Chapitre 14 - Rêve

« Entrez. »

La lourde porte d’ébène grinça lorsqu’elle s’ouvrit et se referma. Des pas approchaient sans qu’il ne relevât la tête, concentré sur la fin de sa phrase.

Ottar noircissait de pattes de mouches un parchemin qui visait à assouplir les lois d’intégration des exilés politiques. Leur nombre avait explosé depuis que Claude Sauffroy était arrivé au pouvoir de l’autre côté de la mer de Pasiphe, treize ans auparavant. Les ports de l’île étaient congestionnés, et la police était dépassée par cet afflux massif de personnes douées de pouvoirs. Leur nombre ne semblait pas décroître malgré les années. Les rumeurs se confirmaient : les Erretiens se livraient à une véritable chasse aux descendants des Aînés. Les descendants de Shamash, le cadet des Fondateurs, et donc ceux qui ne possédaient pas de pouvoirs, étaient largement majoritaires à Erret, au contraire de Mezdha. Dans son royaume, les élites voyaient d’un bon œil l’arrivée de ces migrants qui apportaient connaissances, puissances et richesses.

Son peuple était prompt à critiquer les dysfonctionnements de l’autre rive. Ils en oublieraient la fracture profonde de leur propre société. Ottar craignait que ces exilés ne ravivent les tensions entre les enfants de Shamash, qu’il défend depuis son arrivée au pouvoir, et le reste de la population. Pour autant, hors de question de ne pas les accueillir. Bien que la situation ne soit pas idéale, l’arrivée de ces exilés doués de pouvoirs surnaturels ne mettait pas en péril ses idéaux. Les opposants politiques d’Ottar ne l’avaient toujours pas compris (ou plutôt, ils se refusaient à le voir), Ottar ne voulait qu’une seule chose : que le massacre de Sippar ne se reproduise plus jamais. Pour cela, il ne suffisait pas de rendre leurs droits aux enfants de Shamash. Il fallait réformer en profondeur le système politique et législatif, afin que tous les Mezdhiens puissent coexister avec les mêmes chances de réussite et les mêmes sanctions en cas de crime. Pourquoi semblait-il être le seul à croire qu’il ne s’agissait pas d’une utopie ?

 

« Vous vouliez me parler, Votre Altesse ? »

Ottar faillit casser sa plume lorsqu’il posa finalement son regard sur Koré. Depuis qu’elle était revenue au palais, six mois plus tôt, la reine était méconnaissable. Certes, il n’avait rien à redire sur ses devoirs de reine. Elle se comportait parfaitement aux diverses rencontres et réunions protocolaires où sa présence était nécessaire. Son contrôle sur sa personne, pour ne jamais faire un faux pas, ou ne dire que ce qui était nécessaire, était spectaculaire. Pourtant, sous ce masque de reine impassible et distante, tout avait changé. Son regard était plus libre, malicieux. Il donnerait cher pour savoir ce qu’elle avait vécu lors de cette année où elle avait disparu. Koré éludait toutes questions, qu’importait qui lui demandait. Elle ne se confiait ni à ses suivantes ni aux nombreuses personnes qui l’adulaient. Certains illuminés voyaient en elle, la promesse que le royaume de Mezdha redeviendrait la première puissance mondiale qu’il fut jadis. Ceux-là même n’hésiteraient pas à renverser Ottar et ses lois à la moindre occasion.

La reine jouait son rôle à la perfection en fonction de son audience. Ottar ne semblait apparemment pas digne de ses efforts.

« Vous sortez du lit ? »

Koré se passa la main dans ses cheveux défaits, tout en étouffant un bâillement. Elle était pieds nus et portait une chemise de nuit beige si pauvre, qu’elle ne devrait pas même se trouver dans les armoires de ses suivantes.

« Je me suis assoupie à la bibliothèque. Excusez mon apparence, je n’ai pas eu le temps de m’apprêter. » Son ton de voix ne révélait aucune trace de sarcasme ou d’insolence, mais Ottar savait à quoi s’en tenir. Le désintérêt entier de la reine pour sa garde-robe n’était pas le seul changement depuis son retour. Elle passait plus de temps hors des murs du palais. Les Sialkains s’étaient habitués à voir la reine déambuler dans leurs rues. Ils la voyaient certainement plus que lui. S’ils n’avaient pas de réunions, de banquets ou d’autres raisons de se croiser, Koré ne venait pas le voir. Son obsession à lui adresser une question par jour était définitivement révolue.

« Il est 18 h. »

Koré ne releva pas. Elle attendait les mains derrière le dos, comme un enfant sur le point de se faire réprimander… et qui ne pensait qu’à son prochain goûter.

« Savez-vous pourquoi je vous ai appelé ?

— Je vous écoute, Votre Altesse.

— Je ne tenais pas particulièrement à me mêler de vos différentes… occupations, mais le Conseil a insisté pour que je vous touche un mot. Il s’inquiète de savoir que la dernière descendante des Akhylis se promène sans protection en ville. Tous les habitants ne vous idolâtrent pas. Les souvenirs du règne de terreur de votre oncle Urad sont encore trop vivaces. Beaucoup ont leurs nuits hantées par les massacres des enfants de Shamash.

— Est-ce pour cela que vous dormez si peu ? »

C’était nouveau. Les questions qui en cachaient une deuxième. Les questions tournées comme des attaques.

« Je dors parfaitement, mentit Ottar. Le Conseil ne vous interdit pas de vous promener où bon vous semble. Il demande à ce qu’au moins un soldat royal vous accompagne. Marduk a rapporté que vous semiez vos gardes avec une assiduité assez remarquable.

— Vous parlez des gardes qui surveillent mes moindres faits et gestes depuis mon retour ?

— Je parle de votre sécurité.

— Je ne me souviens pas d’une garde rapprochée si tenace, il y a deux ans. Je l’ai répété à de nombreuses reprises à votre général, je ne compte pas m’enfuir de nouveau. Cette surveillance est grotesque. Et puis, expliquez-moi… Comment comptent-ils me protéger exactement ? Est-ce normal que je parvienne à les semer si aisément ? L’école militaire mezdhienne devrait dispenser la meilleure formation des Six Royaumes, et les gardes royaux sont recrutés parmi la crème de la crème. Reconnaissez qu’ils ne sont pas à la hauteur. »

Elle n’avait pas entièrement tort. La rigueur de l’armée mezdhienne avait connu des jours meilleurs. Marduk avait appris les escapades de la reine plusieurs semaines après qu’elles aient commencé. Ses soldats lui avaient lâchement dissimulé leur incompétence… et une telle situation était incompréhensible. Peu importait qui était de garde, la reine parvenait à leur échapper au détour d’une rue ou derrière un rideau. Un talent dont il se serait bien passé. Il s’enfonça dans son siège.

« Très bien… je préviendrais Marduk qu’il peut arrêter de faire perdre du temps à ses gardes. C’était tout pour moi, je vous souhaite une bonne soirée.

— Merci, Votre Altesse. » Koré Akhylis avait l’air étonnée de s’en sortir si facilement. Malgré sa réponse immédiate, elle resta plantée tel un piquet cinq longues secondes, avant d’esquisser un geste vers la sortie. Elle changea d’avis, juste devant la porte du cabinet, et se retourna : « Avez-vous des nouvelles d’Elias ?

— Elias ? Votre petit protégé ? Pourquoi est-ce que j’aurais des nouvelles de lui ?

— J’ai entendu que vous étiez en visite à la caserne de Minh la semaine dernière. Vous l’avez peut-être croisé ? Il m’a interdit de lui rendre visite avant le concours d’entrée de l’école miliaire. Il ne veut pas être favorisé par rapport aux autres aspirants.

— Je l’ai bien vu. Il était difficile de ne pas le remarquer. Le matin, les apprentis étaient rassemblés dans la cour. Il était le seul à ne pas m’avoir salué.

— Elias a un petit souci avec l’autorité… »

Le revoilà, cet air malicieux, presque imperceptible, qu’il surprenait quelquefois.

« Il a certainement un souci avec moi. On aurait dit qu’il rêvait de me trancher la gorge, le lieutenant derrière lui est intervenu avant qu’il ne tente quoi que ce soit. Une idée de pourquoi il semble me haïr ?

— Il ne vous haït pas. Seulement… il sait pour mes bras. »

La pièce se chargea d’une tension palpable. Ils n’avaient pas parlé de cette nuit depuis le retour de Koré. Le temps était comme suspendu, avant qu’Ottar demande ce qui le tourmentait depuis si longtemps :

« M’autorisez-vous à voir ? »

Koré hésita, puis hocha imperceptiblement la tête. Elle remonta délicatement ses manches. Ottar quitta son bureau et s’approcha lentement d’elle pour mieux voir, ses propres mains derrière son dos. Les bras de Koré étaient brûlés du poignet jusqu’au-dessus de ces coudes. Ses blessures étaient bien plus étendues qu’il ne l’aurait cru. La peau était déformée, d’un rouge violacé qui avait l’air atrocement douloureux. Ottar avait la bouche sèche.

« Et vous… me haïssez-vous ?

— Depuis quand mes sentiments vous importent ? »

Ottar scruta le visage de sa femme. Elle paraissait calme, bien trop calme. Comme si rien de ce qui pourrait dire ne l’atteindrait. Comme s’il n’était qu’une anecdote. Un personnage secondaire de sa vie. Pourquoi est-ce que cela le dérangeait tant ?

« Je ne vous ai donné aucune raison de me croire jusqu’à présent, mais sachez que je suis profondément désolé. Rien n’excuse ce que je vous ai fait. J’ose espérer qu’un jour vous pourrez me pardonner. »

Il se trouvait assez près pour percevoir la brève expiration de Koré à ses mots.

« Vous font-elles beaucoup souffrir ?

— Moins maintenant. J’ai eu de la chance d’être soignée par un enfant d’Azul. Elles ne sont pas très belles à regarder et j’ai perdu en sensibilité… mais je peux m’estimer chanceuse. J’ai retrouvé toute ma mobilité et mes mains sont intactes. »

Il se trouvait forts, elle et lui, dans leur manière d’échanger sur un ton presque anodin. Le statu quo qu’ils préservaient tacitement reposait sur un équilibre fragile. Ottar était conscient qu’une erreur de plus, celle de trop, pouvait l’anéantir. Pourtant, il devait savoir : « Pourquoi ne m’avez-vous pas dénoncé ? »

Il n’était plus qu’à une dizaine de centimètres de son visage. Son regard doré le transperçait comme une lame.

« Tout le monde continue de croire que je suis un enfant de Shamash, et que vous avez été brûlée par les pirates de Dagan. Vous auriez aisément pu crier à l’aide, me jeter aux cachots et demander le divorce. Le Conseil n’aurait rien pu faire pour me sauver. »

Koré dodelina de la tête comme s’il affabulait.

« Qui dirigerait sur Mezdha alors ? Moi ? »

Elle ferma les yeux quelques secondes, comme si elle s’apprêtait à devoir réexpliquer quelque chose d’évident à un idiot. Du moins, Ottar se sentait de plus en plus comme tel.

« Vous voulez mon pardon, Ottar ? Sachez que cela fait longtemps que je vous l’ai accordé. Non pour vous, mais pour moi. Je ne veux pas vivre dans la rancœur, et je veux bien croire que ce n’était qu’un désastreux accident. Mais ne m’en demandez pas trop. De l’amour ? De la confiance ? Je ne sais pas si je ne pourrai jamais les éprouver pour vous. Non… ce n’est pas par un sentiment si noble que je ne nous ai pas dénoncés. Je suis égoïste, Ottar. Vous n’êtes pas le mari idéal, mais vous êtes un bon roi, là où je suis une bien piètre reine. Savez-vous ce que j’entends lorsque je me promène dans les rues de Sialk ? Les gens vous aiment et vous critiquent. Sans filtre. Il se plaignent et louent ce que vous faites pour Mezdha, et force et de constater, que le meilleur en ressort. Grâce à vous, je peux manquer à presque tous mes devoirs en ayant la certitude que le royaume est entre de bonnes mains. Je ne trouve aucune raison suffisante à vous empêcher de diriger. »

Ottar avait retenu inconsciemment sa respiration pendant cette tirade. C’était peut-être bien la première fois que Koré Akhylis était si honnête avec lui. Ou, pour être plus juste, c’était la première fois qu’il lui laissait réellement le temps de s’exprimer. Il se sentait en équilibre sur une falaise.

« Je ne comprends pas… Pourquoi m’avoir épousé si vous n’aviez jamais eu l’intention de régner ? Vous pouviez prendre n’importe quel autre prétendant si vous ne cherchiez qu’à partir loin du temple de Sïne. Vous auriez pu avoir une vie sans d’autres responsabilités que d’être libre.

— Ne soyez pas ridicule, Ottar. M’auriez-vous laissé partir avec un autre et perdre votre unique chance de mettre la main sur le trône ? Jamais je n’avais vu quelqu’un de si déterminé… Et j’étais curieuse. Je voulais voir jusqu’où vous iriez, même si mon rôle est de rester spectatrice. Cela me suffit. »

Elle se recula d’un air entendu, sans détacher ses yeux de lui, et quitta le bureau dans un souffle d’air. Une fine odeur de vieux parchemins, de forêt humide, de mousse et d’écorce de pin subsista un temps derrière elle. Il mit de longues minutes avant de mettre le doigt sur ce qu’il le gênait. Mezdha n’avait qu’une forêt de pins, et elle se trouvait à l’extrême nord-ouest de l’île, à pas moins de cinq cents lieues de Sialk. Et il y faisait trop sec et chaud pour que de la mousse y pousse.

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Cléooo
Posté le 01/09/2024
Elle se téléporte? Héhé, ça, c'est une bonne justification au fait qu'elle sème sans mal les soldats !
Et tiens tien, comme par hasard, on retrouve un Élias ! M'est avis que certains ont fait un bond dans le temps.
En tout cas, chouette, je rejoins enfin les deux textes en parallèle (enfin, de manière plus évidente en tout cas !)
J'aime la tournure que prennent les événements, et j'ai hâte de lire la suite :)
À bientôt !

Remarques sur la forme :
"Ils en oublieraient la fracture profonde de leur propre société." -> pourquoi le futur ?
"qu’il défend depuis son arrivée" -> pourquoi le présent ?
"Il donnerait cher" -> il aurait donné cher
"qu’il fut jadis" -> qu'il avait jadis été
"Koré se passa la main dans ses cheveux défaits" -> se + ses est un peu redondant. L'un ou l'autre, pour alléger la phrase.
"de l’école miliaire" -> militaire, je pense ?
"Il ne vous haït pas" -> hait*
"Qui dirigerait sur Mezdha" -> dirigerait Mezdha
"et perdre votre unique chance de mettre la main sur le trône ?" -> et risqué de perdre, peut-être?
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