait accepté l'argent que nous lui avions proposé. Elle est notre héritière et nous avons assez pour quatre. Pourquoi les jeunes gens doivent-ils être si dépendants de l'argent ? Vous aussi, vous êtes coincée à cause de lui !

— Je suis navrée, Honorine.

Isaure ne pouvait que répondre cela. Elle passa derrière son amie et l'aida à finir de brosser ses longs cheveux soyeux.

— Qu'est-ce que cette lettre ? demanda-t-elle en avisa l'enveloppe cachetée d'un regard perçant.

— Un courrier pour Paris. Je dois rencontrer mon oncle, si Camille se sent mieux.

— Je la posterai pour vous.

— Je vous remercie. J'amène également Térence Dignard avec moi.

Le regard d'Honorine croisa celui d'Isaure dans le reflet du miroir. Une moue se dessina sur ses lèvres.

— Des travaux sont encore à terminer, la rénovation n'est pas finie.

— Je le sais... Mais ce garçon doit venir avec moi. Je vous promets que j'ai une bonne raison de le demander.

— Qu'est-ce qui vous retient de m'expliquer vos motifs dès maintenant ?

— La peur de me tromper. Je vous jure cependant de tout vous dire, quelle que soit l'issue de ce que je cherche.

— Ne jurez pas ! Que cherchez-vous, au juste ? Ce n'est qu'un valet de pied, un orphelin sans le sou. Il est tout à fait charmant, je dois l'admettre... Et les bonnes ne font que soupirer auprès de lui.

— Je cherche... je cherche la vérité sur lui.

Honorine secoua la tête, peu convaincue.

— Vous êtes une véritable tête brulée. Donnez-moi une bonne raison d'accepter à ce qu'il parte avec vous, alors que nous avons besoin de lui.

— Johanne ne peut s'occuper à la fois de Camille et du château. Térence Dignard est jeune et sait lire, il tiendra compagnie à Camille et vous l'avez mis à mon service. Je suis maintenant habituée à sa présence.

— Vous m'en direz tant...

L'expression d'Honorine se remplit de désapprobation.

— En d'autres conditions, jamais je n'aurai cédé à votre requête, car votre demande est tout à fait inconvenante. Personne ici ne peut ignorer la faiblesse que vous avez pour ce jeune homme ni le temps qu'il passe dans votre chambre. Votre attitude à son égard ne passe point inaperçue et j'ai de la chance que mon personnel de maison soit fidèle à mon nom, car votre comportement serait matière à scandale et éclabousserait ma demeure. Les plus jeunes pensent même que vous maltraitez ce garçon, tant il berne le monde par son air candide. Je concède uniquement par l'amitié que je vous porte depuis des années, mais ne cèderait plus jamais sur ce terrain. Également, votre question me confirme l'idée qu'il faut que je me débarrasse de Térence Dignard. Sa posture n'est professionnelle en rien et il risquerait de séduire d'autres jeunes femmes.

Isaure déglutit, peinée par le jugement de son amie. Elle ne pouvait cependant pas la contredire tant les événements apparaissaient... ou étaient ? De cette nature. Elle avait totalement abusé de sa confiance et son comportement était impardonnable. Elle ne pouvait nier les étreintes qu'elle avait partagées avec Tibère.

— Je me permets de vous supplier de me faire confiance et vous promets de nouveau que je vous dirai tout, une fois le moment venu.

Honorine détourna la tête avec sévérité et ferma ainsi la conversation.

Isaure se risqua à lui embrasser la joue et à quitter les appartements en s'inclinant le plus bas possible.

En descendant dans la cour, elle retrouva donc Tibère et deux chevaux sellés, prêts à prendre la route. Marie Rose se tenait sur le palier de la cuisine et les regarda partir d'un air boudeur. D'un geste sec, Isaure lança les montures au galop. Sa peine, mêlée à la frustration, lui rongeait les sangs.

***

Ils dépassèrent Azay-Le-Rideau en milieu d'après-midi et longèrent les rives de l'Indre. Le temps demeurait maussade et humide et les chevaux, las de leur course, balançaient leur tête de gauche à droite en gardant les yeux clos.

— Nous voilà proches, déclara Isaure en brisant le silence.

Tibère ne répondit pas, mais demeura surpris de constater que la route qui les séparait de Couzières fut si courte. Il réalisa à quel point il connaissait mal sa région et ô combien il ne s'y était jamais vraiment intéressé, tout occupé qu'il était à regarder les oiseaux par sa fenêtre et à ruminer contre son oncle Ravignan.

Une nouvelle fois, il se sentit ignare et oisif. Il regarda Isaure, si droite et fière sur sa monture. Elle dont les racines avaient leurs origines si loin de l'Empire de France, en savait plus sur son propre pays que lui. Ses larges épaules et son teint sombre se détachaient par contraste du ciel alourdi de nuages gris.

Au fur et à mesure de leur avancée, Tibère distingua au loin, entre de gros arbres, le Château de l'Islette. Malgré le mauvais temps et l'absence de lumière, il constata que les environs étaient superbes. Des champs et des corps de ferme bien entretenus s'étalaient à leur droite alors qu'à gauche et depuis plusieurs kilomètres, ils continuaient de longer un mur de pierre parfaitement aligné. Ce dernier dérobait la rivière de l'Indre du regard, qui paraissait s'écouler dans le parc du domaine.

En s'approchant encore, Tibère réalisa que le domaine d'Isaure d'Haubersart s'avérait encore plus grand que ce qu'il avait pu imaginer. Deux imposantes tours coiffées de toits pointus surplombaient l'édifice, tandis que ses tuiles grises et sa façade en pierre claire évoquaient le style Renaissance propre à la région. Ils arrivèrent devant les grilles et Isaure, détenant un jeu de clef, les ouvrit.

Devant eux s'étendait un jardin en friche, s'étirant largement de part et d'autre, longé par une vaste rivière. À travers les branches dépouillées, le Château de l'Islette se révélait, dominant les lieux au milieu des eaux de l'Indre, accessible uniquement par un petit pont. Nul doute que l'endroit, à la lumière du jour, devait être superbe. Il y régnait un silence paisible, seulement perturbé par le bruissement du vent s'infiltrant dans les roseaux. Le parc du château, de belle dimension, offrait aux arrivants l'occasion de contempler la façade ornée de moulures, où chaque lucarne était couronnée d'un gâble en pierre finement sculptée. Tibère compta trois étages et remarqua de nombreuses cheminées. Il n'eut pas le temps d'observer plus attentivement les environs, car Isaure accéléra le pas, portée par l'angoisse. Les sabots des chevaux tapèrent contre les pierres du pont et leur marche s'arrêta une fois qu'ils firent face à une large porte à double battant, surmontée d'un grand médaillon gravé.

Les pensées de Tibère furent confirmées, il semblait que personne ou presque ne résidait ici. Il descendit en prenant soin de ne point faire tomber ses baluchons.

La jeune femme ne l'attendit point, elle ouvrit la porte d'un geste d'épaule et s'engouffra dans la grande bâtisse. Tibère, abandonné, regarda autour de lui sans savoir où attacher leurs chevaux. Il constata que les deux hongres ne semblaient point désireux de quitter les lieux et ils se contentèrent de se diriger vers les herbes hautes du jardin, prêt à brouter pour le reste de la journée.

Il récupéra ses sacs, prenant soin de ne point toucher aux affaires étranges et dangereuses d'Isaure et précéda la jeune femme en soupirant.

L'obscurité l'envahit et ses yeux mirent un temps à s'habituer à la noirceur de la pièce. Une douce odeur de renfermée lui chatouilla les narines. Un mélange de bois, de vernis et de poussière. Il éternua bruyamment et regarda autour de lui, curieux de savoir vers où Isaure s'était précipitée.

La pièce était aussi grande que le château le laissait prévoir. Elle était encombrée de meubles, de malles et de tapis enroulés. Il y avait également des tableaux, posés au sol, recouvert de draps blancs. L'atmosphère était triste et solennelle, il ignorait qui habitait ici, mais il sembla au jeune homme que les occupants devaient s'y sentir bien seuls.

Il perçut des éclats de voix et décida de les suivre, portant toujours les sacs à bout de bras. Il finit par déboucher dans une petite pièce et vit la Comtesse en discussion avec une frêle silhouette, cachée à demi dans l'obscurité. Seules quelques vieilles bougies éclairaient les lieux et de grandes ombres se projetaient sur les murs de pierres froides.

En s'avançant, il distingua l'interlocutrice d'Isaure. Il s'agissait d'une femme d'un certain âge, vêtue sommairement d'une robe de laine noire et d'un bonnet de dentelle blanc. C'était une veuve, à n'en point douter. Elle avait le visage creusé de fatigue, et sans doute ne mangeait-elle pas suffisamment, car ses pommettes saillaient sous ses yeux.

Elle s'arrêta de parler en le voyant venir et ouvrit des yeux ronds, comme éberluée par son apparition. Face à son étonnement, la jeune femme le présenta :

— Johanne, voici Tibère Petremand de Frosnier. C'est un... ami à moi. Et donc à vous, évidemment. Il est mon invité pour les prochaines semaines. Je vous prie de lui faire le meilleur accueil possible. Ne vous souciez pas de le servir, Monsieur Petremand sait très bien faire ce genre de choses lui-même.

Le mot ami fit frissonner le jeune homme, qui se sentit rougir à son évocation.

La dénommée Johanne fit une révérence maladroite, son corps maigre et sec comme du bois semblait craquer en se penchant en avant.

— Camille vous attend, dit-elle d'un ton hésitant.

Isaure eut un geste rassurant envers la femme et déclara :

— Tout va bien, je n'ai rien à lui cacher.

Johanne hocha la tête en signe de consentement puis les guida dans un étage, puis un couloir. Contrairement aux autres ailes du château, celle-ci était habitée et entretenue avec soin. L'air y était plus chaud, la poussière moins présente et surtout, les rideaux étaient tirés, laissant entrer la faible lueur du soleil.

Ils s'arrêtèrent devant une porte et Johanne frappa avant d'entrer.

— Camille, voici Isaure, qui est venue vous voir.

Tibère les suivit dans une vaste pièce, qui était en réalité une chambre. Quelques jouets, çà et là, étaient entreposés sur le sol. Un grand lit en monture de bois était éclairé pas la seule fenêtre d'ouverte, laissant filtrer la faible lueur du jour.

Là, au milieu de draps bleus chaudement doublés, était allongé un jeune garçon endormi.

Il semblait dormir à poings fermés, le visage tourné vers la porte, comme attendant que l'on vienne le retrouver, et sa respiration douce transperçait le silence qui était tombé sur eux.

Ses cheveux, son nez, la couleur de sa peau, tout était identique chez lui à la figure d'Isaure.

Tibère retint son souffle, de qui s'agissait-il ? Avec une ressemblance si frappante, il ne pouvait-être que son fils !

Il tourna les yeux vers la jeune comtesse, qui s'approcha de l'enfant avec une expression de tendresse qu'il n'avait jamais vu chez elle.

Avec précaution, elle s'approcha de lui et prit place sur le gros matelas, juste à côté de son oreiller. Avec toute la délicatesse du monde et dans un geste de grâce si peu commun à ses manières, elle posa sa main sur sa poitrine et murmura :

— Camille, doux baba, mon ti lo sucré, c'est moi.

L'enfant fronça des sourcils en entendant la voix et ses yeux s'ouvrirent. Soudain, quelque chose frappa Tibère dans l'expression de l'enfant. Était-ce ses yeux ? La forme de sa bouche ?

— Moins lé mol..., gémit-il en se tortillant.

Puis il remarqua la personne présente à ses côtés et un large sourire illumina son visage. Il se redressa sur sa couche et entoura la taille d'Isaure de ses petits bras. Jamais Tibère n'avait vu un sourire si pur, si limpide de joie. Il avait les paupières plissées de bonheur et riait en s'exclamant :

— Isaure ! Isaure !

Il rit et la regarda encore, heureux et comblé.

— Comment te sens-tu, mon doudou ?

L'enfant ne répondit pas, tout pris qu'il était de l'extase de la retrouver.

— Comme je vous disais tantôt, sa fièvre est passée. Le Bon Dieu a bien voulu écouter mes prières, cette fois-ci ! Mais je vous jure que ce château est bien trop humide pour sa santé.

— Ah nénène ! s'écria-t-il d'une voix rauque en quittant son lit d'un bond, Isaure est là ! Isaure est là !

Tibère s'écarta et constata que ce garçon était bien large d'épaules pour son âge. En l'observant mieux, le jeune homme distingua des différences dans les traits de leur visage. Il était loin d'être un connaisseur en matière d'enfants. Rarement, il avait eu à en croiser. Hormis à Paris, lors de ses promenades aux parcs. Mais là encore, il ne leur avait jamais prêté d'attention, tant occupé qu'il était à flâner. Cependant, le peu de connaissances qu'il avait sur eux lui donna le sentiment que celui-ci était différent des autres.

Isaure se releva et le regarda sauter dans tous les sens, allant vers elle puis vers Johanne, dans une joie qui lui était impossible de contenir.

— Kissa i lé ? demanda-t-il subitement, en remarquant enfin Tibère qui se tenait pourtant au milieu de sa chambre.

Il tira la langue et baissa la tête, refusant de regarder l'inconnu. Il se renfrogna soudain et alla vers Isaure pour la tenir contre lui.

— Voici un ami, il s'appelle Tibère. C'est un garçon, comme toi ! Tu n'as pas vu encore beaucoup de garçons, n'est-ce pas ?

En guise de réponse, Camille ouvrit juste la bouche et fixa ses pieds, comme indifférent à la question.

— Vas lui parler, enjoint Isaure d'une voix douce et ferme.

— Komen i lé ? dit juste le garçon, toujours sans le regarder.

Tibère comprit que cette phrase était une question, et qu'elle lui était adressée. Interrogateur, il leva un regard vers Isaure.

Cette dernière eut un sourire qu'il eut du mal à saisir. À la fois triste et satisfait.

— Camille vous demande comment vous vous portez.

— Ah, et bien... Je vais bien, je te remercie.

Le garçon cligna des yeux, tira encore la langue et respira un grand coup avant de se renfrogner à nouveau.

— Pardonnez-le, il est très timide... Je vais le présenter, car malheureusement, il ne sait point le faire lui-même. J'espère qu'il apprendra, ceci dit.

Isaure imposa ses prunelles ambrées dans le regard de Tibère et annonça d'une voix calme et douce :

— Je vous présente Camille d'Haubersart, le véritable héritier du titre de Comte de Bréhément et des biens de l'Islette. Il est mon petit frère.

Un soulagement étrilla le cœur de Tibère, qui se sentit soudain ridicule. Comment avait-il pu imaginer qu'elle ait mis un enfant au monde ? Se sentant honteux de cet apaisement, il posa sur ce dernier un regard plein de bons sentiments. Isaure remarqua sa posture bienveillante et ajouta :

— Sans doute l'avez-vous remarqué, mais Camille ne me ressemble guère.

— Non pas, je trouve au contraire, qu'il est tout le portrait de vous.

— Je ne puis réfuter que nos gènes soient semblables, cependant, je peux affirmer que nous sommes différents dans une certaine mesure. Il est également différent de Johanne et de vous-même. C'est la raison pour laquelle Camille est ici, caché à la vue de tous.

— Je suis navré, mais je saisis mal vos propos et je m'excuse de ma sottise. Est-ce parce qu'il communique dans une autre langue ?

Johannes et Isaure échangèrent un regard interloqué puis rirent comme s'il avait prononcé une plaisanterie saisissante.

— Non... La langue que nous parlons tous les deux est celle de ma mère. Elle est unique à la Réunion... Laissez-moi vous éclairer.

— Vraiment, si cette information est si secrète, ne vous sentez point obligée de la partager avec moi. Vous ne me devez rien.

— Je vous en prie, insista Isaure d'une voix soudainement peinée. Vous avez eu la hardiesse de placer votre confiance en moi et de me confier votre secret, acceptez donc, dans ma bonne foie et pour me racheter de mes mauvais comportements à votre égard, d'écouter le mien.

— Souhaitez-vous que je quitte la chambre ? questionna Johanne. Je pourrais préparer un thé.

— Un rak serait plutôt le bienvenu.

— Entendu.

— Que lui avez-vous demandé ? demanda Tibère après le départ de la nounou.

— Vous verrez.

Isaure prit dans ses bras Camille, qui pourtant devait être lourd, et s'assit sur le lit. Elle fit signe à Tibère de prendre place sur la chaise du bureau servant au coloriage.

— Lorsque mon frère est né, il est rapidement apparu qu'il lui serait impossible de succéder à l'héritage de mon père. Cela ne s'est point fait par le choix de mes parents, mais par celui de Dieu. Camille est né avec des facultés fort différentes des autres enfants... Il fait partie des gens que certains appellent « simplets » ou « idiot »... Vous voyez ce que je veux dire ? Camille restera aussi toute sa vie un enfant, même s'il atteint l'âge d'homme. Cela me paraît souvent absurde, car j'ai rencontré maintes fois des êtres bien plus sots et imbéciles que lui. Il est l'une des raisons pour lesquelles j'ai choisi ce métier d'infirmière et d'étudier la santé. J'ai été fortement inspirée par les travaux de Jean-Marc Itard, médecin au Val de Grâce et par l'Abbé Sicart. Ce sont des hommes ayant étudié des enfants et des gens de la même condition que lui.

Tibère regarda Camille et demanda :

— Quelle est la condition dont il est affecté ?

— Nous l'ignorons... Certains médecins parlent d'une maladie congénitale, issue de la consanguinité et accusent les origines maternelles de ma mère... Mais je sais que cela n'est pas le cas. J'ai eu l'occasion de rencontrer quelques enfants ou de jeunes adultes ayant des caractéristiques identiques à celles de Camille. Les gens atteints de cette maladie de naissance possèdent le même visage, la même physionomie. Ils se ressemblent plus entre eux parfois que lui et moi-même.

Le jeune homme ne put s'empêcher de fixer le garçon avec une certaine intensité. Il vit effectivement des différences dans les traits d'Isaure.

— Cette difformité atteint également sa santé qui sera pour toujours fragile... Il a des problèmes au cœur et aux poumons. Une maladie est dans son corps, elle va et vient, selon les mois. Le Docteur Émery l'a souvent ausculté et suivi son développement. Malheureusement, mes recherches ont indiqué que ces enfants, en vieillissant, ne vivent pas longtemps.

Une peine étrilla le cœur de Tibère. Ce jeune garçon était donc déjà condamné à mourir.

— J'ai déjà entendu parler de Jean-Marc Itard, annonça-t-il après un silence, lorsque j'étais étudiant. Il est membre de la Société de médecine de Paris, n'est-ce pas ? J'ai entendu des élèves en médecine parler de lui, lors d'une collecte de fonds. Est-ce que Camille parle beaucoup ?

— Surtout avec les gens qu'il connait, mais l'apprentissage de la langue a été difficile. Johanne est parmi nous depuis des années. C'est Honorine qui l'a engagée pour moi. Elle aussi a eu une sœur issue d'une condition différente.

Tibère remarqua ses joues empourprées. Elle affichait un air dégagé, mais le jeune homme la connaissait à présent suffisamment assez pour deviner sa gêne.

— Je vais vous faire visiter le château, déclara-t-elle subitement, pour changer de conversation.

Elle se releva du lit et caressa les cheveux de Camille en lui promettant de revenir bientôt. Il eut pour réponse un sourire et déposa sur sa main un baiser.

 

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