Chapitre 14 : Prison, yeux de démon et grosse baston.

[ 1 ]

C'était un procès on ne peut plus expéditif. Le procureur avait retenu une charge pour agression à l'arme blanche sans intention de tuer accompagnée de circonstances atténuantes à l'encontre de l'accusé. Il avait moins de seize ans et, bien que la légitime défense ait été rejetée du fait de la violence de la riposte qui semblait disproportionnée par rapport à la menace réelle, le tribunal avait pris en compte le fait que l'accusé avait agi en réponse à une menace criminelle immédiate et dans le but de porter secours à un membre de sa famille.

Le procureur proposait donc une peine de trois mois d'enfermement en centre de rééducation et deux ans de sursis probatoire. C'était une mesure éducative et préventive, afin que l'accusé puisse prendre conscience de la portée de ses actes et ne fasse pas de la violence une habitude et une solution facile capable de régler tous les problèmes. L'avocat avait déclaré que son client plaidait coupable et qu'il acceptait la décision du tribunal avec sincérité et humilité. Le juge avait tranché d'un coup de marteau. Adjugé vendu.

Quinze minutes. C'était le temps qu'avait duré ce procès qui s'était déroulé à huis clos, du fait de l'âge de l'accusé. Seuls son avocat et Mme Kim, en sa qualité de responsable légale, étaient présents. Le Dr Ahn n'avait pas été autorisé à assister au procès non plus, pour des raisons évidentes, mais il était représenté par son propre avocat. Un avocat qui ne semblait pas prendre l'affaire de son client très à cœur.

Avant qu'il ne soit emmené par l'officier de police pour purger sa peine, Mme Kim l'avait pris dans ses bras pour le réconforter et le rassurer. Elle lui avait promis de venir lui rendre visite tous les week-ends. Les larmes aux yeux, elle l'avait – une fois de plus – chaleureusement remercié d'avoir sauvé Yerin. Elle trouvait l'issu de ce procès profondément injuste et s'était confondue en excuse comme si elle avait prononcé la sentence elle-même.

— Ne vous inquiétez pas, Mme Kim, dit Jong-goo avec aplomb. Je ne vais pas vraiment en prison. C'est plus comme une sorte de pensionnat. Ou une colonie de vacances.

— Je ne pense que ce soit tout à fait la même chose quand même... Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le moi savoir. On t'apportera tout ce qu'il faut. J'espère juste que tu seras bien traité...

Mme Kim était à la fois attristée et horrifiée par l'air confiant et détaché de Jong-goo. N'importe quel enfant de son âge aurait été terrifié à l'idée d'être séparé de sa famille et forcé à l'isolation dans un centre de rééducation qui, au final, n'était rien de plus qu'une prison pour délinquants juvéniles. Jong-goo, lui, n'avait pas l'air de s'en soucier. Il ne manifestait pas le moindre signe d'appréhension ou d'angoisse. Son expression était parfaitement sereine et détendue.

Avant de quitter sa mère adoptive, il l'avait même saluée de la main avec un grand sourire, comme s'il partait vraiment en vacances... Qu'est-ce que son mari lui avait fait pour qu'il devienne aussi nonchalant et désinvolte ?

[ 2 ]

Si Jong-goo prenait sa condamnation à la légère, il n'en allait pas de même pour Yerin. C'était tout son monde qui s'écroulait. Sa mère avait essayé de lui expliquer que c'était la loi, que les choses fonctionnaient ainsi, mais sa fille était bouleversée. Encore une fois, la personne à blâmer pour cette injustice était son père. Elle savait qu'il avait le pouvoir de manipuler le procès, il aurait pu faire acquitter Jong-goo sans aucun souci, mais il avait choisi de le laisser se faire condamner.

Elle avait visionné la conférence de presse tenue par son père à l'issue du procès. Elle avait écouté son discours écoeurant sur les valeurs familiales, l'importance de l'éducation et du respect des lois pour garantir le bon fonctionnement de la société. À aucun moment il n'avait mentionné que Jong-goo était son fils adoptif. Il l'avait présenté comme un orphelin qu'il parrainait et qui s'était lié d'amitié avec sa fille. Il le remerciait pour sa bravoure et son humilité face à une justice sévère mais droite.

Yerin était en colère. Elle détestait son père. Elle détestait son hypocrisie et son insensibilité. Elle l'avait harcelé d'appels téléphoniques pour lui exprimer le fond de sa pensée, mais il n'avait pas décroché une seule fois. C'était le secrétaire Park qui l'avait rappelée pour lui dire que son père était trop occupé pour lui parler et qui s'était excusé en son nom. Comme à chaque fois, Yerin avait fini par accepter la réalité. Elle ne pouvait pas gagner contre son père. Quoi qu'elle dise ou qu'elle fasse, elle était face à un mur froid et implacable.

[ 3 ]

L'adolescente n'était pas au bout de ses peines. Tout le monde avait suivi l'affaire Kim Jong-goo jusqu'au bout et la rumeur sur son statut d'orphelin circulait déjà dans toute l'école. Qu'il soit simplement parrainé ou légalement adopté par le PDG de Blue Sky n'avait aucune importance. Un orphelin était un orphelin. Il n'avait pas fallu longtemps pour que certains élèves à la mémoire vivace fassent le rapprochement avec l'incident qui s'était déroulé six ans plus tôt, lors de l'anniversaire de Yerin. Kim Jong-goo l'étrangleur. Soudain, tout s'expliquait. Et comme ça, de rumeurs en rumeurs, Jong-goo était passé de héros national à dangereux délinquant et moins que rien.

— Si c'est le PDG Kim qui lui paye ses études, ça fait de lui un mendiant ?

— Pas étonnant qu'il soit si violent... Les orphelins n'ont aucune éducation.

— Tu crois que Yerin était au courant ?

— Elle était forcément au courant. Elle passe sa vie avec lui.

— C'est vrai qu'elle a toujours eu un faible pour les clochards. Regarde, elle traîne bien avec Min-ji.

— T'as grave raison ! Et tu sais quoi ? Il paraît que non seulement le PDG Kim finance les études de Jong-goo, mais il l'a aussi accueilli chez lui. Un vrai parasite, ce mec.

— Tu veux dire que Jong-goo vit chez Yerin ?! Sérieux ?! Perso, j'aimerais pas vivre avec un orphelin. J'aurai trop peur qu'il me vole des trucs.

— La même ! On peut pas leur faire confiance.

— Tu crois que c'est pour ça qu'il a sauvé Yerin ? Pour faire genre et gagner les faveurs de son père ?

— Vous pouvez pas la fermer ? lança Min-jun avec agacement. Vous avez quoi ? Six ans ? Faut grandir un peu ! Vous avez vraiment que ça à foutre que de raconter de la merde sur le dos des gens ?

Si Min-jun était aussi irrité c'est parce qu'il se reconnaissait dans ce discours. Lui aussi avait pensé la même chose de Jong-goo par le passé, mais les choses avaient changé. Il voyait toujours Jong-goo comme un rival, mais il avait du respect pour lui. Il savait aussi que celle qui souffrait le plus de ces remarques inutilement cruelles, c'était Yerin.

À la récré, elle s'était réfugiée dans les toilettes pour pleurer tout son soûl. Min-ji s'inquiétait pour elle. Elle frappa à la porte des WC.

— Yerin ? Tu es là-dedans ? Réponds-moi.

— Je veux être seule, répondit son amie en reniflant. Laisse-moi.

— N'écoute pas ce que les autres disent. Ils sont juste bêtes et méchants. Tu crois que Jong-goo en aurait quelque chose à faire de leurs remarques ? S'il était là, ils n'oseraient même pas lui dire toutes ces choses en face. Ils auraient trop peur de se faire tabasser.

Yerin esquissa un sourire malgré elle. Min-ji avait raison. Elle s'était promis de rester forte et courageuse, elle ne pouvait pas se laisser abattre comme ça. Elle pouvait supporter quelques moqueries. Ce n'était pas comme au primaire. Elle n'était pas seule. Elle avait Min-ji et Min-jun à ses côtés, et Jong-goo reviendrait bientôt.

Les choses avaient fini par se tasser. Ses camarades de classe s'étaient désintéressés du sujet. Ils avaient ostracisé Yerin et ses deux amis, mais c'était une situation qui n'avait rien de nouveau pour eux. Elle ne s'était jamais sentie vraiment intégrée à la classe de toute façon. Ses relations avec le reste de ses camarades étaient cordiales et polies, tout au plus. Leur attitude envers elle était devenue plus froide et distante, mais c'était un moindre mal.

[ 4 ]

La vie en centre de rééducation était bien morne. Du moins en apparence. L'établissement judiciaire accueillait de jeunes criminels entre treize et dix-huit ans. Il y avait deux grands bâtiments. Le premier accueillait les filles et l'autre les garçons. Il y avait une grande cour centrale, divisée en deux par un grillage. Les garçons et les filles se retrouvaient autour de ce grillage pour flirter et s'échanger des produits de contrebande. Cigarettes, alcool, téléphone portable, maquillage, magazines érotiques, mangas, tout était monnayable, et les trafics allaient bon train.

Les détenus se levaient à six heures du matin. Ils avaient trente minute pour ranger et nettoyer le dortoir, puis ils se rendaient au réfectoire pour prendre leur petit-déjeuner. Ils avaient trente minutes pour manger. Après quoi, ils étaient soumis à deux heures d'activité sportive digne d'un camp militaire sous les coups de sifflets hystériques des instructeurs. Jong-goo trouvait cela assez ironique. Ils entraînaient ces jeunes criminels à devenir plus endurants, plus forts, plus rapides et plus endurcis. Tous ne retournaient pas à cette vie à la fin de leur peine, mais la majorité d'entre eux avait une grande chance de récidiver. C'est ce que démontraient les statistiques.

Après leur entraînement spartiate, ils avaient de nouveau trente minutes pour passer à la douche et se préparer pour les cours. Ils bénéficiaient de trois heures d'enseignement le matin et trois heures l'après-midi. Les élèves étaient regroupés par tranche d'âge. Les collégiens d'un côté et les lycéens de l'autre. Les jeunes déscolarisés suivaient un cursus spécialisé, tandis que les autres suivaient le programme scolaire national. Ils étaient encadrés par trois professeurs et un éducateur spécialisé qui les faisaient travailler sur divers sujets : mathématiques, sciences, histoire, littérature et langues vivantes. Ils étaient testés et notés sur leurs connaissances une fois par semaine.

Ils avaient une demi-heure pour manger le midi, puis après les cours de l'après-midi, de seize à dix-sept heures, ils avaient quartier libre. Ils pouvaient se promener dans la cour et jouer au basket ou au ping-pong, ou alors ils pouvaient passer du temps au foyer pour jouer au baby-foot ou faire des jeux de sociétés. Il n'y avait ni télé, ni console, et les portables étaient strictement interdits. Ils avaient le droit d'appeler leur famille avec la ligne fixe une fois par jour, à raison de cinq minutes maximum.

Après la pause récréative, ils devaient participer à des ateliers manuels. Bricolage, menuiserie, montage de meubles, jardinage, cuisine, poterie. Pour certains, c'était l'occasion de se former à un métier. Puis à dix-neuf heures, ils disposaient d'une heure pour profiter de leur dîner, après quoi ils devaient tous retourner dans leurs dortoirs respectifs jusqu'à l'extinction des feux, à vingt-deux heures. Chaque dortoir accueillait quatre détenus. La chambre comprenait une petite salle d'eau adjacente avec WC. De quoi se brosser les dents et se laver le visage. Pour le reste, ils devaient utiliser les douches communes.

[ 5 ]

Avant de rejoindre ses quartiers, Jong-goo avait été convoqué dans le bureau du directeur de centre. M. Choi lui avait brièvement expliqué ce qu'il attendait de lui.

— J'aimerais que tu sondes un peu les jeunes qui sont ici et que tu me dises si tu penses que certains pourraient faire l'affaire pour m'aider dans mon projet. Il y en a un en particulier qui a attiré mon attention. Park Jong-geon. Il a été condamné pour coups et blessures. Rien d'exceptionnel me diras-tu, mais l'homme qu'il a envoyé à l'hôpital n'est pas n'importe qui. C'est un baron de la mafia chinoise qui opère sur le territoire coréen. Jong-geon s'est rendu de son propre chef après avoir mené une attaque contre lui et ses hommes. Probablement pour se mettre à l'abri des représailles. Il n'est pas seulement fort, il est aussi malin.

— Qu'est-ce que vous savez de lui ?

— J'ai examiné son dossier. Son père est japonais, c'est un chef de clan yakuza. Le clan Yamazaki. Sa mère est coréenne. Elle est morte assez jeune d'un cancer. Son père s'est remarié avec une japonaise et les relations avec son fils se sont dégradées après la naissance de son demi-frère. Il a pris le nom de sa mère et il été renvoyé en Corée pour vivre avec son oncle maternel. Il a encore des liens avec son père, probablement en lien avec la gestion du clan. Il a sans doute participé à l'attaque contre ce gang chinois sur ordre de son père pour prendre le contrôle du territoire. Dans son clan, on le surnomme Shiro Oni, le Démon Blanc.

— C'est quoi ce surnom trop cliché ? Il se prend pour un super méchant de shonen ? Qu'est-ce que je dois faire du coup ? Me battre contre lui ?

— Seulement si c'est absolument nécessaire. J'aimerais que tu essayes de le convaincre de nous rejoindre. Je lui en ai déjà parlé, mais il n'a pas eu l'air intéressé. Je me suis arrangé pour qu'il soit dans la même chambre que toi. Essaye d'en apprendre plus sur lui. Il doit bien y avoir quelque chose qui pourrait le motiver à se joindre à moi.

[ 6 ]

Park Jong-geon. Un spécimen original. Un pokémon légendaire que tout le monde aimerait avoir dans sa poche. Jong-goo n'avait pas de master ball sur lui, mais il avait quand même tenté la capture. Il avait profité du quartier libre pour l'aborder. Assis sur un banc dans un coin de la cour, la cheville croisée sur son genou, Jong-geon était plongé dans la lecture d'un livre intitulé Mémoires d'un yakuza. Lui aussi portait des lunettes. Des lunettes de soleil.

— Salut ! Moi c'est Kim Jong-goo, mais tu peux m'appeler Goo. Enchanté !

Il lui tendit la main en lui offrant son plus beau sourire. Jong-geon ne daigna même pas relever la tête.

— Dégage. Je parle pas aux losers. Baka.

L'instant d'après, son livre volait dans les airs, projeté par un violent coup de pied. Jong-goo abattit son pied sur le banc et colla son front contre celui de son adversaire en prenant un air menaçant de taureau enragé.

— C'est toi le loser, tête de bite, gronda-t-il avec colère. Yakuza de mes deux. T'es en Corée, ici, alors parle coréen.

L'instant d'après, Jong-goo volait à travers la cour. Il s'écrasa lourdement sur le dos. Une douleur lancinante se propagea dans son bras en rémission. C'était un sacré coup de pied. Puissant, rapide et précis. Jong-goo se releva en grimaçant. Il avait mal aux côtes. Il fallait qu'il arrête de rire comme un maniaque. Plus il riait, plus il avait mal.

— Qu'est-ce qui te fait rire ? demanda Jong-geon en s'avançant vers lui.

— Excuse-moi, fit Jong-goo en hoquetant. C'est l'émotion.

Il essuya une larme d'hilarité qui avait coulé au coin de son œil.

— Oh, merde... Je ne devrais vraiment pas faire ça... Park Jong-geon. Laisse-moi juste te poser une question. Qu'est-ce qui te fait bander ? Moi, c'est l'argent. Plus j'en ai, plus ça m'excite. Et on m'a promis une très grosse somme si j'arrivais à te recruter. Alors je veux savoir, comment tu prends ton pied ?

Park Jong-geon n'aimait pas les gens vulgaires et grossiers. C'était un garçon qui valorisait l'élégance et le raffinement. Pourtant, il était sérieusement en train de réfléchir à cette question d'une obscénité sans nom.

— La force, finit-il par répondre. J'aime les gens forts et puissants. Les gens capables de rivaliser avec moi.

— Je vois, mais je te préviens, je ne suis pas de ce bord-là. Mon seul amour, c'est l'argent. Alors même si je te fracasse, ne tombe pas amoureux de moi.

[ 7 ]

Le combat était si intense que même les gardiens n'osaient pas intervenir de peur d'être pris dans les tirs croisés. Le directeur Choi leur avait ordonné de rester en retrait et d'établir un périmètre de sécurité pour empêcher les autres détenus curieux de s'approcher trop près de la zone de combat.

Jong-goo était légèrement désavantagé. Il essayait de ménager son bras blessé et il n'était pas armé. Pourtant, malgré ce handicap de poids, il tenait tête à son adversaire qui ne retenait pas ses coups. Si Jong-goo était un fou furieux qui se battait avec l'énergie d'une bête sauvage, Jong-geon était une machine de guerre froide et calculatrice.

Outre leurs lunettes, les deux garçons avaient tout de même un point commun : leur détermination. Ils ne voulaient rien lâcher contre leur adversaire. Pas même un centimètre. Ils encaissaient et rendaient les coups jusqu'à ce qu'ils soient tous les deux brisés et couverts de sang.

Jong-geon se débarrassa de ses lunettes fissurées. Sous ses verres teintés, il cachait une paires d'yeux étranges. Ses pupilles étaient blanches, tandis que le blanc de ses yeux n'était pas blanc, mais noir. Il avait le regard étrangement vide, comme si son esprit était ailleurs. Pourtant, il était bien conscient. Conscient mais incroyablement concentré. Comme si ses pensées étaient séparées de son corps.

— Tu as l'air surpris. J'imagine que c'est la première fois que tu vois quelque chose comme ça.

— Ouais. C'est quoi ces yeux ? T'es possédé ou quoi ? C'est pour ça qu'on te surnomme le Démon Blanc ?

— On peut dire ça, oui. Si tu me bats, je te révélerai le secret derrière mes yeux.

— Chouette ! J'adore les secrets !

Jong-goo avait retiré ses lunettes cassées, lui aussi. Il avait fait sauter un des verres qu'il tenait à la main, coincé en son pouce et son index, le tranchant du verre dirigé vers son adversaire. Sa posture était celle qu'il prenait lorsqu'il maniait une lame.

« Le combat est terminé » , pensa alors Choi Dong-soo. « Jong-geon a perdu. »

Il avait parlé trop tôt. Jong-goo avait réussi à reprendre le dessus un bref instant. Il avait lacéré le visage de son adversaire au niveau des yeux. Il lui avait fait une belle entaille en forme de croix, large et profonde, juste au-dessus du nez, mais Jong-geon avait à peine réagi. Il n'avait pas besoin de ses yeux pour se battre. Ses yeux n'étaient que le reflet de son état. Un état entre conscience et inconscience. Un état où il agissait purement par instinct. Un état qu'il était parvenu à maîtriser à la perfection et qu'il pouvait maintenir en permanence.

Jong-goo avait du souci à se faire, car Jong-geon n'avait jamais été aussi excité de sa vie. Enfin un adversaire digne de lui. Enfin quelqu'un capable de lui procurer ce délicieux frisson qui faisait frémir son corps de plaisir. Il était tombé sous le charme.

[ 8 ]

Les deux garçons avaient fini par se mettre mutuellement K.O sans qu'aucun gagnant ne soit clairement établi. Ils étaient tous les deux dans un état pitoyable et avaient été évacués en urgence vers l'hôpital le plus proche. Outre de multiples contusions et quelques lésions internes, Jong-goo avait trois côtes fêlées, une épaule déboîtée et un deuxième bras fracturé en de multiples endroits. Jong-geon, lui, s'en sortait avec une belle balafre en plein milieu du visage qui laisserait une vilaine cicatrice, un nez cassé, une fracture du tibia et une mâchoire démise.

Le médecin avait estimé qu'il leur fallait au moins deux semaines d'hospitalisation. Ils avaient été placés dans la même chambre. L'occasion pour eux d'approfondir cette toute nouvelle amitié forgée dans le sang et la douleur.

— J'ai gagné, déclara Jong-goo d'un ton catégorique.

— De la merde. C'est moi qui ai gagné.

— Tu ne peux pas marcher et tu dois boire de la soupe à la paille. J'ai clairement gagné.

— Tu dois pisser dans une poche parce que je t'ai éclaté la vessie. T'as perdu, c'est tout.

— C'est vrai ça, putain de merde...

La sonde urinaire, c'était pas très glamour.

— Bon, du coup, tu veux bosser pour M. Choi maintenant ?

— Est-ce que je pourrai me battre contre d'autres gens aussi forts que toi ?

— Ah ! Donc tu reconnais que j'ai gagné !

— J'ai pas dit ça. Tu m'as fait bander, c'est tout.

— Eurk ! fit Jong-goo en esquissant une grimace de dégoût. T'es quoi ? Un obsédé sexuel ? Je t'ai déjà dit que c'était pas mon truc.

— T'inquiète. Ce sera notre secret. Je veux bien bosser pour ce M. Choi. Mais c'est vraiment parce que c'est toi qui demande. Maintenant qu'on est amis, tu peux m'appeler Gun. Je préfère ce nom à mon nom de naissance.

Jong-goo avait la désagréable sensation d'avoir vendu son âme à un pervers démoniaque. Enfin, ses bizarreries mises à part, Jong-geon était un sacré combattant et un chouette type. Avec lui à ses côtés, prendre le contrôle des gangs juvéniles de Séoul allait être un jeu d'enfant.

[ 9 ]

Exceptionnellement, pour passer le temps pendant leur convalescence, M. Choi leur avait rendu leurs téléphones portables. Jong-goo en avait profité pour appeler Yerin, mais quand il lui avait dit qu'il était – encore – à l'hôpital parce qu'il s'était – encore – battu, elle l'avait engueulé comme du poisson pourri. Elle hurlait si fort qu'il avait demandé à Gun d'éloigner le téléphone de son oreille avant qu'il ne perde la moitié de son audition. Son camarade avait posé le téléphone en mode haut-parleur sur la table de chevet et ils l'avaient laissée s'égosiller pendant cinq bonnes minutes.

— T'as fini ? demanda Jong-goo après quelques secondes d'un silence salvateur.

— Non, j'ai pas fini ! s'exclama Yerin à l'autre bout du fil. Tu vas faire quoi s'ils prolongent ta peine à cause de tes bêtises ?! On peut même plus te rendre visite maintenant. J'ai même pas eu le temps de te voir encore. J'avais tellement hâte de te rendre visite. Avec maman, on a passé la journée à cuisiner pour toi. J'ai passé trois jours à compiler tous les cours.

— Désolé. C'était vraiment pas prévu. Ça c'est juste passé comme ça.

— Est-ce que t'es même vraiment désolé ? Parce que t'as pas l'air très désolé, comme ça.

— Je ne vais pas m'excuser de m'être battu parce que ça ne te regarde pas, mais je suis désolé d'avoir gâché tes plans. Je vais essayer de me tenir à carreau à partir de maintenant.

— Essayer ? Il va falloir faire plus qu'essayer, Kim Jong-goo ! Si tu veux passer ta vie à l'hôpital, t'as qu'à devenir médecin, mais je ne veux plus que tu te blesses comme ça !

— Elle t'a appelé par ton nom complet, elle doit vraiment être vénère, commenta Gun à voix basse.

— Ta gueule.

— Pardon ?! Est-ce que tu viens de me dire "ta gueule" ? s'insurgea Yerin à l'autre bout du fil.

— Non, c'est pas à toi que je parlais. Y a un connard à côté de moi qui écoute notre conversation et qui se permet de faire des commentaires. Bref. Je suis content d'entendre ta voix Yerin, mais faut ménager tes cordes vocales. Je te rappellerai un autre jour, quand tu seras moins remontée. À plus !

Il fit signe à Gun de raccrocher.

— C'était qui ? Ta fiancée ?

— Ma fian... quoi ?! Tu crois que les ados se fiancent à treize ans ?

— C'est pas le cas ? Ça se fait au Japon, pourtant. Certains sont même fiancés dès la naissance.

— Les Japonais vous vivez vraiment sur une autre planète.

— C'est toi qui vis sur une autre planète. T'as dit que c'était la fille de l'homme qui t'avait adopté dans la famille. Chez nous, quand un homme de pouvoir, père d'une fille unique, adopte un garçon au sein de sa famille, c'est habituellement dans le but de les fiancer. Il veut élever lui-même le futur époux de sa fille pour en faire un homme fiable et digne d'épouser sa fille et de la protéger.

— Tu lis trop de shojos, frère. Je suis juste son garde du corps, c'est tout. Son père ne m'apprécie pas vraiment. Il me voit toujours comme un misérable orphelin, jamais de la vie il me laisserait épouser sa fille.

— Et toi, si t'avais le choix, tu voudrais l'épouser ?

— Si ça me rapportait de l'argent, peut-être. Mais tout ce que ça risque de m'apporter, c'est des emmerdes, alors non merci.

— Pourquoi tu crois qu'il t'a adopté alors ?

— Ça, j'en sais rien et je m'en fous un peu.

Jong-goo avait beau réagir avec désinvolture, Gun avait soulevé un point qui l'avait fait réfléchir. Pour la première fois, il s'interrogeait vraiment sur le sens de sa relation avec Yerin. Qu'est-ce qu'elle représentait pour lui ? Et qu'est-ce qu'il représentait pour elle ? La réponse aurait dû être simple : rien. Elle n'était rien pour lui. Leur relation était purement transactionnelle. C'était la réponse attendue, la réponse acceptable, mais cette réponse était un mensonge.

S'il était complètement honnête avec lui-même, Yerin était tout l'inverse. Elle était comme une vieille manie dont il n'arrivait pas à se débarrasser. Une habitude singulière qui rythmait son quotidien. Elle est toujours là, dans un coin de sa tête. Peut-être même qu'elle s'était frayé un chemin jusqu'à son cœur. Pourtant, Jong-goo n'était pas prêt à admettre la vérité. La vérité et la réalité étaient deux choses bien différentes. Il vivait dans le monde réel et dans ce monde, il n'y avait pas de place pour Yerin dans son cœur.

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