Chapitre 15 : Les lignes se dessinent.

— Il y a des choses louches qui se passent dans cette ville, lui dit Eren.

Ils marchaient côte à côte sur le chemin du retour. Kael ne répondit pas immédiatement, le regard perdu vers le sommet du château, comme si une pensée lointaine l’accaparait.

Il repensait à sa séance de travail avec Ayra.

Deux heures de recherches… et toujours pas fichus de tomber d’accord sur un sujet.

Ça allait vraiment être compliqué de trouver un terrain d’entente. Il sourit en repensant à la séance

— Bon, j’ai trouvé un tableau intéressant. Regarde ça. Picasso. Tête de femme, annonça Ayra avec un brin d’enthousiasme, lui tendant une page.

Kael haussa un sourcil en prenant le catalogue, l’air déjà blasé. Il fronça aussitôt les sourcils en découvrant l’œuvre.

— C’est un portrait, ça ? marmonna-t-il, l’air sceptique. On dirait un puzzle mal recollé par un enfant aveugle.

Ayra plissa les yeux, vexée mais pas surprise.

— C’est du cubisme. Une approche novatrice de la perception et de la structure, expliqua-t-elle avec calme… et une pointe d’agacement.

— Si c’est novateur de te coller un deuxième œil sur le menton, alors oui, bravo, c’est un génie, lança-t-il, moqueur, en secouant légèrement la tête.

— Tu ne comprends rien à l’art, souffla-t-elle, bras croisés.

— Je comprends surtout que je vais pas passer ma vie à regarder des nez carrés, rétorqua Kael avec une grimace, rejetant presque théâtralement la page devant lui.

Il ria en repensant à sa dernière remarque. L’image du tableau et la tête consternée d’Ayra lui revenaient à l’esprit comme un éclat comique dans sa journée.

— Tu m’écoutes au moins ? lança une voix agacée à côté de lui.

Kael cligna des yeux et tourna la tête vers son frère, visiblement irrité par son absence totale d’attention.

Hein ? Quoi ? Tu disais quoi ? répondit Kael, un peu hébété, comme tiré d’un rêve éveillé.

Eren haussa un sourcil, visiblement agacé.

— Je disais qu’il y a quelque chose de pas normal ici. C’est ta copine qui te tourmente autant, ou t’étais en train de dormir les yeux ouverts ?

Kael fronça légèrement les sourcils, ignorant volontairement la pique.

— Qu’est-ce que tu veux dire par “pas normal” ? demanda-t-il avec un sérieux soudain, se redressant légèrement.

— Tu vois, j’enquête…

— Oui, oui… au “Gardiens de la paix”… répondit Kael, en exagérant le nom comme s’il avait du mal à y croire lui-même.

Le ton moqueur n’échappa pas à Eren, mais il se contenta de lui lancer un regard noir, sans relever.

— Trop de vibrations, reprit Eren, le regard perdu dans le vide. Une énergie forte, presque écrasante. Même moi, j’ai du mal à la contenir. J’ai l’impression que la glace va jaillir de mes mains à tout moment.

Kael s’arrêta net.

Ce qu’il venait d’entendre… ça lui parlait. Viscéralement.

— J’ai ça aussi, dit-il lentement. Mais moi, c’est l’inverse. J’ai l’impression que je vais foutre le feu à tout ce qui m’entoure.

Il marqua une pause, les yeux baissés vers ses paumes comme s’il s’attendait à y voir danser des flammes.

— C’est comme si quelque chose voulait sortir. Tout le temps. Même quand je dors.

Eren hocha lentement la tête, moins moqueur, plus grave.

— Tu crois que c’est Clairmont ?

— Je sais pas. Mais si c’est pas cette ville, alors c’est nous qui déraillons.

 — Et dans l’enquête qu’on mène, Élika et moi… il y a des choses déplacées. Du bétail qui disparaît. Et cette énergie qu’on ressent… j’suis sûr que tout est lié, murmura Eren, pensif.

— Oui, une créature ailée qui vient voler les vaches pendant la nuit, ajouta Kael avec un faux sérieux, les yeux levés vers le ciel.

Eren lui donna un coup de coude dans les côtes, à moitié amusé, à moitié exaspéré.

— Mais tu peux jamais être sérieux plus de deux secondes, toi !

Kael esquissa un sourire en coin.

— Ton regard n’est pas mieux ! Tu as trouvé ton maître, ahah ! répliqua Eren, hilare.

Kael leva les yeux au ciel sans répondre, mais son sourire parlait pour lui. Le silence qui pesait un instant s’évapora dans leur complicité naturelle.

Lui aussi sentait que quelque chose se tramait… mais il s’habituait peu à peu à cette apparente normalité.

Pas d’Edra. Pas d’Abyrel.

Juste eux, ici.

Il n’avait pas envie de se torturer l’esprit avec ça.

Que l’Envoyée aille au diable un petit moment.

Il esquissa un sourire moqueur.

Assez ironique, quand on savait d’où lui-même venait…

Il y reviendrait plus tard.

De toute manière, l’énergie de ce lieu brouillait tout.

— Tu sais que t’as changé ? lança Eren après un temps, l’air pensif.

— Pardon ?

— Depuis qu’on est ici… t’es moins renfrogné. Moins glaçon. Tu blagues, tu souris. T’étais pas comme ça avant.

— Tu veux dire que j’étais chiant ?

— Non, pas chiant. Juste… Kael, version glaçage intégral. Là, t’es plus… humain. Ça fait bizarre.

Kael haussa un sourcil amusé.

— Faut croire que cette ville me ramollit.

Eren haussa un sourcil moqueur dans sa direction.

Ou que certaines personnes y sont pour quelque chose…

Kael s’arrêta une seconde, ses traits redevenus impassibles.

— Tu dis vraiment n’importe quoi.

— Peut-être. Mais t’as même pas nié.

Il esquiva le coup de coude qui suivit, hilare.

 

 

 

Un repas copieux après une journée intense d’études et de recherches… que demander de plus ?

Ayra était installée à table, un carnet ouvert devant elle. Elle tentait tant bien que mal d’avancer sur le choix de l’œuvre artistique qu’elle devrait analyser en duo. L’ennui, c’était de trouver quelque chose qui ne déclencherait pas les moqueries de Kael.

Celui-là… vraiment.

Elle se demandait parfois ce qu’il fichait en histoire de l’art. Il se moquait de tout, ouvertement.

Picasso ? « On dirait un puzzle recollé par un enfant de trois ans. »

Munch ? « Un type possédé en pleine crise. »

Même Klimt n’avait pas échappé à ses sarcasmes.

Ayra tapotait nerveusement son crayon sur la table à cette pensée, sourcils froncés.

— Tu vas finir par la rayer, cette table, fit remarquer Élika en relevant les yeux de son assiette.

— C’est si difficile de le contenter… soupira Ayra. À cette allure, on n’aura pas trouvé notre thème avant la fin de l’année.

Le stress commençait à lui serrer la poitrine rien qu’à cette idée.

— Et pourquoi pas l’un des tableaux religieux ? proposa Élénor, la voix tranquille.

Elle avait suivi la discussion d’une oreille distraite, sans lever la tête de son croquis. Dahlia lui avait tout raconté, évidemment, et sans omettre le moindre détail. La scène du débat enflammé entre Ayra et Kael était déjà presque une légende dans le cercle des premières années.

— T’es folle ? Vu ce que ça a donné la première fois… Non merci ! lança Ayra, les yeux écarquillés.

— Pourtant, je pense que c’est exactement ce que le prof attend de vous. Il vous a mis en duo, je te rappelle, répondit Élénor avec calme.

Elle n’avait pas tort. Ayra le savait.

Elle pouvait avoir confiance en sa propre maîtrise, en son sens de l’analyse… mais là, franchement ?

C’était du suicide.

Mira entra dans la cuisine, les bras chargés de paquets.

Elle salua tout le monde d’un ton enjoué, leur souhaitant bon appétit, avant de déposer ses emplettes sur le plan de travail.

Elle avait ses habitudes : faire les courses le soir, quand les rues étaient plus calmes, l’air plus frais.

C’était ainsi qu’elle préférait — loin du tumulte et des bavardages de la journée.

Élika ? Comment ça se passe avec Théo ?

Mira avait posé la question avec curiosité tout en rangeant quelques provisions.

— Bien… répondit Élika, avant de balayer la tablée du regard.

Elle marqua une pause.

— C’est divertissant, finit-elle par dire, d’un ton neutre.

Elle n’en dit pas plus. Pourtant, Ayra, attentive, crut percevoir autre chose dans son regard — un détail tu, une impression retenue.

Elle connaissait sa sœur. Élika savait quand il fallait parler, et si elle ne poursuivait pas, c’est qu’elle n’était pas encore sûre de ce qu’elle pensait.

Sans un mot de plus, elle reprit son repas avec le calme d’un lac tranquille, impassible.

Mira avait terminé de ranger ses courses. Elle alluma la bouilloire, puis, en passant près de la table, son regard se posa sur le dessin d’Elenor.

— Joli symbole du destin.

Elenor, un peu figée, releva la tête vers elle. Elle n’était pas certaine d’avoir bien entendu, ni même à qui Mira s’adressait.

Autour de la table, Ayra vit les regards échangés. Riven haussa un sourcil, Lucas et Dahlia se figèrent un instant.

— Le symbole du quoi ? demanda Elenor, intriguée.

Elle baissa les yeux vers son croquis, puis observa Mira, cherchant à comprendre.

— Du destin. Tu le dessines sans savoir ce que c’est ? taquina Mira, un sourire au coin des lèvres.

— Eh bien… Elenor sembla hésiter, un peu gênée. Il vient tout seul dans ma tête, depuis qu’on est arrivés ici.

Mira parut surprise, juste un instant. Son regard s’attarda sur le dessin avant de retrouver son expression calme et rassurante.

— C’est un symbole assez puissant. Il apparaît dans certains ouvrages mystiques, parfois même associé aux runes. J’en ai quelques-uns, si tu veux y jeter un œil.

— Oh, oui ! s’enthousiasma Elenor. J’ai déjà cherché dans la bibliothèque, mais je n’ai rien trouvé…

Ayra, silencieuse, observa la scène. Elle vit les épaules de son amie se détendre enfin, comme soulagée de mettre un nom sur ses gribouillages obsessionnels. Mais une question persistait : pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?

— Je peux jeter un œil ? demanda Élika, qui jusque-là était restée silencieuse.

Elenor lui tendit son carnet sans un mot.

Élika jeta un coup d’œil. Fronça les sourcils.

Elle posa le carnet au centre de la table.

— Que représente exactement ce symbole du destin, Mira ?

La table, encore encombrée des restes du repas, semblait soudain bien silencieuse. Les bols vides et les couverts entremêlés, les miettes oubliées entre les assiettes, formaient un décor figé. Même la vapeur du thé que Mira venait de préparer paraissait suspendue dans l’air, comme si elle écoutait, elle aussi, la réponse à venir.

Ayra, assise en retrait, observait la scène, les doigts crispés sur sa tasse à moitié pleine. L’ambiance avait changé d’un coup. Elle le sentait, comme une pression discrète dans l’air, un frémissement dans le fond de l’estomac. C’était infime, mais bien réel.

Mira s’approcha lentement et s’installa à leur hauteur. Elle posa les yeux sur le carnet, sur les lignes tracées par Elenor, et les suivit un moment du bout des doigts.

— C’est un ancien symbole, murmura-t-elle. Il représente un point de croisement. Un instant où plusieurs chemins, plusieurs forces, convergent ou s’opposent. Un moment décisif, un appel du destin.

Ayra sentit son cœur battre plus vite. Son regard se perdit un instant dans les arabesques du dessin, hypnotisé. Ce symbole… pourquoi résonnait-il autant en elle ?

— On dit que quand il revient de cette façon, par instinct ou par rêve, c’est qu’un changement profond est en cours, poursuivit Mira. Quelque chose d’enfoui qui commence à émerger. Une mémoire collective… ou une force qui appelle.

Elle n’aurait su dire pourquoi, mais ce symbole… elle le trouvait à la fois beau et terrifiant. Comme un avertissement.

— Je l’ai vu aujourd’hui, annonça enfin Élika.

Tous braquèrent leur regard sur elle.

— Dans la grange d’un fermier, celle sur laquelle on enquête, Eren et moi.

Elle marqua une pause.

— Pas dessiné, bien sûr… Mais formé avec des objets. Intentionnellement.

Un silence tendu s’installa autour de la table. Ayra sentit le regard d’Élika peser sur le carnet resté ouvert.

Dahlia, elle, caressait distraitement son petit lézard, comme pour s’ancrer dans quelque chose de tangible.

Lucas, les yeux écarquillés, se pencha légèrement vers la table.

— C’est hallucinant ! Je savais qu…

Il se tut net, croisant les regards sérieux de Riven et d’Élika. Il se redressa, se racla la gorge, l’air de rien.

Ayra sentit un frisson lui courir le long de l’échine. Ce n’était plus un simple dessin. Ce n’était plus qu’un gribouillis dans le carnet d’Elenor. C’était devenu réel. Visible. Physique.

— Tu veux dire que quelqu’un… ou quelque chose… l’a formé volontairement ? demanda Riven, les sourcils froncés.

— Peut-être, répondit Élika d’un ton plus grave. Ou alors… ça s’est formé de lui-même. Comme un écho, un message. Ce symbole ne nous suit pas par hasard.

Mira acquiesça lentement, son regard toujours fixé sur le dessin. Elle sembla soudain vouloir ressaisir le groupe.

— Symboles anciens, perte de contrôle, énergies qui se déchaînent… ça commence à faire beaucoup, vous ne trouvez pas ?

Son ton s’était fait plus vif, plus direct. Un bref silence suivit, avant qu’elle n’ajoute, plus posément :

— Il serait peut-être temps de reprendre un peu d’entraînement. Rien de contraignant, mais juste assez pour que vous ne soyez pas pris de court. Ce que vous ressentez n’est pas anodin. Et il vaut mieux se préparer.

Elle se détourna, reprit le rangement de ses courses avec calme, puis conclut, presque pour elle-même :

— Le destin laisse rarement les choses au hasard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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