Le vent de panique qui avait soufflé sur la cité avait été contenu par les porte-parole de la Garde d'Eel, dont Miiko en personne, qui avait tenu à faire un discours public sur le parvis du Temple de la Trinité pour rassurer la population et faire taire les rumeurs. Après quelques semaines d'agitation et d'incertitude, les habitants étaient retournés à leur train-train quotidien, et la Cité d'Eel avait retrouvé la paix et la sérénité.
Tout le monde avait bien vite oublié la tentative de coup d'État de Rurik. Tout le monde sauf Rena. Le souvenir était encore vivace et ses pensées y revenaient souvent. Quelque chose la dérangeait, mais elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Elle examinait la situation sous tous les angles puis, ses questions restant sans réponse, elle les reléguait dans un coin de sa tête.
Elle y pensait moins ces derniers temps, car sa relation avec Ezarel occupait une bonne partie de son esprit, mais parfois, elle était prise d'un sentiment de malaise qu'elle ne s'expliquait pas. La gorge serrée, la boule au ventre, elle se surprenait à jeter des regards nerveux par-dessus son épaule. Elle se sentait suivie, épiée, surveillée. Elle ne pouvait s'empêcher d'être constamment sur ses gardes et se montrait méfiante envers tout le monde.
***
Six mois s'étaient écoulés depuis cette fameuse nuit qui continuait de la hanter lorsqu'elle se décida enfin à partager ses craintes avec Nevra. Elle avait relu son rapport et les échanges qu'il avait eus avec Rurik ce soir-là. Elle n'arrivait pas à se sortir ses dernières paroles de la tête. Son ami l'avait écouté attentivement, mais il ne semblait pas prendre son histoire au sérieux.
— Tu te fais des idées.
— Pourtant, il y a des choses qui ne collent pas, insista-t-elle.
— Comme quoi ?
— Tu as écrit dans ton rapport que Rurik avait parlé d'une histoire de roue du destin qui était en marche et que personne ne pouvait arrêter. Il a aussi parlé d'un plan plus vaste.
— Oui, il a dit quelque chose du genre, mais je crois qu'il se tapait un délire mégalomaniaque. Tu sais comment était Rurik, il avait des idées un peu intégristes et c'est bien son genre d'utiliser ce genre de discours prophétiques grandiloquents. Il essayait juste de nous intimider, je ne pense pas qu'il faille prendre cela à cœur.
— Pourtant, tu as tenu à le mentionner dans ton rapport. C'est qu'au fond, toi aussi ça t'a interpelé.
— Tu m'as dit de rajouter des détails, répliqua Nevra avec un haussement d'épaules. Et je l'ai mis parce que oui, ça m'a interpelé. Ça m'a interpelé justement parce que c'était totalement ridicule. On n'est pas des enfants dans l'âge de Tendresse. Qui croit encore à ces sottises à notre époque ?
— Je ne sais pas... Je n'ai aucune preuve, mais je n'ai pas l'impression que c'est du coup d'État qu'il parlait. Et si on y pense bien, les actions de Rurik ne font aucun sens. C'était un homme prudent qui faisait passer les intérêts de la garde de l'Ombre avant tout. Lancer un coup d'État tout en sachant qu'il devrait s'opposer aux trois autres gardes, c'était presque voué à l'échec. Même s'il parvenait à éliminer Miiko et les membres de la garde Étincelante, il aurait dû faire face à l'opposition de l'Absynthe et de l'Obsidienne. Il y aurait eu beaucoup de pertes.
— L'annihilation de la garde Étincelante aurait été un choc psychologique suffisant pour faire plier les deux autres gardes, argua Nevra en balayant ses arguments d'un revers de main.
— Mais ce n'était pas une issue certaine. Je ne vois pas Rurik faire un pari aussi risqué.
— Rurik n'était pas infaillible, Rena. Il a fait des erreurs, lui aussi.
— Oui, sauf que là, on ne parle pas d'une petite erreur ! Un stratège comme Rurik ne se serait pas engagé dans un combat qu'il n'était pas certain de gagner. Il a pris beaucoup trop de risques, à commencer par moi. Il savait que je l'espionnais, mais il m'a quand même dévoilé ses plans. Il aurait dû me tuer, mais il ne l'a pas fait. C'est comme s'il voulait que son plan échoue.
— Tout ça, c'est dans ta tête, Rena, répondit Nevra en la regardant avec inquiétude, comme s'il doutait de sa santé mentale. Tu deviens parano.
— Dis que je suis folle tant que t'y es ! s'emporta-t-elle en lui jetant un regard noir.
— Je n'ai pas dit ça, se défendit son ami en levant les mains devant lui, mais tu devrais arrêter de ressasser tout ça. C'est du passé maintenant.
— Tu ne me prends pas au sérieux, mais dois-je te rappeler que c'est notre boulot d'être parano ? Si tu ne l'étais pas aussi, tu ne te serais jamais méfié de nos camarades. Je n'ai pas remis tes soupçons en doute quand tu m'as dit qu'ils complotaient contre la Garde et que tu m'as demandé ton aide. Je t'ai fait confiance !
— Rena, je te fais confiance...
— Mais ?
— Mais, je pense que cette histoire te travaille, que la trahison de notre capitaine t'a pas mal secouée, et que tu t'imagines des choses qui n'existent pas. Nous avons traqué, arrêté, interrogé et éliminé les traîtres nous-mêmes. Ils sont tous en prison, en exil dans les Terres du Crépuscule ou morts. Oublie tout ça, concentre-toi sur les affaires de la garde, profite qu'on n'a pas trop de boulot en ce moment pour passer du temps avec ton elfe, va bouquiner un peu, mais faut vraiment que tu te sortes tout ça de la tête.
— Je n'aurais pas dû t'en parler, marmonna la yôkai avec amertume. Je m'en vais.
— Ne te fâche pas... Rena ! Attends ! Où est-ce que tu vas comme ça ?
***
La gardienne avait claqué la porte derrière elle avec colère. Elle avait l'impression d'étouffer dans le Q.G. Il fallait qu'elle prenne l'air. Ses pas l'avaient menée jusqu'à la place du marché. Sur la grande esplanade bondée, les affaires allaient bon train pour les Purrekos.
Rena parcourait les étals d'un regard absent. Elle avait été accostée par plusieurs vendeurs, mais rien de ce qu'ils lui proposaient ne l'intéressait vraiment. Elle s'était arrêtée devant un éventaire qui vendait des accessoires pour hommes. Elle songeait à prendre quelque chose pour Ezarel. Une nouvelle ceinture peut-être, ou bien une sacoche d'apothicaire.
Elle allait demander au vendeur de lui montrer quelques articles lorsqu'elle sentit un mouvement dans son dos. Quelqu'un venait de la frôler de près en tirant discrètement sur sa manche, mais la silhouette encapuchonnée se faufilait déjà entre les badauds qui flânaient sur le marché. Avant qu'elle ne la perde de vue, Rena s'était lancée à sa poursuite, sous le regard hébété du marchand dont la cliente venait de lui filer sous le nez sans rien acheter.
Elle avait poursuivi le mystérieux individu jusqu'à la périphérie du marché, où les étals et les gens se faisaient plus rares. Du coin de l'œil, elle aperçut sa cible disparaître dans une ruelle, mais lorsqu'elle s'y engouffra à son tour, l'endroit était parfaitement vide. La petite rue, entre deux rangées de maisons mitoyennes qui s'élevaient sur trois étages au moins, se terminait par une cour intérieure sans issue.
Comment avait-elle fait pour perdre sa trace ? Elle allait se décider à interroger le voisinage lorsqu'elle se rendit compte à quel point tout cela était ridicule. Pourquoi perdait-elle son temps à courir après des ombres qui n'étaient sans doute que le fruit de son imagination ? Nevra avait raison. Elle devenait vraiment parano.
***
Alors qu'elle faisait tout de même le tour de la cour pour s'assurer qu'aucun passage ne lui avait échappé, elle avait senti quelque chose fourmiller sous ses pieds, tout près du puits central. Elle se pencha pour examiner la source de cette drôle de sensation. Quelqu'un avait tracé un cercle autour du puits, très récemment. Les résidus de mana étaient encore assez frais pour qu'elle sente leur énergie qui émanait du sol.
Rena était loin d'être une experte en magie. Elle se reposait essentiellement sur ses pouvoirs innés, ses connaissances théoriques en termes de magie conventionnelle étant somme toute très limitées. Pourtant, à la quantité de mana concentrée au même endroit, elle devinait qu'il ne s'agissait pas d'un cercle ordinaire. Les pulsations régulières qui lui picotaient le bout des doigts lui indiquaient qu'il était encore actif. Elle murmura une incantation basique pour révéler le tracé du cercle. C'était un motif qu'elle ne connaissait pas et elle ignorait tout de sa fonction.
Ce qui l'étonnait plus encore dans cette situation, c'est que le cercle avait été tracé autour du puits. Faisait-il partie de l'enchantement ? Quel intérêt d'intégrer une source d'eau à ce genre de sort ? D'autant plus qu'inclure un élément fixe de ce type compliquait nettement le tracé du cercle.
Ces points d'eau étaient souvent, bien que pas toujours, liés à l'esprit d'une naïade qui ne s'éloignait jamais trop du puits ou de la fontaine dont elle avait la charge. Elle veillait sur la pureté de l'eau et s'assurait qu'elle ne se tarisse pas. Rena s'était donc mise en quête de la gardienne du puits, qu'elle avait trouvée dans une des maisons qui donnaient directement sur la cour.
La délicate nymphe avait l'air étonnée de voir une gardienne d'Eel sur le pas de sa porte, mais elle l'avait fait entrer dans son salon. Elles s'étaient installées autour d'une tasse de thé et Rena avait commencé son interrogatoire. Elle ne lui avait pas parlé ouvertement du cercle magique, mais elle avait posé quelques questions sur le quartier et son puits.
La cour était-elle fréquentée ? Avait-elle vu ou ressenti quoi que ce soit d'étrange ces derniers jours ? Avait-elle remarqué un changement récent dans la qualité de l'eau ? Malheureusement, les réponses de la naïade étaient trop vagues et incertaines pour confirmer les soupçons de l'Ombre.
Soucieuse, la gardienne était rentrée au Q.G les mains vides, mais la tête pleine d'interrogations. Elle aurait dû en parler à Nevra, mais son attitude envers elle plus tôt dans la journée et le manque de confiance qu'il lui témoignait l'avait vexée. Sa fierté mal placée l'empêchait de se confier à son ami, surtout si c'était pour qu'il pense qu'elle délirait. Elle n'avait pas besoin de lui, elle pouvait se débrouiller toute seule.
Quand à Rena, sa paranoïa motivé par une raison légitime peut complètement provoquer sa chute. Heureusement que l'amour à mitigé les dégâts.
Tu penses bien, mais on découvrira son identité et ses motivations bien plus tard.
Bon, honnêtement, je suis pas du tout d'accord avec Nevra. Je fais confiance à l'intuition de Rena, mais je suis pas persuadé qu'elle puisse se débrouiller toute seule non plus.
On en apprend aussi un peu plus sur l'univers d'Eldarya et du fonctionnement de la magie, donc ça aussi, c'est toujours intéressant à lire.
Quoi qu'il en soit, je reste assez convaincu que Rena ne devrait pas agir seule... et j'espère qu'elle et Nevra se réconcilieront assez rapidement. Ils forment un duo assez redoutable, et que ce duo soit compromis les rend plus vulnérables.
Et Rena pêche par sa fierté et son égo, et son côté aussi assez solo, mais typique des Ombres, en particulier les espions et les assassins qui ont l'habitude d’œuvrer plutôt seuls. Nevra est littéralement le seul partenaire en qui elle a confiance et avec qui elle accepte de mener des missions, parce qu'elle sait qu'elle peut compter sur lui et inversement, et là il vient de lui faire faux bond, donc forcément elle décide de faire cavalier seul, un peu par dépit, un peu par énervement.
Oui là je commence à introduire un peu plus de lore au fur et à mesure, pour qu'on comprenne davantage les enjeux et la gravité de la menace qui pèse sur la cité.