Chapitre 13 - Brune

Deux jours plus tôt, le 13 octobre de l’an 344 du calendrier Sauffroy 

 

Elle était dans la prairie.

Brune observait les herbes folles et verdoyantes qui lui arrivaient à hauteur de cuisse et s’étendaient à perte de vue. Des petits nuages blancs parsemaient le ciel d’un bleu éclatant, une brume légère se dissipait à l’horizon. La journée était belle dans ce rêve-ci. 

Car Brune avait conscience qu’elle rêvait. Cela faisait des mois qu’en fermant ses paupières, la nuit, elle se retrouvait au cœur d’une même clairière infinie. Chaque fois, elle était vêtue des vêtements dans lesquels elle s’était endormie. Elle se rêvait dans son corps, à la différence près que ses cheveux devenaient blancs et longs. Très longs. D’au moins quatre mètres. Pourtant, elle était certaine de ne pas s’imaginer être dans le corps d’une autre personne. Elles striaient ses avant-bras, ses cicatrices de toujours.

Brune avait vaguement cherché une interprétation à ce rêve récurrent en en parlant autour d’elle. Bertrand y trouvait un symbole de solitude et de tranquillité, Hélène supposait qu’il s’agissait d’un souvenir d’enfance qu’elle avait oublié et idéalisé, Rose lui affirmait qu’elle avait besoin de vacances et Elias avait haussé des épaules. 

Brune regarda autour d’elle. Elle était seule cette fois-ci. La panthère était introuvable. Cela l’attrista. L’animal était le seul être vivant qu’elle n’ait jamais rencontré dans la prairie. Elle n’oublierait pas de sitôt la première fois qu’il était apparu dans ses rêves. L’animal avait surgi d’entre les hautes herbes, la gueule grande ouverte, et avait bondi. Elle eut si peur qu’elle se réveilla instantanément. La deuxième fois que la panthère lui apparut, son comportement fut tout à fait différent. Elle avait suivi Brune en maintenant une distance respectable de cinq mètres, comme si elle regrettait de l’avoir effrayé, mais se refusait à la lâcher. Une nuit, Brune s’arma de courage, en se répétant que rien ne pouvait lui arriver. Elle s’approcha de la panthère, les mains tendues en avant en signe de paix. Le félin ne la quitta pas du regard, jusqu’à ce qu’elle aille glisser sa main dans son pelage tacheté. Elle ne ressentit rien. Son rêve avait beau être extrêmement réaliste, il restait irréel. La panthère rendit son geste d’affection en ronronnant. Depuis, il la suivait tel un chat domestiqué. Peut-être que son nouveau compagnon s’ennuyait tout autant qu’elle dans ce paysage monotone. Plusieurs fois, Brune avait essayé de traverser la clairière, mais qu’importait la direction prise, le paysage restait désespérément constant. 

Elle se mit à marcher, le soleil dans le dos. Il n’y avait que cela à faire. Elle avait parcouru un peu moins d’un kilomètre, lorsqu’elle sentit qu’elle était en train de se réveiller, ou plutôt qu’on la réveillait. Un bruit familier retentit. Brune ferma les yeux, puis les ouvrit sur un plafond sombre.

 

 

L’alarme était stridente. Brune grimaça et tendit automatiquement son bras pour éteindre la sonnerie de son téléphone. La pénombre la désorienta un moment, mais elle se rappela qu’elle n’était pas chez elle. L’homme couché à sa droite émettait un ronflement régulier et profond. Profitant de la faible lumière qui s’échappait des volets, Brune sortit du lit le plus délicatement possible, saisissant au passage son téléphone et le reste de ses vêtements. Elle félicita la Brune éméchée de la veille d’avoir eu suffisamment de discernement pour les avoir rassemblés en un tas compact. L’appartement n’était pas bien grand, et elle dénicha facilement la salle de bain. Veillant à ne faire aucun bruit, elle referma derrière elle et tâtonna jusqu’à trouver l’interrupteur. L’éclat soudain du néon lui fit mal aux yeux. Elle était en gueule de bois et sentait sa migraine pointer. Elle eut besoin de cligner trois, quatre fois pour voir son reflet dans la glace.

Un visage en cœur, aux yeux dorés et aux cheveux blancs, lui faisait face. Bordel. Brune regarda les pointes de ses cheveux, espérant que son reflet ne fut qu’une illusion. Ses espoirs furent vite réduits à néant. Ses cheveux étaient réellement devenus blancs pendant son sommeil. Son téléphone lui glissa des mains et il tomba bruyamment sur le carrelage froid. Brune retint sa respiration. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’un nouveau ronflement retentisse derrière la porte. Elle relâcha sa tension en une longue expiration, et s’observa à nouveau dans le miroir. Ses cheveux étaient blancs certes, mais ils n’avaient poussé que d’une vingtaine de centimètres. C’était la septième fois que cela lui arrivait, dont deux rien que ce mois-ci. Qu’allait-elle faire si ses cheveux continuaient de changer de couleur au réveil ? Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais personne ne devait découvrir cette bizarrerie. Il était hors de question qu’elle devienne un cobaye pour la science ou la candidate d’une mauvaise émission de télévision. Brune fouilla dans les tiroirs de l’évier et finit par trouver une paire de ciseaux… ainsi qu’une trousse de maquillage et des tampons. 

« Sombre salaud », chuchota-t-elle. 

Son amant de la veille n’était donc probablement pas célibataire. Elle l’avait rencontré dans un bar, une histoire d’un soir, mais elle se sentit mal. À y réfléchir, le manteau qu’elle avait entraperçu dans l’entrée, entre deux baisers, lui avait semblé étrangement féminin. Elle se jura une nouvelle fois d’être plus sur ses gardes. Contrairement à Hélène ou même Rose, elle ne tombait pas amoureuse. Elle préférait des histoires sans attaches. Les partenaires qu’elle sélectionnait étaient souvent peu fiables ou inconstants, non qu’elle le fasse totalement exprès. Elle n’était attirée que par ceux qui ne risquaient pas de la recontacter. Impossible d’être déçue lorsque l’on n’attendait rien en retour.

La jeune femme saisit habilement les ciseaux et se mit à couper les longueurs superflues pour obtenir son carré habituel. Aussitôt coupés, ses cheveux redevenaient bruns, et les chutes se transformaient en fine poussière. Comme si elle ne pouvait laisser de traces derrière elle. Elle aurait donné cher pourtant, pour avoir des indices sur sa vie d’avant. Quand les Angéliques la recueillirent, huit ans plus tôt, elle n’avait plus aucun souvenir de sa vie d’avant. Elle dut tout réapprendre, même à marcher. Le premier cadeau d’Hélène fut de lui donner un nom : Brune Ottero. Elle avait passé trois années merveilleuses auprès de cette troupe de danseuses clandestines. Rita, Rose et Maggie l’avaient élevée comme leur petite sœur. Hélène, comme sa fille. Les Angéliques avaient soigné ses blessures sans jamais lui demander aucune contrepartie. Elles lui avaient appris à danser, chanter, lire, à se fondre dans la masse pour échapper à la police, coudre ses vêtements, séduire un homme, conduire, marchander les légumes au marché, réparer un moteur, et se mouvoir dans une pièce bondée, sans renverser ses plateaux remplis de cocktails bon marché et de vin mousseux. Elles étaient sa famille.

La troupe des Angéliques fut dissoute cinq ans auparavant. Les danseuses avaient tiré leur rideau final d’un commun accord. Hélène s’était trouvé son premier mari. Un riche et célèbre réalisateur de films qui avait trouvé en elle sa muse. Rita, qui avait confectionné les costumes des danseuses pendant toutes ces années, avait acheté sa propre boutique de couture et prêt-à-porter à Doise, dans le nord. Maggie l’y rejoint pour tenir les comptes. Quant à Rose, personne ne pouvait prédire de quelle ville elle passerait son prochain appel.

Les filles lui manquaient plus souvent qu’elle ne voulait l’admettre. Brune avait vingt-deux ans lorsque les Angéliques se séparèrent. Soit cinq ans de plus qu’Hélène, lorsque cette dernière avait quitté la sécurité d’une carrière naissante à l’Opéra d’Ornes pour se lancer dans l’entreprise folle de fonder une troupe clandestine de chant et de danse.

Brune avait désormais vingt-sept ans. Elle ne savait toujours pas ce qu’elle voulait faire de sa vie.  

Elle rangea les ciseaux à leur place et s’habilla en vitesse. Elle n’osait pas ouvrir le robinet d’eau pour faire disparaître le petit tas de poussière qu’avaient formé ses chutes de cheveux. Brune quitta l’appartement sans un regard en arrière. Elle ne remit ses chaussures à talons qu’une fois dans le hall d’entrée et sortit son téléphone, pour voir où elle se trouvait exactement. Elle était bien plus loin de chez elle qu’elle ne le pensait. Il y en avait au moins pour une bonne heure, trajet en métro compris. Elle devrait réussir à arriver à l’heure à son travail après un détour par chez elle pour une douche expéditive. Il ne fallait pas qu’elle traîne, Bertrand ne tolérait aucun retard.

Après deux changements de métro, Brune sortit à la station des Victoires. Le claquement de ses talons s’ajoutait au brouhaha de la ville. Il était cinq heures du matin passées et les rues de Fontfroide étaient fortement animées. Les lève-tôt et couche-tard se croisaient dans l’indifférence la plus totale. Brune descendait les artères goudronnées à l’allure rapide caractéristique des habitants de Fontfroide. En enjambant avec dextérité les merdes de chiens et flaques d’urine ou de bière. Son maquillage avait coulé, sa robe ne la couvrait pas suffisamment pour la saison et elle marchait comme si elle frappait le sol à chacun de ses pas. Brune marchait comme Hélène : la tête haute et le pas assuré, comme si la ville lui appartenait. Pourtant, Brune restait invisible aux yeux des passants aux esprits occupés, bien qu’ils s’écartaient instinctivement à son passage. À la dernière minute, certains, qui manquaient de l’emboutir, remarquaient que le décolleté plongeant de la jeune femme révélait une peau cuivrée qui contrastait joliment avec la noirceur de la nuit. Brune finissait par insulter ceux qui fixaient trop intensément sa poitrine. Elle n’était pas d’humeur.

 

Au détour d’une ruelle, Brune quitta la foule. D’un mouvement fluide, elle se plaça à un angle mort, entre deux bâtiments d’une dizaine d’étages. Là, dans l’angle, une sortie de secours semblait condamnée. En réalité, ses gonds étaient assidûment graissés chaque mois. Brune tourna sa clé dans un lourd cadenas d’apparence rouillée et s’engouffra dans le garage. Au centre se dressait fièrement la caravane des Angéliques. Sa maison. Elle aurait pu trouver un bien meilleur logement depuis le temps, mais elle ne se sentait pas capable de s’en séparer. Hélène lui avait fait cadeau de la caravane le jour de la dernière représentation des Angéliques. Sa mère n’aurait pu lui faire plus plaisir. Ce vieux bus était ce qu’il y avait de plus proche d’une maison d’enfance, pour elle, qui n’avait plus aucun souvenir de sa vie d’avant. Il était difficile de se construire une enfance, lorsque l’on se réveillait pour la première fois dans la peau d’une jeune femme de dix-huit ans (elle n’était évidemment pas certaine de son âge exact, mais les Angéliques étaient douées pour deviner beaucoup de choses chez les gens).

Brune se hâta de prendre une douche, de s’habiller et de se maquiller. Devant le miroir, elle fit de son mieux pour cacher ses yeux rougis par le manque de sommeil. Elle réajusta les pointes de ses cheveux. Elle avait peut-être coupé un peu plus court que prévu, mais ce n’était comme si Bertrand remarquerait la différence. Satisfaite du résultat, elle sourit, se contempla et proclama d’un ton convaincant à son reflet : « Ce sera une bonne journée ». L’optimisme était sa défense la plus sure. Elle sortit de sa maison ambulante avec un sourire quelque peu crispé, qui deviendrait naturel au fil de la matinée.

 

 

 

Brune franchit le palier du Café Sésame dans les temps. Elle cria un bonjour aux murs et s’affaira derrière le comptoir. Bertrand n’était pas encore en vue, mais elle savait qu’il l’avait entendu. Son patron vivait à l’étage. Il ne quittait son café adoré que par nécessité. Il était devenu propriétaire du Café Sésame trente ans auparavant. Bertrand avait créé un petit coin de paradis à Fontfroide, du moins, si l’on partageait sa passion pour le kitsch et le jardinage. Beaucoup diraient que le lieu de travail de Brune avait plus l’apparence d’une boutique de fleuriste que celle d’un café. Une trentaine d’arbustes et fleurs en pot occupaient l’espace. Ils étaient entretenus d’une main de maître et surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des nains de jardins joyeux. L’endroit était extravagant, mais pas moins accueillant. Les chaises d’osier étaient surmontées de coussins confortables, un canapé jaune au fond de la pièce centrale était un soleil dans ce décor verdoyant. Seules les tables de bois rappelaient la principale activité du lieu. Les vitres étaient découpées en losanges teintés de rouge, jaune, vert et bleu. Lorsque la lumière les traversait dans la matinée, la salle s’illuminait de mille facettes de couleurs mouvant au fil des heures.

Brune trouva le café par hasard, trois ans plus tôt, en se perdant dans la ville. Il était reculé dans une ruelle étroite, comme si ce petit îlot de verdure voulait rester secret. Elle tomba immédiatement sous le charme. Le lendemain de sa découverte, la jeune femme décida que Bertrand manquait d’une serveuse et qu’elle était parfaite pour le rôle. Contrairement à ce que son café pouvait laisser penser de lui, Bertrand était peu avenant, à la limite de l’hostilité. Le premier jour, il essaya bien de refuser la demande de Brune, mais après une semaine d’essai, voyant qu’elle rendait effectivement le service plus rapide et les clients plus satisfaits d’avoir affaire à la jeune fille qu’au patron peu docile, il finit par l’embaucher. Même si Brune avait encore aujourd’hui des difficultés à lui arracher un sourire ou une parole aimable, la serveuse savait que le sexagénaire l’appréciait plus qu’il ne voulait le reconnaître.

Bertrand descendit tandis qu’elle rangeait la vaisselle propre de la veille dans les étagères.

« Tu as une gueule terrible, lui dit-il en guise de bonjour.

— À ce point ? Tu es sévère, j’ai mis de l’anticernes… Bonjour messieurs ! »

Les premiers clients du café arrivaient vers six heures trente. Il s’agissait en majorité (pour ne pas dire exclusivement) d’avocats, policiers et membres du personnel qui travaillaient au tribunal situé à cinquante mètres du café Sésame. Les procès commençaient à sept heures. Brune avait toujours trouvé comique de voir ses hommes si sérieux, en gris ou bleu, commander des chocolats chauds et croissants au milieu de la décoration florissante. Vers huit heures, le dernier client de cette première vague quitta le Café. La rue était vide, personne en vue. Le Café pourrait avoir plus de clients, s’il ne faisait pas fuir certains par sa dernière originalité. Les néophytes pouvaient avoir la mauvaise surprise de constater que, derrière le comptoir, il était écrit sur l’ardoise, en majuscule sous la liste des boissons, « Nous vous déconseillons notre café ». Les plus téméraires ou les plus inattentifs découvraient une boisson infecte, qui avait même par certaines occasions engendré de violentes aigreurs d’estomac.

« La table six n’était pas bien nettoyée hier. J’ai dû repasser un coup d’éponge derrière toi.

— Ah oui ? Je ferai plus attention.

— Ce n’est pas tout. Il manque deux cuillères. Impossible de les retrouver.

— Des couverts qui disparaissent dans un café ? Quel mystère. Comment une telle chose a-t-elle pu arriver ?

— Je n’ai pas perdu la moindre tasse depuis dix ans. Depuis que tu es ici, j’ai dû racheter tout un set d’assiettes et de verres.

— Tu crois que nous avons affaire à voleur en série ?

— Ils ne font plus ce modèle de cuillères. Barton a fermé. »

Ça allait être un de ces jours. Brune se retint de lever les yeux au ciel. Parfois, il arrivait à la faire douter. Est-ce qu’il choisissait sciemment de ne pas de relever son ton sarcastique, ou est-ce qu’il était tellement pris dans son petit monde qu’il ne se rendait pas compte qu’elle se fichait de lui. Elle alluma la radio d’un air désinvolte en allant débarrasser les tables des derniers clients, tandis, qu’immanquablement, Bertrand commença à lui détailler la liste de tout ce qui, en son temps, était bien mieux que maintenant.

 

Le premier service terminé, le Café Sésame restait désespérément vide. Seul le son de la radio faisait vivre la salle, mais la musique enjouée du groupe Chance venait d’être interrompue par un flash info sur un tremblement de terre meurtrier au nord de Meigetsu. Assise à une table encombrée de géraniums, Brune regardait la cour à travers les vitraux. Elle espérait la venue d’un client pour rompre la morosité qui commençait à s’installer. Bertrand se plaignait de sa hanche dans un coin de la salle.

« … séisme de magnitude 6,7 enregistré au large de Kobiko. De nombreux dégâts matériels ont été provoqués par des glissements de terrain. Le bilan humain s’alourdit à 28 morts… »

La chaleur dans le café était oppressante. Brune suffoquait. Bertrand allumait le chauffage dès que la température faisait signe de baisser au changement de saison. Malgré les plaintes des clients, Bertrand n’écoutait personne. Le bien-être de ses fleurs passait avant tout. Fort bien. Il n’était pas le seul à n’en faire qu’à sa tête. Brune se leva et ouvrit la fenêtre. Un souffle d’air s’engouffra et glissa sur sa peau, au même instant, elle entendit un bruit étrange et lointain. Comme une cacophonie de miaulements. Elle essaya de tendre l’oreille, mais la voix de Bertrand lui gueulant de fermer couvrit le bruit. Elle se retourna vers lui :

« Tu as entendu comme moi ?

— Rien du tout, mais si mes lauriers meurent tu peux dire adieu à ta paie de la semaine… »

Brune claqua aussitôt la fenêtre. Bertrand lançait souvent des menaces en l’air, mais sa patience avait ses limites et les lauriers roses n’étaient pas un sujet à prendre à la légère. Brune se saisit de son châle rouge et se dirigea vers la porte : « Je prends ma pause ! »

Claquant la porte derrière elle, Brune n’entendit pas la réponse de Bertrand, mais elle avait une idée de ce qu’il en retournait. Une fois dehors, les miaulements lui parvenaient de nouveau, bien que faiblement. Elle prit le trottoir gauche vers la rue de la Bienfaisance. Le bruit s’intensifiait et elle marcha un certain temps pour atteindre une rue plus étroite. C’était un miracle qu’elle ait pu les entendre d’aussi loin.

« Il y en aura pour tout le monde, arrêtez de vous battre ! »

Brune sourit à pleines dents. Elle reconnaissait cette voix. Au croisement d’une seconde ruelle plus étroite encore, Brune tomba sur Elias entouré de cinq, non de sept chats. Un matou gris s’était même perché sur l’épaule de l’adolescent. Ce dernier avait apparemment émietté au sol la moitié d’un sandwich au thon. L’odeur le confirmait. Se sentant observé, Elias se retourna vers elle, et fit tomber son compagnon improvisé dans son geste. Une paire de lunettes scintilla. Grandes, aux verres rouges qui formaient deux cœurs et entourés d’une monture en plastique doré. Ces lunettes détonnaient sur le visage carré et masculin qui se cachait derrière. Elias était encore jeune, mais il avait sa corpulence d’adulte. Enfin, Brune l’espérait. S’il grandissait encore, il ne passerait plus dans le cadre des portes.

Elias se leva d’un bond, un sourire grand et franc illuminait son visage, et accourut vers elle. Les chats, surpris par le geste brusque, s’éparpillèrent dans la ruelle. Brune rit. Il la prit dans ses bras et la souleva de plusieurs dizaines de centimètres.

« Trop fort, trop fort ! Je ne peux pas respirer.

 — Tu m’as manqué ! » Sa joie était contagieuse. Elias la reposa au sol, après l’avoir fait tourner une fois dans les airs.

« Tu es parti quoi… à peine trois semaines ? Elles sont nouvelles ces lunettes ?

— Elles te plaisent ? Une fille me les a offertes quand j’ai gagné en finale contre le Kalaharien. Elle avait parié pas mal d’argent sur ma victoire.

— Soit cela, soit tu lui as volé son cœur pendant le combat. » Elias fit une grimace à l’idée. Il n’avait pas encore conscience du regard que les autres lui portaient, et Brune ne pouvait s’empêcher de le taquiner. Elle l’inspecta d’un rapide coup d’œil. Il ne semblait pas avoir de blessures ni de bleus, mais c’était difficile d’en être sûr. Elias était couvert des pieds à la tête de vêtements qui auraient pu traîner dans l’armoire de Bertrand. Une chemise crème d’un autre temps, un pantalon marron à carreaux et une veste aux épaules trop larges. Cette dernière trouvaille était un petit miracle au vu de sa corpulence.

« Contente de voir que tu es revenu en un seul morceau. Est-ce que tu as gagné assez d’argent cette fois pour arrêter ces fichus sports de combat ?

— Je ne fais pas ça pour l’argent », soupira Elias. Ils avaient eu cette discussion à maintes reprises. « Dis-moi, est-ce que je suis présentable ? »

Le changement de sujet était facile, mais Brune choisit de laisser couler. Elle n’arriverait pas à l’empêcher de mettre bêtement sa vie en danger dans des combats de boxe illégaux. Elias aspirait à être le plus fort, bien que lui seul savait pourquoi diable, c’était si important.

« Une vraie copie de Bertrand. 10/10. Enlève-moi ces lunettes, et je ne vois pas ce qu’il pourrait critiquer. » Elias rangea la paire de lunettes en plastique dans la poche de sa veste, à contrecœur.

« Elles sont chouettes pourtant, marmonna-t-il.

— Très chouettes, mais je doute que Bertrand valide. En parlant de lui, il ne faut pas que je tarde à retourner au Café.

— Tu t’es encore échappée ?

— Tout de suite les grands mots. Viens, j’ai fait les courses hier, on devrait pouvoir te trouver autre chose à grignoter qu’un sandwich au thon.

— Parfait, je suis affamé.

— Préviens-moi quand tu ne l’es pas. »

 

 

De nouveaux clients étaient installés au cœur de la végétation luxuriante, lorsque Brune et Elias arrivèrent au Café Sésame. La serveuse, qui voyait son patron pester dans le vide, désamorça l’avalanche prévisible de reproches qu’il préparait : 

« Le petit-fils prodigue est de retour au bercail ! »

Sept paires d’yeux se levèrent simultanément vers eux. « Regardez, c’est lui ! » Une voix enjouée provenait de la table la plus proche des hibiscus. Quatre lycéennes y étaient attablées. Brune reconnut deux des filles, pour les avoir déjà vues au Café. Elias alla saluer Bertrand tout sourire. Ce dernier le jaugea d’un air satisfait, et son visage se tordit en une grimace qui, pour ceux qui connaissaient bien Bertrand, était le plus proche de ce qui s’apparentait à un sourire chaleureux. Il tapota l’épaule d’Elias, et ce dernier rougit de plaisir. Elias était presque un adulte, pourtant, Brune était toujours étonnée de voir qu’il avait toujours aussi viscéralement besoin de se sentir accepté de tous, et en particulier d’elle et de Bertrand. À la stupéfaction générale, le propriétaire acariâtre et vieux jeu du Café Sésame était devenu son modèle de vie.

Bertrand n’avait ni enfants ni petit-enfant. Il clamait n’en avoir jamais voulu, mais c’était sans compter sur l’amour évident qu’il portait à Elias. Ce dernier avait débarqué au Café pour la première fois trois ans plus tôt. Brune n’était serveuse que depuis quelques semaines. Il était à peine aussi grand que Brune alors, du haut de son mètre soixante, et était bien plus maigre qu’elle. Comme s’il avait été privé de nourriture pendant des années. Son entrée avait été fracassante. Il avait poussé la porte du café Sésame en grand, le bruit avait éclaté dans l’ensemble de la pièce. Son regard était hagard, presque fou. Il portait des vêtements sales et était pieds nus. Lorsqu’il vit Brune, il se jeta à son cou, et fondit en larmes sans pouvoir s’arrêter. Il était déjà plus fort qu’il n’y paraissait, et sans que Brune comprenne ce qu’il se passait, ils se retrouvèrent au sol, un enfant hystérique et une serveuse abasourdie. Le spectacle était si pathétique que cela émut aussi bien Brune que Bertrand et ils fermèrent exceptionnellement pour la journée. Ils parvinrent à calmer le jeune garçon au bout de quelques heures, mais Elias se refusait de lâcher Brune. Il lui apprit bien après qu’elle ressemblait à quelqu’un qu’il chérissait et qu’il avait perdu, sans entrer dans les détails. Bertrand finit par appeler la police, lorsqu’il fut évident que le gamin avait dû fuguer. Brune ne l’avait pas vu faire faire. Lorsque les policiers arrivèrent, le jeune adolescent s’enfuit avec une vitesse insoupçonnée. Personne ne parvint à le rattraper.

C’était un euphémisme que de dire que l’évènement avait perturbé la serveuse. Elle avait tant de questions sur ce qu’il s’était passé, et elle refusa d’adresser la parole à Bertrand pendant les jours qui suivirent. Elle s’accrochait à une intuition profonde qu’elle reverrait le jeune garçon. Heureusement, elle n’eut pas à attendre longtemps. Elias revint moins de deux semaines plus tard, en poussant presque timidement la porte d’entrée. Il avait troqué ses lambeaux de vêtements pour un t-shirt blanc et un jogging trop grand, mais propre, et avait déniché une paire de baskets. Il n’était plus recouvert de crasse ni de poussières et ses cheveux étaient désormais coupés court. Ses boucles châtain ne lui tombaient plus sur les yeux, mais il s’était loupé par endroits. Brune sentit son cœur se resserrer dans sa poitrine et les larmes lui monter inexplicablement aux yeux. Elle se sentait étrangement fière de ce gamin si courageux dont elle ignorait tout, mais dont on ne pouvait douter qu’il avait connu des moments difficiles. Il était à la fois adorable et tragique.

Dans un air de défi, il s’avança vers Bertrand. Il tendit ses mains, montra une poignée de billets et de pièces :

« J’aimerais manger, s’il vous plaît. J’ai de l’argent. »

Bertrand le toisa d’un air impénétrable, avant de déclarer :

« Ce n’est pas un restaurant ici, gamin.

— On a des croissants et il reste de la tarte aux pommes, intervient Brune. Installe-toi où tu veux. » Elle se retourna vers Bertrand de façon à ce que lui seul entende ce qu’elle avait à lui dire :

« Si tu appelles de nouveau la police, je démissionne.

— Ce n’était pas mon attention, grommela Bertrand. Occupe-toi de la table 5, ils attendent depuis un moment là-bas. Je m’occupe du gamin. »

Brune s’exécuta à contrecœur, puis à sa grande surprise, elle vit Bertrand sortir de derrière le comptoir et apporter un steak et du riz à l’adolescent. Celui-ci dévora son plat à pleines dents, et Bertrand le réprimanda lorsqu’il saisit la viande à deux mains. Entre deux services, Brune entraperçut Bertrand, expliquer comment l’on se servait d’un couteau et d’une fourchette au garçon interloqué. Elle apprit qu’il s’appelait Elias ce jour-là. Il revint presque chaque jour depuis, et à chaque fois, Bertrand refusa tout argent de sa part. 

Jamais Elias ne leur révéla d’où il venait, qui était sa famille, ou même, où il vivait et dormait. Lorsqu’on le questionnait sur son enfance, il inventait des histoires abracadabrantes. Il était souvent difficile de démêler le vrai du faux dans ses récits, mais Bertrand et Brune avaient accepté cette part de mystère qui lui collait à la peau. Impossible de ne pas aimer ce garçon à la fois attachant et perturbant, qui semblait ne vivre que pour faire plaisir aux autres. Elias semblait être en perpétuelle quête de reconnaissance. Encore aujourd’hui, le moindre compliment pouvait le rendre profondément heureux.

 

Elias allait s’attabler à son coin habituel, lorsque les lycéennes de la table aux hibiscus le hélèrent. Brune profita de la distraction pour s’éloigner de Bertrand et prendre la commande du couple installé sous la fenêtre. Il n’était pas rare qu’Elias discute avec les clients. Au contraire, il lançait la conversation la plupart du temps. Il était presque devenu la mascotte du Café à force. Si son éducation laissait franchement à désirer lorsque Brune et Bertrand l’avaient récupéré, il s’est bien amélioré grâce à une curiosité dévorante. Il posait tant de questions que souvent Brune devait intervenir lorsqu’il ne se rendait pas compte que certaines personnes ne désiraient qu’un peu de temps calme au café. Ces derniers temps, les rôles s’étaient inversés. Il ne posait plus beaucoup de questions, mais à l’inverse, de plus en plus de clients s’intéressaient à ses histoires. Il s’était fait une réputation de conteur.

« C’est vrai que tu as été pirate ? » demanda une voix fluette dans le dos de Brune. Celle-ci pouvait deviner l’expression d’Elias, tout sourire et anticipant déjà son récit.

« Je ne crois pas que le capitaine ne m’ait jamais accepté comme membre de son équipage. Mais oui. J’ai bien eu la chance de squatter l’équipage du Fossoyeur pendant une bonne année. Je n’oublierais jamais la première fois qu’ils ont découvert que j’étais monté à bord du navire, je vous raconte ? »

La voix grave d’Elias était suffisamment forte pour que le couple relève leur tête par curiosité. Elias s’était trouvé de nouveaux fans.

 

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Cléooo
Posté le 01/09/2024
Hello Eleonore,

Touchante, l'histoire de la rencontre entre Élias et Brune :) Et même Bertrand qui fait un peu papy grincheux avec ses bégonias.
Du coup j'ai l'impression qu'on a un gros point commun entre les deux premiers... Apparus de nulle part dans "ce monde".
C'est intriguant.
Puis ils ont tous les deux l'air d'avoir des pouvoir un peu particulier...

Je note aussi la mention d'un autre séisme, je sens que l'indice n'est pas laissé là par hasard.


Je te laisse sur mes notes sur la forme :

"Elles striaient ses avant-bras" -> je n'ai pas compris l'expression

"Elle eut si peur" -> elle avait eu

"Brune avait essayé de traverser la clairière, mais qu’importait la direction prise, le paysage restait désespérément constant. " -> j'ai beaucoup aimé cette tournure

"Qu’allait-elle faire si ses cheveux continuaient de changer de couleur au réveil ?" -> elle ne peut pas juste les laisser comme ça et dire qu'elle a changé de coupe de cheveux ? Si elle est seule un matin, disons...

"Maggie l’y rejoint" -> l'y avait rejointe

"ce n’était comme si Bertrand" -> manque le pas*

"Le Café pourrait avoir" -> aurait pu

C'est assez bizarre, en effet, un café qui déconseille son café. On y verrait plutôt une touche d'humour, dans la vraie vie, j'imagine !

"affaire à voleur en série" -> à un* voleur

"des derniers clients, tandis, qu’immanquablement, Bertrand commença à lui détailler la liste de tout ce qui, en son temps, était bien mieux que maintenant." -> que de virgules ! Je pense que tu peux au moins supprimer celle après "tandis"

"faisait signe de baisser au changement de saison" -> faisait signe? Ça me semble curieux.

"Brune était toujours étonnée de voir qu’il avait toujours aussi viscéralement" -> répétition "toujours"

"ne l’avait pas vu faire faire."

"Brune sentit son cœur" -> avait senti (à chaque fois que tu racontes une histoire antérieur à l'histoire actuelle, c'est cette formulation -> "elle se souvint qu'elle avait senti...")
-> Toute la scène doit être reprise du coup. Sinon c'est confus, au début ça m'a perdu, je n'étais pas sûr si on était dans la continuité de la scène initiale ou si on racontait l'histoire de la deuxième rencontre.

Problème de temps, ici aussi :
"Si son éducation laissait franchement à désirer lorsque Brune et Bertrand l’avaient récupéré, il s’est bien amélioré" -> s'était bien amélioré (il y a une antériorité à notre scène présente)

"que le capitaine ne m’ait jamais accepté comme membre" -> ici, j'ai un doute, mais je pense que "ne m'aurait jamais accepté".
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