— Ianto ! Qu’as-tu fais ?
L’exclamation de Jane serra le cœur de Ianto dans une étreinte douloureuse. Et s’il avait tué la petite fille ? Sur le moment, c’était comme si un autre lui-même avait pris l’initiative et agi à sa place. Une fois revenu dans le monde réel, ses actes lui semblaient stupide, et dangereux aussi. N’avait-il pas un peu plus de jugeote lorsqu’il travaillait à Torchwood ? Lentement, il baissa le regard vers le lit, et se sentit respirer à nouveau lorsqu’il croisa les yeux de la fillette, confuse, à peine réveillée, mais bien vivante.
— La méthode était inédite, mais efficace, fit la voix de Beve à ses côtés. Il n’y a plus trace de l’agresseur. Ianto, tu as réussi à l’effacer !
Soudain, Ianto se sentit malade. Malade et épuisé. La lumière vive qui émanait du plafonnier, l’air lourd autour de lui, le ronronnement des appareils médicaux, tout cela lui donnait la nausée. Il se leva d’un seul mouvement et se précipita à l’extérieur, ressentant le besoin urgent de trouver de l’air frais. Après les quelques semaines passées dans cette infirmerie, il connaissait parfaitement les couloirs au plafond bas, les salles d’attente aux murs décorés faïences élaborées et les escaliers qui descendaient la colline pour aboutir sur les terrasses extérieures. Il atteignit sans difficulté le jardin, qui, à cette époque de l’année, gardait avec peine les traces fantomatiques de sa beauté estivale. Dehors, l’air était frais et piquant. Dans les nuages cotonneux qui enroulaient les cimes, la neige s’annonçait.
Ianto prit trois ou quatre respirations qui calmèrent les battements frénétiques de son cœur. Les mots qu’il avait pensés avant de sauver la fillette lui revinrent en mémoire. La vérité est à Torchwood…
Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce une ruse de la créature pour embrouiller son esprit ? Y avait-il là un rapport avec ses rêves ? Il ne voyait plus d’autre moyen de résoudre cette énigme que d’en parler à Jane ou à Beve, mais qu’allaient-elles penser de lui lorsqu’elles sauraient ce qui emplissait ses nuits ?
Il tourna le menton en pressentant l’arrivée de Beve dans son dos. Il ne pouvait pas en parler, pas tout de suite. Il se força à sourire.
— C’était du bon travail, Ianto. Jane s’en veut beaucoup de vous avoir fait subir ça, fit-elle en se plaçant à ses côtés, dégageant d’une main ses longues mèches châtain. Est-ce que ça va ?
Il acquiesça lentement, les yeux toujours perdus sur le jardin dénudé.
— La fillette, Nina, se força-t-il à dire d’une voix rauque, éraillée, qui lui a fait ça ?
— On les appelle les Collectionneurs. Ils s’en prennent aux Gardefés, dans tous les univers et de toutes les façons possibles. Celui-là, c’est l’un des pire. Il se fait appeler Scipio. L’ennemi numéro un de l’Organisation, même si on ne connaît ni son visage, ni son vrai nom. Nina Adams… elle était là au mauvais moment, au mauvais endroit. Il a empoisonné son esprit, alors que nous étions sur sa piste. Une façon plutôt efficace de nous ralentir. On ne pouvait pas l’aider, là-bas, alors Jane l’a emmenée ici en urgence, avec ses parents. Il n’y avait aucun autre Gardefé disponible, c’est pourquoi nous avons fait appel à vous, Ianto. La méthode que vous avez utilisé… comment avez-vous fait ? Que lui avez-vous dit à l’oreille ?
Ianto haussa les épaules.
— Je lui ai juste demandé de se réveiller. Ce n’était pas ce que Jane voulait ?
Beve émit un petit gloussement qu’elle dissimula derrière une main.
— Bien vu. Cela dit, ça aurait pu mal tourner : l’empreinte du Collectionneur aurait pu s’accrocher à la fillette lorsque vous êtes sorti de son esprit. D’après le protocole, on doit d’abord se débarrasser de l’empreinte étrangère avant de lancer le processus d’éveil. Mais peu importe, vous l’avez eu. Jane a vérifié : il n’y a plus trace du Collectionneur en Mina. Ses parents voudraient vous remercier…
— Non ! S’il vous plaît, je ne veux pas… Je veux juste retourner travailler.
Beve leva un sourcil surpris, mais ne commenta pas.
— Ne vous inquiétez pas, on ne vous sollicitera plus. Le travail au bureau de Classification des Mondes vous plaît-il ?
— Oui, ça va. Je m’entends bien avec mes collègues…
— Oh oui, Angie ne vous mène pas trop la vie dure ? C’est une drôle de fille…
— Je l’aime bien, la coupa Ianto. Elle et Andy… Ils forment une bonne équipe.
— Vous faites partie de cette équipe, maintenant, répliqua Beve avec un petit sourire. D’ailleurs, je m’étonne de ne pas vous avoir déjà vu au pub. Angie m’a dit qu’elle vous y avait invité. Vous y serez ce soir ?
— Parce que vous le fréquentez aussi ? demanda Ianto avec un air surpris.
Il n’aurait jamais imaginé croiser une reine dans un pub. En tout cas, pas en Grande-Bretagne…
— Oh, le Café d’En-Bas est le rendez-vous quasi obligatoire de toute la jeunesse et l’ex-jeunesse rebelle du Royaume ! fit Beve en riant cette fois-ci franchement. Lily le tient avec son père, Henk. C’est là-bas qu’avec Kat, nous avons fomenté notre mini-révolution, il y a quelques années. Jane y faisait le service, aussi, autrefois. Alors, vous y serez ?
Soudain, les yeux de Beve s’étaient mis à pétiller, et son sourire à se faire plus franc et plus chaleureux. Il semblait à Ianto qu’il la voyait pour la première fois. Il prit soudain conscience que les sentiments qu’ils détectaient habituellement en elle — l’inquiétude, le manque de confiance – cachaient peut-être quelque chose de plus profond, une blessure vive qui rejaillissait maintenant que ses défenses tombaient. Tout comme Angie, elle avait perdu quelqu’un, réalisa-t-il soudain.
— Eh bien, oui… oui, j’y serai, affirma-t-il dans une impulsion subite.
— Bien ! Je vous dis à ce soir alors !
— D’accord… Je peux vous poser une dernière question ? Les Collectionneurs, pourquoi ce nom ? Qu’est-ce qu’ils collectionnent, au juste ?
Alors qu’elle s’apprêtait à partir, Beve se mordit une lèvre, soudain hésitante.
— Je ne sais pas si c’est à moi de… commença-t-elle, avant de se raviser. Oh, et puis zut. Vous le saurez bien assez tôt.
Le teint pâle, elle riva ses yeux verts sur lui, prit une courte inspiration et dit :
— Les ailes. Voilà ce qu’ils collectionnent, entre autres. Les ailes de Gardefés.
À ces mots, Ianto sentit un frisson glacé parcourir les deux cicatrices de son dos.