Chapitre 15 : Magie suspecte

Rena s'était efforcée de mettre cette histoire de côté, mais ce cercle hantait ses pensées. Elle avait décidé de faire quelques recherches à la bibliothèque, mais avant cela, il fallait qu'elle mange un bout, car elle avait l'estomac dans les talons.

Alors qu'elle entrait dans le réfectoire, elle remarqua la présence de Valkyon, assis seul au bout d'une des tables de banquet. Rena n'avait pas eu l'occasion de discuter avec lui depuis qu'il avait rejoint officiellement la garde. C'est donc avec plaisir qu'elle avait engagé la conversation. Le faelien n'étant pas très bavard, ce n'était pas le plus divertissant des compagnons, mais son attitude calme et posée était ce dont elle avait besoin en ce moment.

— Bonjour, Valkyon ! Comment vas-tu ? Cela fait longtemps qu'on ne s'était pas vus, tu rentres de mission ?

— Oui.

— C'était comment ?

— Pas très intéressant, répliqua-t-il laconiquement en mastiquant son morceau de pain.

— Ça t'embête que je mange avec toi ?

— Non. Pas du tout.

Une fois attablée, Rena se creusait la tête pour trouver un sujet de conversation pour briser le silence qui commençait à prendre ses aises. Cela ne semblait pas déranger Valkyon le moins du monde, mais la yôkai trouvait l'atmosphère pesante.

— Au fait, je ne t'ai jamais demandé, commença-t-elle, mais pourquoi tenais-tu absolument à entrer dans la garde d'Eel ?

— Je ne sais pas si c'est vraiment le meilleur moment pour parler de ça.

— Désolée, je ne voulais pas paraître indiscrète.

— Ce n'est pas ça, mais ça risque d'être long.

— J'ai tout mon temps, répondit-elle avec un sourire encourageant.

***

Valkyon avait débuté son récit de façon on ne peut plus classique. Il avait commencé par le commencement, c'est-à-dire son enfance. Il était orphelin de naissance, et aussi loin que remontait sa mémoire, il avait toujours été la propriété de quelqu'un autre. L'esclavage était une pratique commune dans les Terres de Feu. C'était là-bas qu'il était né et avait grandi. Dans ces terres rouges et arides où la mort était omniprésente. C'était un sort commun pour les enfants privés de parents, mais Valkyon était différent des autres orphelins ; il avait en plus le malheur d'être un faelien.

Les faeliens possédaient une part d'humain en eux. Quel que soit le nombre de générations qui séparait un faelien de son ancêtre d'origine terrienne, ça n'avait pas d'importance. La moindre goutte de sang impur, aussi infime soit-elle, était suffisante pour susciter l'effroi chez les faeries pure souche. Parmi les populations les plus ignorantes, les mythes sur la cruauté des humains se transmettaient de génération en génération.

L'histoire disait que la race humaine avait fait subir les pires persécutions aux faeries, qu'ils les avaient traqués, torturés, brûlés vifs, ce qui avait conduit à leur exil sur Eldarya, il y a de cela plusieurs milliers d'années. C'est ce qu'on appelait Le Grand Déplacement. Tout cela était fortement ancré dans l'imaginaire collectif des eldariens. Les faeliens, de même que les très rares humains qui vivaient à Eldarya, suscitaient la peur et la haine. Ces bourreaux imaginaires étaient devenus les victimes bien réelles d'une persécution qui durait depuis la nuit des temps.

Valkyon ne s'était jamais plaint de sa situation, il n'avait jamais maudit son destin, mais il sentait un immense vide en lui. Sa vie n'avait pas de sens. Il avait besoin de se trouver un but. Son maître lui avait alors promis qu'en travaillant assez, il pourrait acheter sa liberté. C'était donc le but que s'était fixé le faelien. Les années s'étaient succédé, mais Valkyon gardait espoir. À chaque fois qu'il demandait à son maître s'il était proche du but, il se contentait de répondre « pas encore » ou « bientôt ».

Valkyon avait atteint l'âge adulte, mais sa situation n'avait pas changé. Il avait fini par se rendre compte qu'il ne pourrait jamais acheter sa liberté, car la liberté n'avait pas de prix. Elle ne pouvait pas se mesurer en heures de travail ou en pièces d'or. Désespéré d'avoir perdu son but et furieux contre son maître qui l'avait trompé, il se demandait à quoi avaient servi toutes ces années de dur labeur.

Seul son maître en avait récolté les fruits, mais qu'avaient-elles apporté à Valkyon ? Rien. Sa vie se résumait à cela. Rien. Le néant. Il pourrait faire autant d'efforts qu'il le voulait, ces efforts ne lui apporteraient rien, car ils ne lui appartenaient pas. Il trimait jour et nuit pour les autres, alors qu'il désirait vivre pour lui-même.

Valkyon était en proie à une violente crise de déréliction lorsqu'il avait entendu parler de la Garde d'Eel pour la première fois. On racontait que la Garde acceptait tout le monde, quelle que soit leur origine, et que ce n'était que par l'effort et le mérite qu'on pouvait monter en grade. C'était à ce moment-là que l'idée de devenir gardien d'Eel avait germé dans l'esprit du jeune esclave. Un endroit où son statut de faelien n'importait pas et où il pourrait progresser par ses propres moyens et pour son propre profit. Il s'était donc fixé un nouveau but.

Le soir même, il avait quitté la demeure de son maître pour entamer un long périple vers la capitale. Il craignait que son maître ne lance les chasseurs d'esclaves à ses trousses, il s'attendait à les voir apparaître d'une minute à l'autre, mais il n'en fut rien. Sans doute son maître était-il soulagé d'être enfin débarrassé d'un faelien comme lui. Le voyage n'en fut pas plus aisé, le chemin était semé d'embûches, mais la détermination et la force hors du commun de Valkyon étaient venues à bout des situations les plus périlleuses.

La suite, Rena la connaissait. Elle ne savait pas comment réagir à l'histoire de son camarade, mais elle n'était pas excessivement étonnée non plus. Elle ne savait que trop bien à quel point les gens pouvaient être cruels envers ceux qu'ils jugeaient différents. La peur irrationnelle de l'inconnu engendrait la haine et la violence.

— Qu'est-ce que tu penses de la cité d'Eel et de la Garde ? Est-ce que tu as réussi à t'intégrer ?

— Je suis toujours traité un peu différemment, on ne me fait pas entièrement confiance, mais au moins j'ai une chance de faire mes preuves.

Un sourire confiant éclaira le visage du gardien de l'Obsidienne. Rena appréciait l'optimisme de son camarade. C'était quelque chose dont elle manquait cruellement, elle qui voyait le mal partout. Elle lui aurait bien parlé de ses inquiétudes, mais le jeune homme venait tout juste d'arriver dans la garde, il ne savait presque rien des événements qui s'étaient déroulés six mois plus tôt, et elle ne voulait pas lui imposer ce fardeau.

***

Après le déjeuner, Rena s'était rendue à la bibliothèque où Keroshane lui avait indiqué un certain nombre d'ouvrages susceptibles de l'intéresser. Les bras chargés de livres et de parchemins, elle s'était installée dans un coin calme et isolé de la grande salle d'études.

Il y avait des choses dignes d'intérêt et d'autres beaucoup moins. La magie reposait sur la maîtrise des éléments naturels et spirituels et leur interaction. Le Grand Cristal était le cœur magique d'Eldarya qui produisait et régulait le mana. Ce mana ne servait pas seulement à utiliser la magie, il constituait aussi la force vitale de tous les faeries, ce qu'on appelait plus communément le corps magique. Il était aussi indispensable à la vie que l'air que l'on respirait ou la nourriture que l'on ingérait.

Le mana n'était pas distribué équitablement entre chaque faery, cela dépendait de la capacité du corps magique à emmagasiner le mana et de la qualité du flux manéique qui permettait de le manipuler avec plus ou moins d'aisance. Ainsi, certains naissaient avec un potentiel magique plus important que d'autres et les plus talentueux se destinaient, pour la plupart, à une carrière de mage.

Il y avait deux grands types de magie : les incantations qui tiraient leur pouvoir du Verbe et les cercles magiques qu'on pouvait tracer physiquement ou mentalement. On pouvait ainsi lancer des sorts divers et variés : invocation, téléportation, attaques physiques et psychiques, etc.

Pour renforcer ces sorts ou en créer de plus puissants, on pouvait lier une incantation à un cercle magique, mais cela demandait un certain niveau d'expérience. Un cercle magique était lié exclusivement à celui qui l'avait tracé et seul un utilisateur plus puissant pouvait l'activer ou l'annuler. 

***

Le titre d'un parchemin attira son attention : Les cercles magiques complexes et leur mise en réseau. Elle parcourut le parchemin rapidement. C'était un article savant qui utilisait un jargon de lanceur de sorts incompréhensible. La tête entre les mains, Rena soupira en relisant le parchemin pour la troisième fois. Ezarel aurait été plus apte à comprendre tout ce charabia et ces formules alchimiques obscures qui lui embrouillaient l'esprit. Elle lui aurait bien demandé un cours simplifié, mais elle ne l'avait pas vu de la journée.

Les quelques bribes d'information à sa portée lui avaient suffi à comprendre qu'on pouvait jeter des sorts à grande échelle. Par exemple, pour endormir ou hypnotiser un village entier, bien que les détails qui entraient en jeu pour mettre au point ce type d'enchantement de grande envergure lui échappaient.

En déchiffrant les symboles et abréviations qui accompagnaient un schéma très détaillé des cercles magiques, elle en avait déduit que leur élaboration reposait tout d'abord sur les quatre éléments fondamentaux : la Terre, le Feu, l'Eau et l'Air. À cela, il fallait ajouter les éléments spirituels complémentaires qu'étaient l'Ombre et la Lumière d'une part, et le Soleil et la Lune de l'autre. Tout cela était complété par un certain nombre d'éléments secondaires dont la liste était quasi infinie : le bois, le charbon, l'or, l'argent, le fer, le bronze, l'acier, le mercure, le soufre, etc.

On dessinait les cercles avec l'esprit et on les matérialisait en concentrant le mana vers leur point central, ce qui nécessitait de connaître tous les symboles et leurs associations par cœur, de les visualiser mentalement avec précision, et d'avoir une très bonne maîtrise de son flux de mana. Les cercles dits simples se construisaient à partir des huit éléments de base. Il suffisait de changer la disposition des éléments pour en modifier la nature et les effets. C'était à la portée de n'importe quel débutant avec une réserve de mana correcte.

Pour les cercles complexes, en revanche, c'était une tout autre paire de manches. Il y avait énormément d'éléments à retenir, parfois jusqu'à quarante-huit symboles différents. Il fallait retenir avec précision leur position et leur agencement les uns avec les autres. La moindre erreur lors du tracé pouvait avoir des conséquences catastrophiques, pour ne pas dire cataclysmiques.

Rena avait saisi l'essentiel de la théorie, même si elle était bien incapable de mettre tout cela en pratique. Elle n'avait ni la mémoire extraordinaire ni le goût du détail d'Ezarel, même si l'elfe excellait davantage en alchimie et en confection de potions. Elle se demandait s'il s'était déjà entraîné à tracer des cercles complexes. Si c'était le cas, il pourrait sans doute l'aider à y voir plus clair.

***

La yôkai était dans ses rêves, le regard perdu dans les vitraux colorés de la bibliothèque, lorsqu'un raclement de gorge quelques tables plus loin la ramena à la réalité. Ce n'était pas le moment de rêvasser, elle avait encore des dizaines de pages à lire.

Les choses se corsaient avec le principe de « mise en réseau » des cercles complexes, indispensable à la création d'un sort à grande échelle. Il s'agissait de tracer plusieurs cercles à des points géographiques stratégiques pour les relier entre eux. La règle d'association des quatre éléments aux quatre points cardinaux devait être respectée à l'échelle de la zone visée par le sort.

Il y avait trois grands types de mise en réseau : centripète, aléatoire et englobante. Dans le premier cas, les cercles s'organisaient autour d'un point central vers lequel toute leur énergie convergeait pour lancer un seul et unique sort surpuissant. L'énergie de chaque utilisateur était ainsi transférée à un lanceur de sort principal dont la puissance était démultipliée. C'était le type de sort collectif qui comportait le plus de risques et il était conseillé que le lanceur de sort principal soit celui qui possède la plus grande réserve de mana.

Dans le deuxième cas, les cercles s'activaient à distance de façon aléatoire, ils servaient par exemple à téléporter plusieurs soldats d'un coup dans l'enceinte d'une ville. Quant au dernier cas, les cercles servaient de points de traçage pour un cercle géant. Les cercles devaient être activés simultanément, ce qui permettait de diviser équitablement leur puissance. On s'en servait pour lancer des sorts de grande ampleur capables de détruire ou de téléporter une cité entière.                                              

Alors que Rena griffonnait quelques notes pour retenir l'essentiel, elle remarqua un avertissement à peine lisible en bas de la page. Les yeux plissés, elle tentait de déchiffrer les pattes de mouches.

Cas particulier de la cité d'Eel : l'énergie émise par le Grand Cristal perturbe l'équilibre entre les cercles magiques. Risque important que le mana des lanceurs entre en contact avec celui du Cristal, ce qui causerait une surcharge énergétique fatale pour les lanceurs. Interdiction par décret royal de lancer des sorts collectifs dans l'enceinte de la cité d'Eel et à Regalia, la cité royale.

Cette note la laissait perplexe. Si les suppositions de Rena étaient justes, ce qui n'avait rien de rassurant, il devait y avoir d'autres cercles un peu partout dans la cité. Mais qui prendrait un tel risque et pourquoi ? Elle ne savait pas non plus à quel type de sort collectif elle avait affaire.

Elle s'était renseignée auprès de Kero. L'archiviste avait peut-être quelques informations supplémentaires. Il lui confirma l'existence de ce décret royal, mais il n'en savait pas plus. Cet interdit datait de quelques milliers d'années, il avait sans doute été établi au moment des grandes guerres eldariennes qui avaient éclaté peu de temps après la fondation du royaume.

Les archives ne remontaient pas aussi loin et Kero ne savait pas si le décret faisait suite à une expérience réelle, et qu'un sort collectif avait déjà été jeté dans l'enceinte de la cité, révélant alors le risque que cela comportait en présence du Cristal, ou bien s'il avait été motivé par les recherches et les déductions purement spéculatives d'un groupe d'érudits.

Dans tous les cas, rien dans les archives qu'il possédait n'indiquait que quelqu'un avait déjà essayé de créer un cercle de ce type, que ce soit dans la cité d'Eel ou ailleurs. La paix régnait depuis tellement longtemps que la plupart des gens avaient sans doute oublié l'existence de ce décret, et ignorait tout autant que l'on pouvait utiliser les cercles magiques de cette manière.

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Erouan
Posté le 23/06/2024
Il avait commencé par le commencement, c'est-à-dire son enfance.

J'avoue c'était drôle.

La vie de Valkyon mériterait un roman entier. On y découvre les discrimination non punis en vigueur dans ce monde, ce qui fait assez peur.

Par contre, je suis moins fan de la deuxième partie avec les longues explications sur les cercles magiques. J'imagine que ça sera utile à la future intrigue.
SinnaraAstaroth
Posté le 23/06/2024
C'est pas dans mes projets de lui écrire un roman, même si effectivement il pourrait avoir un background très intéressant. Et oui, toutes les régions ayant leur propre autonomie, même s'il y a un gouvernement centrale avec un seul roi, les règles et les lois ne sont pas les mêmes partout.

Les cercles magiques c'est la partie fantasy / worldbuiling, j'aime aussi parfois me pencher plus en détail sur le fonctionnement de mon monde et des systèmes magiques, c'est mon esprit scientifique qui ressort. x) Certains lecteurs aiment, d'autres moins, mais j'essaye de doser. C'est surtout utile pour comprendre le fonctionne de la magie, ses possibilités et ses limites.
Solaq G.
Posté le 18/05/2024
J'ai adoré ce chapitre ! On apprend beaucoup sur Valkyon, sur la magie, sur Eldarya,... C'est un chapitre ultra intéressant. Parfois, un chapitre comme ça constitué essentiellement de lore peut fatiguer le lecteur, mais pas moi Je trouve qu'au contraire, tu mélanges parfaitement bien lore et histoire : tu n'es pas juste là à balancer des informations ; ces informations-là ne viennent pas de nulle part, elles servent complètement l'intérêt et l'enquête de Rena. Je trouve ça super bien fait !
Le passé de Valkyon est très intéressant aussi. Finalement son esclavage explique aussi le fait qu'il parle si peu. Et qu'il soit à la recherche d'un but, c'est vraiment sympa ! Rena a fait une vraie bonne action en l'aidant à intégrer la garde d'Eel, même si bon, elle l'a surtout fait pour qu'il ne l'embête plus ahah
Quant au fonctionnement de la magie, j'adore TOUT. C'est ultra complet et on en apprend beaucoup sur Eldarya en tant que telle, avec ce cristal et les décrets. Si effectivement, le décret a été oublié (et c'est le cas, du coup, puisque Rena ne le connaissait pas non plus), alors ceux à l'origine des cercles dans la ville sont peut-être en train de risquer leur vie...
SinnaraAstaroth
Posté le 18/05/2024
C'est vraiment ce que j'essaye de faire, de mêler la lore au scénario, et d'apporter que les éléments qui servent l'intrigue ou les besoins des personnages. Donc on découvre vraiment l'univers petit à petit, qu ce soit le fonctionnement de la magie, la politique, la géographie, l'histoire, etc. à travers les aventures des personnages.

J'ai vraiment essayé de penser la magie comme un système rationnel et logique, avec des règles, des limites, etc. J'ai presque adopté une approche scientifique et mathématiques, mais du coup je suis contente que ce soit clair et que ça te plaise ! ^^

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