Chapitre 14 - Le survivant aux ailes brisées

Par Keina

La pièce ressemblait en tout point à celle dans laquelle il s’était réveillé, une éternité plus tôt.

Beve et Jane encadraient le lit, chacune d’un côté, leurs silhouettes soucieuses penchées sur la forme qui se dessinait sous les draps. Une enfant… Ianto déglutit. De l’autre côté de la chambre, un couple d’inconnus se tenaient l’un contre l’autre, le chagrin défigurant leurs traits.

— Ah, Ianto, vous voilà ! fit Beve avant de se tourner vers le couple. Monsieur et Madame Adams, pouvez-vous nous laisser un instant ? Une infirmière va vous accompagner dans la salle d’attente pendant que nous nous occupons de votre fille.

Comme si elle avait été appelée, une jeune femme en blouse rose entra juste derrière Ianto et ressortit en parlant doucement aux parents dont l’anxiété rejaillissait jusque dans le cœur du Gallois. Il se sentait confus : pourquoi l’avait-on fait demander ?

— Nous avons besoin de toi, Ianto, répondit Jane à sa question silencieuse. Prends ça comme un… apprentissage. Avec ton assistance, nous allons nous introduire dans l’esprit de cette enfant qui a subi une attaque psychique. Elle est dans le coma, et nous allons essayer de l’en sortir. Il vaut mieux être deux ou trois Gardefés pour accomplir cette tâche, au cas où l’un de nous se perde ou se laisse déborder par le subconscient de son hôte.

— S’introduire dans son esprit ? Est-ce qu’on peut faire ça ? interrogea Ianto en fronçant les sourcils.

— Les Gardefés le peuvent, oui. Ainsi que Kat et moi, répondit Beve d’une voix douce. Privilèges de reines. Mais je suis beaucoup moins douée qu’un Gardefé. (Elle dessina un petit sourire encourageant.) Je suis certaine qu’à nous trois nous allons faire des merveilles.

Un instant, Ianto eut envie de dire non, de s’enfuir de la pièce, de suivre ce couple qui ne lui avait rien demandé, à lui, et certainement pas de s’introduire dans l’esprit de leur fille pour y faire dieu sait quoi. Il regarda alternativement Beve et Jane, déglutit, et s’avança finalement vers la place que Beve lui avait désigné près du lit, se maudissant intérieurement pour sa lâcheté.

Il jeta un coup d’œil discret à la petite fille allongée sous les couvertures. Ses longues mèches blondes encadraient un visage paisible qui paraissait dormir. Un instant, il fut tenté de demander qui elle était et comment elle était tombé dans cet état. Si Gwen avait été là, elle serait allé parler aux parents, aurait incriminé les deux femmes pour leur manque de compassion et discuté à n’en plus finir de la dangerosité du projet. Mais Gwen n’était pas là, et existait-elle réellement, ailleurs que dans ses rêves ? Alors, il se tut, s’installa sur la chaise à côté de Beve et, l’imitant, posa une main sur le bras de la petite.

— Qu’est-ce que je dois faire ? questionna-t-il avec un brin de nervosité.

— Ferme les yeux et concentre-toi, répondit Jane calmement, ce qui ne tranquillisa guère Ianto. Se concentrer sur quoi ?

Et puis soudain, il se sentit partir, comme s’il s’était trouvé au bord d’une falaise et qu’il chutait brusquement. Son corps émit un violent sursaut. Bientôt, il perçut la présence éthérée de Jane et Beve à ses côtés. Il rouvrit les yeux, ou crut les rouvrir. Mais il n’était plus dans la petite chambre : autour de lui s’étendait un brouillard opaque, dans lequel il distinguait à peine les silhouettes de ses deux acolytes.

— Où sommes-nous ?

Il avait eu l’impression de poser la question de vive voix, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Les mots avaient juste… flotté dans l’atmosphère autour de lui. Il avait quitté son corps physique, et avant même que Beve ne lui réponde, il comprit.

— Là où nous devions être. Dans l’esprit de Nina. Nous devons trouver la prison psychique installée par ce salaud, et la sortir de là.

— Ianto, surtout ne te laisses pas déstabiliser par ce que tu verras. Garde ton sang-froid, et tout ira bien, ajouta aussitôt Jane, qui semblait avoir retrouvé un semblant de vue.

Garder son sang-froid… facile à dire. La brume se mouvait, formant des silhouettes macabres dans ce paysage désolé. Beve s’éloigna de son côté, mais Jane demanda au Gallois de rester avec elle, ordre auquel il obéit bien volontiers. Sans arme à son flanc, sans protection d’aucune sorte, il n’avait pas vraiment envie de se la jouer solo.

D’ailleurs, il n’avait même pas envie d’être là. Il ne voulait pas de ces pouvoirs psychiques et empathiques. Il ne voulait pas des responsabilités qui les accompagnaient. Il voulait… être celui qu’il incarnait dans ses rêves.

Il voulait suivre son capitaine.

— Ianto, concentre-toi ! le rappela à l’ordre Jane. Tu perturbes son subconscient !

Une volute de brume s’était élevée devant lui, dessinant, à sa stupéfaction, les contours imprécis d’un homme en manteau long. Il secoua la tête, et la silhouette se dissipa.

— Laisse-toi guider par la petite. Tu la sens, n’est-ce pas ? ajouta Jane, et il acquiesça silencieusement.

Oui, il la sentait. Ou plutôt, il percevait les émotions qui émanaient d’elle. La peur et le chagrin dominaient tout le reste, mais Ianto perçut aussi avec surprise un sentiment de cruauté perverse qui surnageait dans la brume. Il renvoya un regard surpris à Jane, qui parut comprendre son trouble.

— Toi aussi, tu l’as perçu. Il s’agit de l’empreinte de son agresseur. Nous sommes tout proche, je vais rappeler Beve.

Soudain, il aperçut une forme cubique, au cœur des volutes grisâtres. C’était une cage aux barreaux de fer, toute simple, posée sur le sol nu, au milieu de la brume. À l’intérieur, une silhouette menue, recroquevillée dans un angle, sanglotait sans discontinuer. Ianto s’approcha doucement. Elle était là, la fillette endormie… Dans l’atmosphère lourde et embrumée, elle semblait si fragile, comme un pétale de fleur abandonné après une tempête, qu’il sentit son cœur se serrer. Elle leva ses yeux humides vers lui et soudain, il eut envie de faire disparaître les barreaux, de la laisser venir à lui. Il n’avait qu’à avancer une main, il n’avait qu’à…

Un souffle glacial s’enroula autour de son poignet et stoppa son élan.

— Trop facile, fit une voix enfantine qui lui glaça la nuque. Tu croyais quoi, tea boy ?

Il se tourna, la stupéfaction inscrite sur son visage. Il n’y avait qu’une personne pour l’appeler « tea boy », et pourtant… non, ce n’était pas Owen qui se tenait contre les barreaux, mais la même petite fille, les bras croisés sur son torse et le menton relevé, dans une posture arrogante qui n’avait rien d’enfantin.

— La gamine reste là où elle est, et vous, vous n’avez rien à faire là.

La méchanceté, pure, puissante, implacable, environnait cette caricature d’enfant. Ianto regarda alternativement la silhouette ratatinée, paralysée de terreur, et celle qui le toisait avec morgue, sa blondeur innocente formant un contraste étrange avec la dureté de ses traits. Elles étaient identiques, et si différentes pourtant… Il frissonna violemment. Jane vint se placer à ses côtés.

— Voilà ce qui retient l’enfant dans le coma. Il n’y est pas allé de main morte, mais on peut le battre.

— Croyez-vous ? rétorqua la créature, méprisante. Regardez-vous : vous vous prenez pour des sauveurs ? Mais je sais déjà tout de vous. Jane, la douce Jane, fruit d’une union contre-nature, qui a voulu se créer une famille pour remplacer celle qui n’a jamais su l’aimer… Et Ianto Jones le survivant aux ailes brisées, qui rêve d’une autre vie, d’une vie meilleure, dans les bras de son beau…

— Qu’êtes-vous ? demanda Ianto dans un souffle, à peine conscient de lui avoir coupé la parole.

— C’est lui. L’agresseur, ou plutôt l’empreinte psychique qu’il a laissée lorsqu’il l’a rencontrée, répondit Jane sur le même ton. Concentre-toi, Ianto. Ne le laisse pas te déstabiliser. Beve ne va pas tarder. Nous devons d’abord faire front si nous voulons délivrer la petite.

Mais Ianto n’arrivait plus à réfléchir. Il n’y avait plus que la haine, tenace, pernicieuse, qui bourdonnait autour de lui, empoisonnant ses sens, anesthésiant son esprit. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais ne parvint à formuler aucun son.

— Eh bien, tea boy, tu en perds ton langage ? se moqua la créature. Tu es tellement faible, c’en est risible. Est-ce tout ce que vous avez pour me contrer ?

— Ne te laisse pas déborder, Ianto, résiste ! le tança Jane de l’autre côté. Nous devons rester forts si nous voulons…

Ianto n’entendit pas le reste de la phrase. Il ferma les yeux, plaça les deux mains sur ses oreilles, dans l’espoir de faire taire à la fois les mots et les sentiments qui saturaient l’atmosphère, cruauté et terreur emmêlées, mais la tentative était aussi vaine que d’arrêter de respirer. Ce n’est pas réel, ne cessait-il de se répéter en esprit. La vérité est à Torchwood. Tu dois te réveiller… Il rouvrit les paupières, prit une grande inspiration et marcha vers la cage, sans écouter les injonctions de Jane, de la créature, et de Beve qui venait d’arriver. Sans laisser le temps à l’autre de répliquer, il traversa les barreaux et s’accroupit devant la fillette qui releva son menton plein de larmes vers lui.

— Ce n’est pas réel, lui chuchota-t-il à l’oreille tout en plaçant une main sur son poignet. Tu dois te réveiller…

Alors qu’autour de lui résonnaient les cris de la créature, il fit un bond en arrière, entraîna la fillette avec lui, et…

 

… rouvrit les yeux sur la petite chambre vivement éclairée.

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