Moebius alluma une lampe murale à huile en baillant, et traversa la salle d’entraînement vers son coin habituel, à l’opposé de la porte. Les vieilles traditions ne mouraient pas. La salle d’examen restait la meilleure pour qui voulait avoir la paix, même avec de nouvelles fresques et une mosaïque propre au sol. La plupart de ses confrères n’y étaient entrés qu’une seule fois, et beaucoup y étaient morts.
Posant son sac contre le mur, Moebius chassa les souvenirs d’un mouvement de tête agacé et commença son échauffement. Au fil des mouvements répétés, la raideur dans son côté diminua, et il finit par se décider à enchaîner avec des exercices pour se remuscler.
Quand il sortit son outre pour boire, la sueur perlait de son front. Il se désaltéra puis prit le temps de s’étirer, sa respiration reprenant lentement un rythme normal. Puis il s’assit et se concentra sur l’outre dans ses mains. La sensation familière des énergies dans le liquide lui tira un sourire. Les exercices de manipulation de l’eau lui faisaient toujours du bien. Il tira un accumulateur de son sac d’une main, sans relâcher sa concentration.
Une bulle d’eau de la taille de son pouce émergea du goulot, et flotta au-dessus de ses genoux. Moebius lui imprima un lent mouvement circulaire et la regarda tournoyer. Diane avait-elle déjà rencontré les doyens ? Probablement pas, il était encore tôt. La confrérie n’avait rien à gagner à refuser sa demande. Sous peu elle hanterait les couloirs aussi sûrement qu’elle avait hanté la bibliothèque, et les novices recommenceraient à se cacher dans les coins sombres.
Il sourit, fit regagner à l’eau son contenant d’origine et se leva. Son retour à ses activités normales impliquait maintenant une douche, et un bon petit déjeuner.
-°-
Moebius essaya plusieurs portes de la pouponnière avant de tomber sur une tablée de jeunes garçons d’âges variés occupés à peler et couper des légumes, entourés de nourrices qui papotaient.
— À côté ! indiqua l’une d’elles en gesticulant le bras vers une ouverture traversante.
Il referma et avança vers la pièce suivante. Madeleine avait installé Valery et un autre enfant plus chétif sur des nattes et tranchait des fruits dans un bol.
— Moyus ! clama Valery en le voyant entrer.
Madeleine se pencha pour pousser la porte qui communiquait avec la salle attenante pleine de cris aigus et s’essuya les mains sur son huipil déjà malmené.
— Alors ? demanda-t-elle à voix basse en déposant la coupe devant les deux garçonnets qui se jetèrent dessus avec un enthousiasme bruyant.
— Sa mère est décédée. Il a une tante qui le récupérera quand sa propre situation sera moins délicate.
La nourrice le dévisagea un moment, puis s’éloigna pour prendre d’autres fruits dans une corbeille.
Moebius s’accroupit pour s’éviter des questions supplémentaires que Madeleine ne manquait jamais de poser même si elle savait qu’il ne répondrait que « je n’ai pas le droit d’en parler ». Les deux petits garçons tiraient le bol vers eux, chacun à leur tour, pour se remplir les joues comme des rongeurs. Dans ce cas, ce n’était pas tant qu’il n’avait pas le droit d’en parler plutôt qu’il était pour l’instant dangereux d’en parler, mais mieux valait être prudent. Ce que Madeleine ignorait ne pouvait pas lui nuire.
— Pas pour toi !
Valery poussa son voisin pour l’empêcher de se servir.
— Doucement doucement ! intervint leur gardienne. Il y en a assez pour tout le monde.
Le bol fut à nouveau rempli, cette fois de morceaux de bananes.
— J’espère que tu sais ce que tu fais. La plupart des enfants qui entrent ici n’en sortent pas.
L’espace d’un instant, Moebius se revit également manger des fruits, assis sur une natte, avec Martial et tous les autres.
— Moi aussi, dit-il en se relevant, les jambes un peu lourdes malgré les étirements.
— Attends ! dit-elle en le rattrapant à la porte.
Madeleine jeta un coup d’œil dans le couloir avant de reprendre, plus bas.
— Ça ne te ressemble pas de cacher des choses à la confrérie. Je sais que ça ne peut pas être le tien ou celui de Martial, mais je vois bien qu’il se passe quelque chose. Si tu veux en parler, je suis là.
— Tu te fais des idées, dit-il gentiment. Je rends service, c’est tout.
-°-
Dans le hall plein de courants d’air menant au réfectoire, une affluence agitée l’intrigua. L’idée de se faufiler au milieu de l’attroupement le fit grimacer, mais s’il y avait des informations sur le tableau d’affichage, cela pouvait concerner la demande de Diane.
Avant qu’il ait pu s’approcher assez pour voir, Hadrien se glissa à côté de lui et enfonça lestement un pouce entre les côtes. Moebius pirouetta avec un juron, saisit la main incriminée et la retourna sans ménagement dans le dos de son opposant qui se laissa faire avec un sourire.
— Parfait, je peux dire aux doyens que vous êtes apte à repartir.
— Et vous pouviez pas simplement me dire de passer à l’infirmerie ?
Hadrien tira doucement sur son bras, que Moebius lâcha.
— Je rends visite aux bons clients, dit-il en se massant le poignet. Venez me raconter le conseil, je ne pourrai pas y être, on a tous les nouveaux de l’équinoxe.
— Conseil ? demanda Moebius en se redressant pour tenter d’apercevoir le tableau d’affichage.
— Conseil extraordinaire, précisa Hadrien en s’éloignant. J’espère qu’ils ne vont pas s’écharper cette fois, parce que mon infirmerie est déjà pleine.
Moebius regarda distraitement le médecin disparaitre dans un couloir en se frottant doucement le nez, puis joua des coudes vers l’écriteau. Le conseil était prévu à treize heures. Cela avait-il un rapport avec la requête de Diane ? La coïncidence ne lui plut pas. La plupart du temps, les doyens prenaient leurs décisions seuls. Treize heures, cela voulait dire déjeuner maintenant, et copieusement, car cela pouvait durer jusqu’au lendemain.
— Vous allez manger maître ? demanda une petite voix alors qu’il quittait le groupe pour entrer dans le réfectoire en tortillant de la tête dans l’espoir de décoincer la raideur dans sa nuque.
Son regard tomba sur trois novices, dont Emile.
— Si vous êtes seul, vous pouvez venir avec nous, proposa celui-ci.
Moebius opina sans grand enthousiasme. Emile semblait lui vouer une sorte d’admiration qui finirait forcément par se retourner contre lui. Il lui faudrait trouver le temps de le dissuader d’agir ainsi. S’il y avait un égy à qui Emile ne devait pas ressembler, c’était bien lui.
Il se dirigea vers le comptoir de service, les trois novices galopant sur ses talons pour le suivre. Une fois les plateaux chargés, il jeta son dévolu sur une table isolée dans un coin et attaqua son repas, en s’efforçant de ne pas écouter les trois garçons qui s’échangeaient conseils et rumeurs sur les tests en cours pour les nouveaux.
À leur âge, Martial n’était pas encore arrivé de l’école de Basse-mer, et lui se débrouillait pour manger seul pour s’éviter des problèmes. Ce devait être au début de son traitement pour le rachitisme.
Moebius toussota. Ressasser n’avait rien d’utile. Et puis, manifestement, Émile n’était pas solitaire, lui.
— Maître ? demanda Emile, le tirant de ses ruminations avec un air sérieux. Pensez-vous que la confrérie sera dissoute pour de vrai ?
— Pardon ? fit-il en posant sa cuillère encore pleine de purée de maïs épicée. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Il paraît que le roi croit que c’est nous qui avons tué son frère sans mandat et veut nous dissoudre, expliqua un autre garçon.
Il déglutit avec difficulté. La règle numéro un, c’était de toujours surveiller l’environnement. Il avait proposé à Diane de s’en remettre aux doyens sans connaître la situation à la confrérie, et cette situation ne lui était peut-être pas favorable.
— Faites confiance aux doyens, dit-il avec un sourire. Ils savent gérer le roi.
-°-
Moebius hésita un moment entre le trou normal de sa ceinture d’uniforme de cérémonie, trop lâche, et celui percé auparavant et aujourd’hui un peu serré, et finit par choisir pour le confort de la première option.
Il dévala les escaliers en boutonnant son manteau. Si le roi exigeait des doyens une preuve de bonne volonté, ils auraient pu décider de livrer Diane sur-le-champ. Pourquoi convoquer ce conseil ? Sur quoi allaient-ils leur demander de voter ?
Les couloirs menant à la salle où se tenait l’assemblée étaient encore presque vides. La lourde porte en bois de Ceiba s’ouvrit sur les rangées de gradins garnies de sièges dont le revêtement, peut-être bien plus vieux que lui, s’était davantage terni pendant son absence.
Moebius se trouva un fauteuil pas trop cassé sur la plus haute marche et s’assit, d’autres rentrant à leur tour comme s’ils avaient eu besoin d’un éclaireur pour oser aller s’installer. Au centre, des apprentis tiraient un pupitre au milieu de l’estrade près de la dalle de granit noire gravée sur laquelle tous les égys prêtaient serment à la fin de leur formation.
Maître Gonzagues passa, une rangée devant lui, pour prendre place à deux chaises de là. Il compta les maîtres qui remplissaient peu à peu la salle et s’arrêta à trente-cinq. Le quorum serait atteint, même avec le traditionnel lot d’indécis.
— Comment se fait-il que chaque fois qu’il y a quelque chose d’inhabituel ici, tu es toujours impliqué ? lança grassement la voix de Louis derrière lui.
Moebius serra les dents, ne se retourna pas, et surtout, ne chercha pas à répondre. Privé de la répartie de Martial, il préférait faire profil bas. Louis assit sa lourde carcasse sur le siège à sa droite.
— C’est vraiment curieux, poursuivit Louis en le bousculant volontairement pour laisser passer l’autre maître Moebius, le vieux. Moi, ça ne m’arrive jamais.
Louis l’empêchait de se concentrer sur le conseil qui allait démarrer. Devait-il exiger qu’il se taise, au risque de lui rappeler qu’il fut un temps, il faisait ses quatre volontés pour ne pas se faire cogner dessus ?
— Tu sais pas ? Moi si, reprit Louis en inspectant un ongle bleui par un hématome.
— Debout ! glapit un des apprentis à l’entrée des trois doyens à qui il avait rendu compte la veille.
— C’est parce que tu es un merdeux qui croit qu’il a une conscience à sauver, souffla Louis alors qu’ils se levaient.
Ignorant Louis qui tentait de se redresser pour se sentir moins petit maintenant qu’ils étaient tous debout, Moebius observa les expressions des doyens et fronça les sourcils. Le troisième c’était Zyprian. Yonos était absent.
Yvan tapa plusieurs fois du plat de la main sur le lourd pupitre de bois au milieu de l’estrade pour réclamer le silence, ordonna de s’asseoir, et attendit que les bruissements de manteaux et grincements de fauteuils s’éteignent.
— Bien. Nous avons hier reçu une demande particulière. Par conséquent, il a été décidé de vous en informer et de vous consulter concernant les réponses possibles. Pour ceux qui viennent de rentrer à Chantelli, je résume. Son Altesse nous accuse publiquement d’avoir tué son frère et le petit prince à la demande d’un commanditaire. Et comme il n’a jamais été convaincu de l’utilité de la confrérie pour le royaume, il se sert de cet événement pour justifier sa volonté de longue date de nous dissoudre et redistribuer l’instruction magique.
— Mais c’est pas nous ! lança une voix aiguë dans un coin de la salle.
— Évidemment. Sauf qu’on ne peut rien prouver. Zyprian pense que c’est une façon de nous mettre la pression pour que nous l’aidions à dénicher et faire réellement disparaitre le gamin.
Une rangée plus bas, maître Gonzagues hochait la tête, trouvant probablement le raisonnement logique. Quelqu’un se racla la gorge. Louis se curait le nez, peu concerné.
— Je rappelle également, parce que j’enseigne ces statuts et que je sais que vous les oubliez dès que vous sortez de mes cours, que notre confrérie, nos traditions, nos prérogatives et nos avantages ne tiennent qu’à notre respect de nos trois devoirs : loyauté au roi, immunité de la branche principale, neutralité absolue pendant les successions.
— Venez-en à l’emmerdeuse ! brailla Louis.
La salle s’emplit soudain de murmures et d’agitation. Un vieil égy sur une rangée en face referma le livre qu’il lisait.
— Silence, râla maître Zyprian en tapant du pied sur l’estrade.
— Ce matin, nous avons reçu Mademoiselle, continua maître Yvan en haussant le ton. Elle veut se cacher chez nous.
Le chuchotement se transforma en brouhaha ponctué d’exclamations outrées à peu près à la mesure de ce qu’il avait anticipé. Maîtres Zyprian et Yvan levèrent les mains pour appeler au calme, sans grand succès.
— Ridicule, toussa Louis. Qu’on la file au roi, si l’été est trop sec, il n’aura qu’à la faire sacrifier.
Moebius l’ignora en fronçant les sourcils, concentré sur ce qu’il se grommelait ici et là. Combien de ces maîtres Diane avait-elle bien pu harceler dans les couloirs pendant leur noviciat ? Leur rancune était-elle assez tenace pour les empêcher de raisonner ?
— Silence ! aboya maître Zyprian, lassé de s’agiter. Si vous avez des choses à dire, levez la main !
Une forêt de mains se dressa. Maître Yvan se frotta le front du coin de la paume et désigna un premier égy.
— Elle est ici ?
— Oui
— Son Altesse le sait-il ? renchérit un autre.
— Sait-elle où est le petit prince ? clama Orphée.
Le nombre de mains se réduit fortement, les maîtres hochant la tête, retrouvant leurs propres interrogations dans les questions déjà formulées. Maître Yvan reprit la parole.
— Son Altesse n’est pas au courant, et il va sans dire que ce qui est dit ici ne sort pas de cette salle.
— Pourquoi ne pas la livrer au roi tout de suite pour prouver notre bonne foi ? demanda un jeune au nom en P.
— Pour l’instant, les intentions de Son Altesse ne sont pas claires. Si nous lui livrons la princesse maintenant, nous n’avons aucune garantie que cela suffise à changer l’attitude du roi. Tant qu’elle est entre nos mains, nous disposons d’un levier pour négocier.
— Passe à la suite Yvan ! lança maître Zaccharia en agitant un bras agacé, si tu prends toutes les questions on est encore là demain.
Les deux égys qui levaient encore la main se regardèrent et baissèrent le bras.
— Compte tenu des statuts, poursuivit maître Yvan alors que maître Zyprian allait et venait dans la salle pour maintenir l’ordre, nous devrions refuser. Sauf que ! Sauf que, effectivement, Mademoiselle est probablement la seule à savoir où est caché le prince, et que cette information serait de nature à nous faire revenir dans les bonnes grâces du roi, qui le cherche partout. Et si les loyalistes finissent par ramener le petit sur le trône, elle nous sera fortement redevable. D’autre part, et c’est un point plus inquiétant, il semblerait que Mademoiselle soit sensible aux énergies…
Malgré la ronde de maître Zyprian, maître Yvan ne put poursuivre. Il porta les paumes sur les oreilles avec une grimace agacée qui ne calma personne. Maître Zyprian, toujours au milieu de la salle, toucha une table. Une décharge d’énergie passa dans le sol et frappa l’un des maîtres les plus agités, qui se raidit avec un cri de surprise douloureuse et se rassit en regardant ses pieds.
Moebius pinça les lèvres. Beaucoup de visages s’étaient complètement refermés. Un maître plus âgé que lui dont il renonça à se souvenir du nom se leva et quitta la salle ostensiblement.
Une fois tout le monde à nouveau assis et un calme relatif revenu, maître Zyprian fit signe à maître Yvan de reprendre.
— Je disais, il semblerait que Mademoiselle soit sensible aux énergies…
— C’est impossible ! coupa le Hadrien blond. Les femmes ne peuvent pas faire de magie !
— Ridicule ! S’offensèrent plusieurs confrères.
— On sait que c’est vrai parce que c’est l’un des nôtres qui nous l’a rapporté. Le prochain qui me coupe je le colle aux registres !… Si Mademoiselle est sensible aux énergies, le roi ne doit en aucun cas le découvrir. Cela ne ferait que le conforter dans l’idée de ne pas nous laisser conserver le monopole des énergies.
— Donc ! beugla Zyprian qui patrouillait maintenant entre les rangées de fauteuils. La première question à voter est la suivante. Êtes-vous d’accord sur le fait de garder Mademoiselle ici, le temps de vérifier si les menaces du roi sont réelles, si elle sait où est le gamin, et l’étendue de sa magie ? Que ceux qui sont pour lèvent la main !
Moebius tendit le bras et suivit le vote distraitement. Le résultat était prévisible, vu la façon dont Yvan avait présenté le problème, et il aurait attiré l’attention en s’abstenant. Par ailleurs, l’attitude de Zaccharia sur l’estrade l’interpellait. Depuis le début du conseil, il ne cessait de tourner la tête vers la grande fenêtre, un peu comme les apprentis qui s’ennuient et tentent d’estimer les heures qui passent.
Seulement, tel qu’il connaissait maître Zaccharia, il ne se fatiguait pas. Il devait attendre quelque chose, des nouvelles ou un rapport.
— Parfait, nous ne la livrerons donc pas. Elle demeurera consignée dans une chambre pour l’instant.
— Si personne n’en veut, je peux lui proposer la mienne, fit Louis, déclenchant quelques rires étouffés.
— Si elle reste, doit-on lui apprendre la magie ? demanda posément Léandre.
— Ben voyons ! couina le vieil Albain, maintenant complètement chauve. Pourquoi ne lui donne-t-on pas un uniforme tant qu’on y est ?
— Ne vous avancez pas pour rien. Par sécurité, on lui a fait prendre un inhibiteur, et ce sera le cas aussi longtemps que nécessaire. Toute énergie non maîtrisée est dangereuse. Soit on lui apprend le contrôle, soit on lui retire la magie.
Moebius se figea, puis se força à respirer calmement de peur que Louis remarque quelque chose. Quoi ? Qu’est-ce qu’ils lui avaient donné ? De l’huile de nakatl vert ? Pourquoi ? En situation normale, sans danger, il y avait peu de risque… Et pourquoi les doyens rechignaient-ils autant à l’instruire ? Il s’était attendu à une négociation, voire à ce qu’il soit décidé de la livrer à son frère, mais pas à ça. Dans quoi avait-il attiré Diane ?
Il remua sur sa chaise. Une douleur lui vrillait le ventre, comme cette fois où, pendant une épreuve d’équinoxe, Mylan l’avait laissé pour mort, percé dans le dos par sa propre dague prêtée pour qu’il ne reste pas désarmé.
Ça allait au-delà de sa naïveté habituelle. Quelque chose lui échappait complètement. Les doyens se sentaient-ils menacés par la découverte d’une femme magicienne ?
— Sinon, on fait comme les Urussis, on la branche pour charger nos accumulateurs, glissa sans discrétion Louis à son autre voisin qui rit ouvertement.
Sur l’estrade, Zaccharia sortit un cube noir d’une poche et le posa devant lui sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agissait d’une balise ou d’un accumulateur, et fit un signe curieux à Yvan qui reprit la parole avec un débit accéléré, haussant le ton par anticipation.
— Je propose que l’on vote pour décider si l’on doit lui apprendre le contrôle à Mademoiselle, et seulement le contrôle pour l’instant.
— Que ceux qui sont pour lèvent la main ! lança immédiatement maître Zyprian.
Moebius inspira lentement, et attendit que quelques bras se dressent avant de soulever le sien. Beaucoup se regardaient, incertains. L’idée qu’ils puissent tous se prononcer contre fit à nouveau tourner la dague souvenir dans ses viscères.
— Moebius sauve sa conscience… ricana Louis.
— Quinze ! s’exclama l’apprenti chargé du décompte.
— Que ceux qui sont contre lèvent la main ! poursuivit Zyprian sans attendre que les premiers votants terminent de baisser les leurs.
Moebius regarda les bras s’élever presque par rangées entières. Une goutte de transpiration quitta sa tempe, se faufila le long de son oreille droite et disparut, absorbée par le col de sa veste. Les indécis, qui n’avaient pas levé la main « pour », et les gardaient sur les genoux maintenant, se comptaient sur les phalanges de trois doigts. Il ferma les paupières, fit un effort pour ignorer le reste du processus décisionnel et réfléchir. Ça ne pouvait pas être pire. Il avait condamné Diane à être enfermée, droguée, pour une durée inconnue.
Il lui fallait un plan. Il l’avait attirée dans cette nasse, il se devait de l’en sortir. Il jeta un coup d’œil à Louis, toujours le bras dressé, attendant d’être sûr que son vote fut compté. Ce n’était même pas vraiment une question de conscience…
La grande porte explosa.
— Vous m’avez piégé ! hurla maître Yonos, écarlate au milieu d’un nuage de poussière, alors que maître Zaccharia se levait brusquement sur l’estrade. J’ai une autre décision à proposer !
Une bonne partie de l’audience s’était figée, mains dans les poches ou dans la veste, dans une attitude défensive. Tout le monde se souvenait du dernier conseil, personne n’avait envie de servir d’otage à un doyen pour en menacer un autre. Il n’avait pas été présent ce jour-là, mais l’histoire avait circulé.
— Le vote est terminé, dit maître Yvan avec un calme forcé. Mademoiselle restera enfermée et elle n’apprendra pas la magie. La séance est lev-
L’énergie de maître Yonos percuta son opposant avant même qu’un mouvement soit visible. Presque instantanément, le maître fut sur maître Zyprian et le projeta à travers la salle, fracassant le pupitre.
— La séance n’est pas levée ! Je vous interdis de sortir !
Mais beaucoup de confrères s’échappaient déjà par la porte éventrée, calmement, mais sûrement. Moebius suivit le flot et s’arrêta dans le couloir où l’assemblée s’éparpillait petit à petit, fuyant la dispute entre doyens.
Il lui fallait extraire Diane de la confrérie, et cette opportunité serait probablement sa seule chance.
Mais où pouvait-elle aller ? Et comment ? Les loyalistes pourraient l’aider, mais où se trouvaient-ils en ce moment ? Par ailleurs, elle n’y serait pas complètement en sécurité, et il n’y aurait personne pour lui apprendre à contrôler sa magie…
Par l’Inframonde !
Moebius se dégagea sèchement de la grosse main de Louis, qui l’avait surpris.
— Tu sais pas où elle est, par hasard ? demanda Louis en le faisant sursauter, sa grosse patte sur l’épaule. Elle sera peut-être disposée à compenser le tort qu’elle m’a fait ?
Louis montra son œil droit, rouge et vitreux depuis l’infection qu’il avait attrapée en se cachant à l’intérieur de latrines pour échapper à Diane.
Acculé contre le mur du couloir, Moebius se redressa de toute sa hauteur pour se convaincre qu’il ne risquait rien et secoua la tête. Un confrère passa entre eux au lieu de faire le tour comme les autres. Louis fronça les sourcils et, une fois l’interruption passée, le menaça du doigt et reprit à voix plus basse.
— Tu as juré de faire ce que tes supérieurs demandent, et je suis toujours “L”, et toi “M”. Je t’ordonne de me dire où elle est.
— Je ne sais pas, mentit-il.
Un fracas retentit dans la salle du conseil, et les quelques égys encore dans le couloir terminèrent de disparaître précipitamment dans les escaliers. Louis les suivit, non sans un dernier regard haineux dans sa direction.
Moebius s’appuya contre le mur, les jambes soudain faibles. Que faisait-il ? Organiser la fuite de Diane, c’était tordre son serment, tromper la confrérie. Alors pourquoi se sentait-il, à l’opposé, trompé par la confrérie ?
Avait-il vraiment le choix ? Non. Diane lui avait fait confiance. Que valait cette confiance s’il la trahissait maintenant ? Ce n’était pas une question de loyauté, ou de conscience, c’était une question de principe. Yonos allait exiger un nouveau vote, et quoiqu’il souhaite proposer ça ne pouvait pas être plus en faveur de Diane que les idées des trois autres.
Maître Xavier aurait pu l’aider, s’il n’était pas à des semaines de marche, hors de portée pour quelqu’un qui ne savait probablement même pas allumer un feu…il fallait qu’il lui trouve un guide.
-°-
Moebius sortit du passage secret de l’apothicaire, transpirant malgré les températures clémentes.
Il avait juste pris le temps d’enfiler son manteau gris par-dessus son uniforme noir, avec la crainte irrationnelle que les quelques minutes supplémentaires nécessaires pour se changer ne lui vaillent de trouver porte close, Tobias et sa caravane déjà sur les routes.
Dans la descente escarpée, une glissade et le choc sur le coccyx en conséquence lui avaient éclairci les idées. Diane ne pouvait rejoindre maître Xavier seule. Il lui fallait un guide, et Tobias partait toujours vers le nord dans les jours suivant l’équinoxe.
Sortant de l’officine aux odeurs entêtantes, Moebius se fondit dans la foule en direction du port. Le quartier avait bien changé depuis sa dernière venue. Il longea une avenue à la recherche d’un point de repère, mais les échoppes redécorées, et celles détruites pour agrandir les entrepôts, l’empêchèrent de s’orienter. Alors il sonda via le mur qu’il longeait, pour gagner du temps, et discerna immédiatement le signal du camelot, quelques ruelles plus loin sur la droite.
Tobias montait une bâche sur un chariot, dos à lui, mais avec son teint de Lata il était parfaitement reconnaissable. Moebius prit appui sur les planches qui enfermaient les llamas de bât pour sauter dans la cour, lançant plusieurs camélidés terrifiés dans une fuite éperdue le long de la clôture.
— Moebius ! Tu n’as pas honte de nous faire peur comme ça ? rit Tobias avec son sourire de travers en descendant de la carriole.
— Désolé, répondit-il, penaud.
Tobias attrapa un animal inquiet et le calma d’un geste machinal en balayant les alentours du regard.
— Tu es tout seul ?
— Tu pars quand ? esquiva-t-il pour gagner du temps.
— Ouh, j’aime bien ce ton ! pouffa Tobias en redressant une pile de paquets fermés par des cordes et renversés lors de la fuite des llamas. C’est le ton de ceux qui sont prêts à payer cher pour que je transporte discrètement quelque chose d’encore plus cher. Je pars demain. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
Moebius grimpa dans le chariot pour terminer de tirer la bâche, qu’un herbivore curieux commençait à grignoter là où le coin pendait.
— Un jour, tu as dit que tu avais une dette envers moi. J’ai besoin de ton aide.
Tobias se dévissa presque le cou pour le dévisager.
— Ça y est, tu t’en vas enfin ?
— Arrête avec ça, fit-il en redescendant du véhicule. Ce n’est pas pour moi.
Le camelot s’assit au bord de la charrette et l’invita à le rejoindre, mais il refusa d’un geste.
— Tu veux à boire ? demanda Tobias en fouillant ses poches pour en sortir un flacon. Tu as une sale tête.
— Non merci. Peux-tu être ce soir sur le chemin de la poterne ouest ? Après le dernier service du temple de jour ?
— Moi je sens que j’ai besoin de boire, toussa Tobias en portant la flasque à la bouche. Qui je dois emmener loin du palais ?
— Mademoiselle.
Tobias s’étouffa bruyamment et se tapa l’épaule tout seul.
— Et où va-t-elle ?
— Chez un ami. Un renégat de la confrérie.
— Celui dont tu m’as parlé ? Xavier ? Où habite-t-il ?
— Il faut aller vers nord, direction Basse-mer, puis remonter la vallée de l’Amantl jusqu’au début de l’aqueduc. Je n’en sais pas plus. Maître Xavier m’a juste dit de prendre le sentier de l’aqueduc, et qu’il me trouverait.
— Je vais perdre ma saison…
— S’il te plait, Tobias.
Tobias termina le contenu de sa flasque de plusieurs longues gorgées bruyantes, et se mit à aller et venir dans la cour au milieu des llamas. Moebius s’essuya le front de la manche. Le ciel commençait à s’assombrir, le bord des nuages se teintait d’oranges et de violets, mais il avait toujours aussi chaud.
— File-moi un coup de main pour charger la caravane, dit finalement Tobias en revenant vers lui. À deux, on ira plus vite.
Me revoilà ! :)
Petites questions qui me sont venues au cours de la lecture :
1/ En effet, seule Diane sait où est caché le prince... Enfin bon, ils ne sont pas sans savoir qu'il y avait un egy qui l'escortait depuis plusieurs jours et qui la ramené ici. Cet assassin sait donc aussi où est le prince.... Etonnant que personne ne fasse cette remarque pendant la réunion.
2/ Personne ne reconnait le prince, même caché dans la confrérie? Après tout, c'est l'un des personnages les plus importants de la société... Etonnant que la venue du petit n'ait éveillé aucun soupçon.
"La grande porte explosa." > Littéralement ? Ca n'a pas l'air d'émouvoir beaucoup de monde mdr.
"le maître fut sur maître Zyprian" (la répétition de maître est un peu bizarre)
Avec maître Xavier et les autres, j'avoue être un peu perdu parmi la multitude de ces membres. Peut-être est-ce dû à la lecture fractionnée de ton histoire, mais je ne me rappelle plus trop des intrigues entre les membres de la confrérie et les tensions qui les unissent. Sont-elles déjà évoquées dans les chapitres précédents? Ca ne m'a pas marqué plus que ça si c'est le cas.
"— Moi je sens que j’ai besoin de boire, toussa Tobias en portant la flasque à la bouche. Qui je dois emmener loin du palais ?
— Mademoiselle."
Je trouve étonnant qu'il mette son pote dans la confidence. Ne devrait-il pas exfiltrer Diane sans que personne ne soit au courant? Moins il y a de monde au courant, moins il a de chance de se faire prendre.
Pour le coup, alors qu'il voulait mettre DIane en sécurité, en la faisant fuir la confrérie, il la met vraiment en danger. Ils vont être poursuivi, non seulement par les assassins qui voudront la récupérer et éventuellement la livrer au nouveau roi, et également par les hommes du roi directement. Il a multiplié les dangers en une seule décision. Certes, elle allait restée enfermée et à moitié-droguée, mais au moins elle ne risquait rien pour sa vie. Je trouve que Moebius a réfléchi à la va-vite sans penser aux conséquences d'une telle décision. (sans compter ce que lui aussi risque, la trahison, ce n'est pas rien.)
En tant que vieux assassin, il doit fidélité au roi, pourquoi remettre ce principe fondamental en question juste pour Diane qu'il connait depuis peu? Un des principes que tu avances dans ce chapitre c'est "être neutre dans la succession". Ici, ce n'est pas son cas non plus. Un peu étrange qu'il bafoue tous ses principes pour les beaux yeux d'une semi-inconnue :)
Au plaisir de lire la suite !
Merci pour tes retours :) C'est un chapitre charnière et c'est un exercice difficile d'arriver à tout faire passer sans faire un livre complet rien que sur ce passage (déjà que c'est LONG! )
1/ En effet, seule Diane sait où est caché le prince... Enfin bon, ils ne sont pas sans savoir qu'il y avait un egy qui l'escortait depuis plusieurs jours et qui la ramené ici. Cet assassin sait donc aussi où est le prince.... Etonnant que personne ne fasse cette remarque pendant la réunion.
>> Pas idiot : D Je vais prendre le temps de voir comment aborder ça. En fait je ne pense pas que tout le monde sache que Moebius était en mission avec Diane, mais oui, un des doyens pourrait poser la question quand il va le "rendre compte"
2/ Personne ne reconnait le prince, même caché dans la confrérie? Après tout, c'est l'un des personnages les plus importants de la société... Etonnant que la venue du petit n'ait éveillé aucun soupçon
>> Personne ne le reconnait, non. Il a deux ans, et la confrérie achète des bambins a tour de bras (ça meurt vite ces petites bêtes), il en arrive de nouveaux tous les jours. A part les doyens les autres n'assistent jamais aux événements officiels, et a deux ans le prince n'est pas souvent en public non plus. Perso je suis déjà pas capable de reconnaitre les camarades de classe de mon fils (3 ans) quand j'en croise au super marché... Après certains ont l'oeil, et l'esprit ouvert, et pas reconnu maintenant, ça ne veut pas dire pas reconnu jamais :p
> "La grande porte explosa." > Littéralement ? Ca n'a pas l'air d'émouvoir beaucoup de monde mdr.
>> Hahaha, non, ils ont vu pire :')
> "le maître fut sur maître Zyprian" (la répétition de maître est un peu bizarre)
>> Je sais, c'est lourd, mais ce sont des titres, un peu comme "colonel XXX" ou "professeur YYY" et Moebius est très "je me conforme au moule"
> Avec maître Xavier et les autres, j'avoue être un peu perdu parmi la multitude de ces membres. Peut-être est-ce dû à la lecture fractionnée de ton histoire, mais je ne me rappelle plus trop des intrigues entre les membres de la confrérie et les tensions qui les unissent. Sont-elles déjà évoquées dans les chapitres précédents? Ca ne m'a pas marqué plus que ça si c'est le cas.
>> Cela fait partie des intrigues qui se dévoilent petit à petit, effectivement, à ce stade on ne sait pas tout, et même Moebius ne sait pas tout.
>"— Moi je sens que j’ai besoin de boire, toussa Tobias en portant la flasque à la bouche. Qui je dois emmener loin du palais ?
— Mademoiselle."
Je trouve étonnant qu'il mette son pote dans la confidence. Ne devrait-il pas exfiltrer Diane sans que personne ne soit au courant? Moins il y a de monde au courant, moins il a de chance de se faire prendre.
>> Je vais y réfléchir. Après, ne pas lui dire la vérité, c'est aussi risqué, parce qu'il pourrait la découvrir et se dire que, finalement, ça sent trop mauvais, et les trahir. Là au moins il sait dans quoi il met les pieds.
>> Pour le dernier point, je me note aussi de voir si je peux clarifier. Oui, il l'envoie "vers le danger", tout en ayant confiance en Tobias (ce sera mieux expliqué pourquoi ensuite, Tobias a largement de quoi la planquer), il estime que les chances de Diane en fuite ne sont pas ridicules. D'un autre côté, il devrait effectivement ne rien faire, rester neutre. C'est contrebalancé par le fait qu'il a toute sa vie fait de son mieux pour être conforme aux règles de la confrérie, et même si pour l'instant ce n'est pas conscient, il n'aime pas ça.
Pour moi, et c'est ouvert à discussion, quand il dit à Diane qu'il est mauvais, et qu'il accepte d'être son amie, il se charge lui-même d'une sorte de devoir de loyauté (beaucoup par idéalisme de celui qui a peu d'amis). Il ne s'attendait pas (oui, c'est un naif, on l'a déjà dit. Ou plutôt il fait l'autruche, il se persuade que la confrérie est du "bon" côté) à ce que la confrérie prenne cette orientation, et il sait aussi, de par son entraînement, jusqu'où la confrérie peut aller si elle va par là.
Du coup, il se sent coincé et il essaie de faire "en même temps".
Par ailleurs, si on parle des règles de la confrérie, en théorie en tant que Mademoiselle, Diane est " protégée", la confrérie n'a rien le droit de lui faire, au moins tant que l'histoire de la succession n'est pas réglée. Donc la protéger c'est aussi respecter ça.
Si tu as des idées ou pistes de réflexion pour améliorer cet aspect, ça m'intéresse :)