Chapitre 16

Par Ety
Notes de l’auteur : Ce chapitre 16 (uniquement) du Prologue est destiné à un public adulte et averti pour descriptions de violence.

— La Commission Ciel-Vague, réunie en urgence aujourd’hui même, a établi conjointement avec le poste de contrôle des déplacements de l’armée impériale la situation du vaisseau YPA LD-27. Suite à l’étude des composantes du réseau, de l’air, de l’eau, des côtes, de la pression, de la température, et des éléments indéterminés, il est apparu à l’avis unanime de la Commission que l’appareil a subi une déflagration au point 143,88 57,27 de la mappemonde d’Ivalice. La patrouille impériale permanente dans l’espace aérien bhujerban a relevé une coque en fer appartenant de manière vérifiée au vaisseau, et les scanneurs aériens ont sondé les fonds marins sur toute la trajectoire sans détecter la moindre particule relative à la machine ou à un corps qu’elle contenait ; des recherches complémentaires seront menées dans les semaines à venir. Sur la base de ces éléments, nous pouvons ainsi l’attester...

Busquor avait comme du mal à finir son communiqué. Il soupira, lui, aussi, et finit par lâcher d’une voix tremblant d’épouvante :

— Les corps des neuf passagers qui avaient embarqué sur le vaisseau ont été intégralement carbonisés.

Vayne tremblait aussi. Le ciel était si vide.

 

Il y eut un moment de silence. Les machines étaient à l’arrêt ; les hommes et les femmes aussi. Même la feuille fatale était en suspens, elle refusait de bouger malgré le vent qu’on ressentait au sommet.

Vayne se sentit parcouru par une secousse acide.

— Je dois y aller, déclara-t-il.

— Ainsi... le risque s’est transformé en crise, fit Zecht, heurté.

— J’ai mon idée sur une certaine part de responsabilité dans cette affaire, poursuivit Vayne.

— Dans ce cas, vous devez en faire part à Son Excellence immédiatement et rendre une sentence impitoyable.

— Pardon, Zecht... Je ne pense pas qu’elle va vous plaire.

Le chef des Hauts Juges serra ses armes jusqu’à ce qu’on entendît en émaner un craquement métallique.

— Je me fie entièrement à la loi de la maison de Solidor et la nôtre... et je ne tolèrerai aucune infraction à leur égard ! Quant aux attentats antinationaux qui mènent aux conséquences que nous voyons et aux actes de haute trahison... vous ne devez pas vous accorder le moindre instant de clémence envers leurs auteurs ! Votre jugement sera la meilleure explication possible... et je vouerai mon âme à le respecter jusqu’au bout.

Le garçon ferma les yeux, puis les rouvrit et débuta sa longue avancée vers le Palais.

 

— L’engin aurait explosé avant d’atteindre Bhujerba ? !

— On dit que c’est le moteur qui a déraillé sans prévenir.

— Impossible, le vaisseau a été inspecté par les Hauts Juges en personne !

Vayne décida de s’arrêter avant de franchir la porte arrière.

— Faites-moi atterrir au trentième, ordonna-t-il à un pilote qui manœuvrait un avion similaire à ceux qui étaient venus du lieu de l’accident.

Le pilote sembla s’étonner de sa requête, remuant les bras depuis sa cabine, avant de voler à hauteur du garçon, qui ne disait plus un mot. L’appareil prit de l’altitude tandis que le seigneur Vayne s’était installé dans la cavité réservée aux bagages, dos au pilote. À vitesse moyenne, l’appareil progressa jusqu’à atteindre la plate-forme d’atterrissage réservée aux invités de l’Empereur ayant obtenu une audience spéciale. Le pilote sauta de son siège mais Vayne l’arrêta dans son élan d’un signe du bras. Le garçon s’avança seul vers l’entrée supérieure du Palais et arriva devant les gardes qui bloquèrent le passage de leurs lances. Vayne s’arrêta alors et leur lança un regard vide.

— Son Excellence n’est pas disponible. Ceci est une situation d’urgence.

— J’ai besoin de parler à mon père, tonna-t-il en direction des personnes amassées derrière eux.

Un silence se fit, jusqu’à ce que l’une des voix s’élevât :

— Vayne !

Les gardes s’écartèrent et le fils alla rejoindre le père. Ensemble, ils firent quelques dizaines de pas jusqu’à proximité du trône. La bannière d’Archadia flottait furieusement au côté de celui-ci.

— L’épée de la maison de Solidor ne saurait être laissée rouiller dans le doute, déclara le seigneur Gramis en grinçant des dents.

— Il se peut que ce doute soit levé, l’informa Vayne. Il y a, en tous cas, de grandes chances, pour qu’il le soit.

L’Empereur, la face plus blême que jamais, baissa la tête vers son fils comme s’il le voyait pour la première fois.

— Il y aurait donc un coupable dans cette catastrophe... il y aurait donc une explication à cette tragédie !

— Les tragédies arrivent rarement de la sorte. J’ai eu vent de ce projet, depuis le tout début, avoua le fils.

— Alors... alors, dans ce cas...

Le seigneur Gramis paraissait à la fois extrêmement faible et résolument en colère.

— Alors les personnes impliquées dans cet assassinat doivent recevoir leur châtiment au plus vite. Tu dois t’assurer qu’elles ne survivent pas à cet affront, au nom de la loi suprême protégeant les souverains de cet empire !

Jamais il n’avait ouï une telle rage dans la voix de son père, et jamais il ne l’avait autant compris. Son poing serré tremblait tandis qu’il fixait à présent la fenêtre avec fureur et dégoût.

— La loi qui protège leur vie vient d’être transgressée. C’est le pire crime qui puisse être commis à Archadia. Si les funestes auteurs sont issus de notre empire, cela constitue en outre un acte qui relève de la plus haute trahison ; la combinaison des deux est une avanie qui ne s’est jamais produite dans notre Histoire. La mort n’est que la moindre des condamnations que l’on puisse offrir à de telles lies de la société.

Toujours aussi énervé, l’Empereur se tourna vers celui qui l’observait et attendait :

— Vayne, je suis trop touché pour me charger de les punir... C’est à toi de le faire.

Une nouvelle fois, le garçon ferma puis ouvrit ses yeux bleus où dansaient des vagues de plus en plus précises.

— La maison de Solidor a toujours veillé à faire respecter la loi et sa famille. Cette offense à l’une et à l’autre, et... celle-là en particulier... ne donne lieu à aucune sorte de pardon possible ! En tant que représentant de la maison de Solidor, je te fais confiance pour retrouver au plus vite ceux que tu as vus à l’infâme complot… Par ton bras, Vayne, les coupables doivent périr. Qui qu’ils soient… Qui qu’ils soient.

— Oui, Excellence. Je vais m’en occuper.

Vayne parlait avec une voix qu’il ne s’était jamais vu employer.

— Le crime sera sanctionné, et justice sera faite. J’y vais.

Tandis qu’il s’éloignait, l’Empereur lâcha un long soupir à la fois enragé, fatigué et angoissé. Sa voix tremblait tandis que, les traits détendus, il allait prononcer quelque chose, mais une toux le prit au moment où son troisième fils claquait la porte des appartements du trentième.

 

Pour la dernière fois de sa vie, Vayne Carudas Solidor prit son élan et courut à toute vitesse dans les couloirs et escaliers du Palais impérial. Cette fois, il n’errait point ; il savait exactement où aller. Atteignant le vingt-huitième étage, il ouvrit en trombe la porte du domaine central et assista au départ précipité des valets qui mettaient en ordre le bureau et la chambre. Près de la cheminée, qu’Eder-Cilt laissait toujours allumée, était une table sur laquelle traînait un ensemble de papiers. Hoquetant et pestant, Vayne saisit l’un d’entre eux et ses yeux fusillèrent les lignes suivantes :

... Pour une raison que j’ignore, le myste seul n’a aucun effet sur elle. Il faudra arriver à déclencher un processus de combustion du moteur du YPA LD-27 qui soit suffisant pour que la pierre nourrisse l’explosion ; en fournissant par exemple un volume suffisant de...

Ses yeux balayèrent le reste et visèrent la fin du document. Une seule chose lui importait.

À Archadès, Eder-Cilt Ophidis Solidor

C’était fait. Il n’avait plus rien à vérifier, à présent.

Laissant exprimer sa rage à travers un souffle strident, il jeta toutes les feuilles dans les flammes et donna un grand coup de pied à la table. Il déchira au hasard des pièces de la collection de tissus qui trônait sur une étagère et produisit avec ses poings une explosion d’air qui fit s’éparpiller les habits et accessoires du placard le plus proche. Tempêtant dans ce qui restait de la chambre, il jeta et cassa tout ce qu’il put, jusqu’à tomber sur une grosse épée à deux mains accrochée dans un coin de la pièce. Un filament scintillant en forme de serpent était torsadé autour de la garde verte et le long d’une partie de la lame. Le tout était parsemé de pierres vertes et constituait une arme aussi lourde que redoutable, dotée d’un attribut d’attaque unique en Ivalice et d’un tranchant légendaire. Un énorme joyau le précédait – le serpentaire. L’épée ophidienne était l’arme de choix du premier fils du seigneur Gramis. Vayne s’en saisit et quitta la pièce. L’épée était si longue que son extrémité traînait par terre. Vayne poussa un cri d’exaspération et la releva en poursuivant sa course. Les personnes présentes sur son passage poussaient des cris d’épouvante. Il n’y avait pas d’obstacles à considérer. Il n’y avait pas d’environnement à observer. Il n’y avait pas à communiquer. Il n’y avait que son but.

— Raaââââh !

Les servantes dans le couloir s’évanouissaient au fur et à mesure qu’il arrivait à leur hauteur. Vayne avait ouvert toutes les portes des différentes antichambres du vingt-huitième et forcé tous les cabinets privés. Il poussa un nouveau cri et s’élança de plus belle dans l’escalier menant vers les étages inférieurs. Cette fois, il arrivait à soulever définitivement l’arme au-dessus du sol.

— Mais... mais...

— À terre ! Cachez-vous !

Aucune âme présente ce jour-là dans les étages où avait été également présent le seigneur Vayne ne pouvait oublier ce qu’elle avait traversé.

— Aaah !

Sans haleter, sans ralentir, même lorsqu’un groupe compact occupait toute la largeur du couloir qu’il parcourait, Vayne progressait, au sein de tous les étages auxquels il arrivait. Parmi les gens, il y en avait aussi en armure, mais soit ils s’écartaient, soit ils disparaissaient du chemin d’une manière qui importait peu. Il devait arriver à son objectif. Il le sentait proche, très proche. Vite, vite... Au détour d’une corbeille de linge, il reconnut vaguement l’étage où on avait amené l’accouchée au départ et ses halls larges et vides. Rien à gauche, rien à droite. Après avoir tourné, Vayne repéra une pièce d’où émanaient des voix et des cliquetis joyeux, à l’extrémité du hall qu’il sillonnait à l’instant même. En donnant l’accélération finale, il arriva à hisser la lame au-dessus de ses épaules, et dans un éclat de lucidité, la fit disparaître.

Dans une fulmination effrénée, l’une de ces épaules enfonça l’unique porte qui se trouvait au bout. La pièce décorée apparut, et avec elle des silhouettes familières, verre de vin à la main. De l’autre côté d’une antichambre, elle accueillait en son centre une table carrée où était servi un banquet. Près d’elle, contre le mur, tandis que les autres parlaient, Eder-Cilt vit arriver son frère sans bouger, les jambes légèrement croisées. À ses côtés, Phonmat s’agitait. Lorsque Vayne arriva à mi-chemin, il vit se dégager derrière lui la silhouette du juge Drace. Dès qu’elle croisa son regard, elle lâcha son verre et poussa un cri d’effroi. Vayne criait également ; il criait toujours lorsque la distance qui le séparait d’eux touchait à sa fin, et Eder adoptait toujours la même posture – à peine fit-il sortir et rentrer le bout de sa langue d’un mouvement expéditif, et ses yeux prirent-ils une couleur très pâle. L’épée, réapparue au moment où il levait ses bras, était déjà levée ; Vayne arriva à son niveau avec un élan maximal. Eder-Cilt, avant même de pouvoir reconnaître son arme, eut le temps de faire un seul geste : tendre son bras sur le côté. D’un mouvement explosif de son poing, Vayne le saisit par le col de son bel habit et l’affala sur la table. Au moment où on entendit le bruit du corps sur le marbre, le poing avait rejoint le deuxième autour du manche de l’épée et l’adolescent lui trancha la tête.

Drace hurlait de plus belle. Relevant un regard féroce sur les deux restants, Vayne s’octroya une seconde de pause devant la femme aux abois et le jeune homme sans voix. Lorsqu’il effectua le premier pas vers Phonmat, ce dernier comprit et ouvrit la bouche :

— Attends, arrête-toi, je n’y suis pour rien ; c’est Eder qui a tout voulu, du début à la fin, je vais tout t’expliquer...

Et, comme Vayne ne s’arrêtait pas, il paniqua :

— Non, attends, attends, tu ne vas quand même pas faire ça à ton frérot ? Tu... tu ne peux pas faire ça, n’est-ce pas ?

 

L’enfant chéri de Sentia et Gramis Solidor, aux joues potelées et au sourire juvénile, tremblait de tous ses membres et son visage livide s’était vidé de toute émotion. Pour toute réponse, Vayne hurla et releva la lame à l’horizontale, avant de la plonger dans la poitrine couverte de soie noire jusqu’à entendre le claquement sourd du fer contre le mur et voir un flot de sang gicler sur ses mains. Drace avait son bras collé à celui du seigneur Phonmat tandis que celui-ci glissait lentement. Vayne tira l’épée d’un coup sec et le laissa s’effondrer sur le sol. Le juge sauta sur place, plaça ses paumes contre le mur, ses pieds en arrière, ne poussant plus que des petits cris désordonnés. Vayne se tourna alors vers elle.

Elle reprit ses longs cris stupéfaits, replia les bras contre elle, avant de tenter désespérément d’arrêter ceux du jeune seigneur. Poussant une dernière clameur enragée, celui-ci ne se laissa pas faire et, vacillant, fit pivoter la lame latéralement. Elle vint érafler le cou du juge Drace, d’où s’échappèrent immédiatement quelques gouttes rouges.

À la fin de son geste, Vayne se retrouva lancé contre le mur et perdit l’équilibre. Il se laissa alors tomber sur les genoux, lâcha l’épée baignée de sang, et pleura toutes les larmes de son corps.

 

Drace mit quelques secondes avant de s’arrêter de crier. Elle referma sa bouche, fit pivoter sa tête et la baissa vers l’orphelin, gisant convulsif sur le sol. Puis elle la releva vers la chère tête blonde qui roulait lentement sur la table et ses yeux se mirent à briller. Elle effectua un pas, puis deux, puis trouva le courage de quitter la pièce, une main sur sa blessure et l’autre sur sa tête.

Vayne noyait ses larmes dans ses gants, dans ses manches, dans les interstices du dallage. Il laissa éclater ses sanglots durant une période indéterminée, et ne reprit conscience que lorsqu’il ne fut plus capable de remuer ou d’élever sa voix. Les muscles endoloris, il lutta pour se relever au-dessus du sang et quitta à son tour la scène macabre. Il peinait à mettre un pied devant l’autre, tout autour de lui était flou et le simple fait de remuer ses jambes lui coûtait un flot d’énergie et de larmes considérable. Rien vers lequel il se dirigeait ne pouvait être autre chose que misérable, et pourtant tout resterait en suspens sans ces derniers gestes. Après une série de pas pénible, il se cogna contre une nouvelle personne ; il lui fallait avancer...

Cependant, la personne ne semblait pas vouloir bouger et Vayne avait perdu la force de le faire faire. Il plia alors sa nuque et se retrouva contre l’armure aux traits rouges. Tendant les bras vers les bras de fer, il s’effondra contre Zargabaath et laissa la marée amère continuer d’envahir son visage. Se croyant seul dans cet état, il ignora tous les bruits alentour jusqu’à ce qu’il interrompît soudainement ses pleurs pour tendre l’oreille. Ce fut alors qu’il put entendre, enfouis au creux du casque désolé, les sanglots du juge.

Là encore, plusieurs minutes eurent dû se passer, durant lesquelles la vacuité totale prit possession de l’atmosphère. Seules ses douleurs aux épaules contraignirent Vayne à baisser ses bras. Il déglutit et annonça en reniflant :

— Mes frères... ils… ils sont morts.

Zargabaath recula et se redressa. Il n’avait pas l’air de retrouver ses esprits non plus.

— Il faut prévenir Son Excellence. Allons... il faut y aller.

Vayne laissa échapper un dernier hoquet avant d’acquiescer.

Contemplant un instant le juge immobile, il finit par s’écarter légèrement et faire des pas en avant. Toujours en reniflant, il atteignit l’ascenseur de gauche et appuya sur le bouton du trentième.

Le cœur de l’étage paternel était toujours vide, les soldats étant concentrés sur la plate-forme extérieure. Froidement, Vayne ravala ses larmes et parcourut les quelques dizaines de mètres qui le séparaient du trône. Le seigneur Gramis y était installé sans confort, avec le regard d’une victime d’un très mauvais augure avant même que son fils n’eut prononcé les mots qui suivirent :

— Excellence...

Le regard du père s’était perdu dans le vide. Vayne avala sa salive.

— Je viens vous apprendre le décès de vos deux fils, Eder-Cilt et Phonmat.

Pendant un instant, l’expression de l’Empereur ne changea pas. Il continua à fixer le vide, les traits figés dans la roche, puis la roche se fissura d’un seul coup pour laisser place à des plis parcourus d’humidité. Son souffle de chagrin n’était retenu que par sa mâchoire, verrouillée par « l’étiquette ». Vayne ne savait qu’ajouter :

— Leurs corps se trouvent au vingt-troisième. Le juge Drace est avec eux. Enfin il me sem...

— Tu peux partir.

Vayne fit un, puis deux pas en arrière. Il tenta ensuite de comprendre l’émotion de son père à son égard mais, devant le néant de sa réaction, s’inclina et disparut du trentième.

 

Le soir même, une réunion exceptionnelle se tint au vingtième étage. Cette fois, l’ordre du jour, posé au milieu de la longue table rectangulaire, n’était pas un repas et des parchemins mais le couffin du petit bébé qui pleurait. Autour de lui se tenaient debout la grande majorité des Hauts Juges, avec à leur tête le juge Zecht, lui-même commandé par l’empereur Gramis d’Archadia, veuf de son Impératrice Sentia et portant le deuil de deux de ses fils héritiers. En réalité, les seuls Hauts Juges absents étaient deux ou trois parmi ceux de second plan, envoyés en mission quelque part, et Ghis, qu’on n’avait pas invité. En plus de la Justice, tous les autres ministères étaient représentés. Le seigneur Gramis demanda à chaque ministre de lire un mot en hommage aux disparus, ainsi qu’aux Hauts Juges secondaires. L’une d’entre elles avait laissé échapper une larme en évoquant les multiples orphelinats fondés par Sentia Solidor.

Lorsque Vayne arriva, tous les regards se tournèrent vers lui.

Son père, au centre, le vit venir avec une expression glaciale qu’il ne devait jamais plus quitter à son égard. À son côté, le juge Drace jetait de petits coups d’œil furtifs au nouveau-né et tenait sa petite main lorsqu’il se mettait à crier. De l’autre côté, le juge Zecht affichait une expression d’affliction et de désolation les plus totales. Près de lui, le juge Bergan paraissait également atteint d’une tristesse sincère ; jamais Vayne ne lui avait vu un visage mélancolique jusqu’à ce soir-là. Et enfin, les yeux rouges, le corps tourné vers la fenêtre, du côté de Drace, le juge Zargabaath se retournait pour lui adresser un minuscule sourire, qui acheva de faire revenir les larmes au creux de ses paupières.

Ces mêmes larmes qui avaient disparu des yeux de l’adolescent toute la journée. On avait procédé à l’enterrement des aînés de la famille impériale l’après-midi, les membres de celle-ci y avaient été conviés ainsi que les Hauts Juges. C’était Drace qui avait été chargée de chercher le seigneur Vayne pour la cérémonie, mais le garçon avait refusé tout contact avec quiconque jusqu’à se décider à venir à cette soirée de recueillement, par respect pour son père et son petit frère. Il n’avait plus eu de larmes, non. Il avait seulement eu l’envie de tout oublier, de s’allonger sur le ventre et de faire disparaître son souffle, puis de se pencher par la fenêtre géante dans l’attente de sa Garuda. Il avait attendu jusqu’à ce que la nuit fût noire mais jamais elle ne se montra. Au moment où il s’était décidé à sortir de sa réclusion, une lueur était apparue dans le ciel ; lorsqu’il avait fait machine arrière, elle avait disparu, mais à sa place, une longue plume dorée s’était posée sur le rebord. Ce fut alors que sa tristesse le regagna tout à fait, et qu’il alla en traînant les pieds sans trouver de détonateur à ses pleurs, après avoir rangé le précieux reste du volatile dans le tiroir de sa petite commode noire, atteindre la scène insolite à laquelle il était convié, et se ranger à l’écart, au côté de Zargabaath inerte.

Ce n’était pas la première réunion à laquelle l’Impératrice était absente. Cette information contribuait à amortir sa douleur, bien qu’aucun autre sentiment n’eût réellement cette place dans cette pièce. Le seul être qui n’avait rien à voir avec tout ceci était ce petit frère, qui décidément ne savait rien faire d’autre que bouger ses bras et ses jambes et crier inlassablement. Son père, qui paraissait dans une autre dimension, éleva sa voix chevrotante :

— Nous sommes tous réunis en ce lieu, où chacun d’entre Leurs Altesses a apporté sa pierre dans l’édifice de cet empire.

— Qu’est-ce qu’ils ont apporté, eux ? vociféra Vayne en faisant un pas en avant.

— Vayne, gronda Zargabaath en baissant une tête soudainement en colère vers lui.

Le garçon releva en retour un visage empreint d’incompréhension. « Je croyais que vous étiez de mon côté !? » se dit-il, choqué, tandis que les Hauts Juges extérieurs à l’histoire commentaient à coups de « Mais d’où se permet-il ? » et de « Mais il est fou ? ». Puis Vayne réfléchit. Mais pas longtemps ; il décida simplement que si Petit Père avait décidé qu’il ne fallait pas contester ce qu’il avait entendu, alors lui n’avait aucune raison de le faire. Il fit alors un pas en arrière et baissa la tête. Après un court silence – interrompu par un murmure du juge Drace à l’attention de son collègue redevenu de marbre – l’Empereur poursuivit :

— Rien ne pourra remplacer ces êtres exceptionnels dans leurs fonctions au sein de tous les secteurs qui font vivre Archadia, et leur perte est une calamité qui accable toutes les femmes et tous les hommes qui les ont côtoyés au sein du Ministère de la Justice, des autres ministères, du Sénat, des assemblées populaires, des associations, et de tout le peuple archadien. Demain, ce dernier se joindra à moi sur la place du Sénat pour exprimer ses condoléances et joindre sa peine à la nôtre à l’occasion du discours que je prononcerai à la dernière heure de la matinée. Mesdames, Messeigneurs, nous sommes face à une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’empire archadien.

L’atmosphère devenait excessivement pesante. La voix du seigneur Gramis dégringola brusquement et il ne put bientôt plus se contenir ; on lui tendit un mouchoir. Tandis que les autres s’efforçaient de ne pas le regarder, l’Empereur se remit de sa faiblesse et s’efforça de continuer :

— Toutefois, rester sur cette position de perte nous conduit droit à la ruine. Avec la disparition de trois des figures majeures de notre souveraineté, l’image d’Archadia est considérablement ternie et il ne faudra pas longtemps pour que Rozarria profite de cette situation. Nous devons nous assurer en priorité de la sécurité des institutions et verrouiller tout accès aux états d’âme de la hiérarchie et aux dossiers de cet attentat.

— Ceux-ci sont entre les mains du tribunal judiciaire, assura le juge Drace d’une voix forte. Nous nous en occuperons en temps voulu, Excellence.

— Bien. Que chacun soit à son poste. Ne laissez aucun indice fléchir dans les prochains jours, particulièrement les indices économiques.

— Cela va être difficile, prévint le juge Bergan. Je vois déjà ces gueux profiter du deuil national pour refuser d’aller travailler !

— Il faut faire quelque chose, et vite, ordonna l’Empereur. Pour la survie de notre nation, il faut que l’équilibre sur l’année soit rétabli indépendamment de la période dramatique que nous traversons. Chacun a le devoir de prendre des mesures dans le secteur dont il a la charge ; il y a forcément une manière de combler chaque creux. Les rapports d’activité seront à remettre quotidiennement au Haut Juge en charge des affaires économiques. Pour les affaires militaires et juridiques, des réunions d’urgence auront lieu tous les deux jours à partir de la semaine prochaine.

— Bien, Excellence, dirent tous sauf Vayne et le petit frère.

Ce fut alors que, au bord d’une nouvelle crise de tristesse, l’Empereur d’Archadia sembla remarquer ce dernier.

 

— Et dans le cadre du redressement de ces circonstances, je vous ai réunis pour assurer la place du nouvel héritier dans la maison de Solidor et lui souhaiter la bienvenue dans le monde que nous lui laissons.

Cette phrase laissa l’assistance particulièrement perplexe.

— Et pour commencer, sans la présence de sa noble mère... nous nous devons, tous ensemble, de le baptiser.

Le silence devint de mort. Il se prolongea encore quelques instants, jusqu’à une nouvelle phrase du seigneur Gramis qui fit lever la tête de ses deux fils restants :

— Juge Zargabaath, je vous laisse le soin de donner un nom à cette progéniture. Je suis sûr que Sentia vous aurait demandé votre avis.

Cette fois-ci, l’incompréhension devint généralisée. Le tout petit garçon semblait regarder tous les visages avec attention, en adressant à chacun un cri aigu, qui n’avait plus grand-chose à voir avec des pleurs, avant de passer au suivant. Il bougeait fébrilement sa nuque, jusqu’à ce que Drace la fît se détendre en calant la petite tête contre son oreiller. Le juge en profita également pour adresser à son collègue un regard empli de crainte. Cependant, l’intéressé semblait bien loin de ce qui se passait. Au bout d’un long moment, il sembla comprendre qu’on attendait quelque chose de lui et il balbutia :

— Je...

— Je m’en charge, Excellence, l’interrompit le juge Drace d’un ton solennel. Je suis chargée de tout ce qui concerne le jeune seigneur, après tout.

— Silence, Drace, tonna l’Empereur. J’ai formulé une requête, et j’attends qu’on y réponde.

Zargabaath paraissait de plus en plus perdu. Il entendait à peu près tout ce qui se disait, et avait même compris qu’on recherchait un nom, mais il n’y avait qu’un seul nom qu’il voulait entendre à cet instant. Un seul. Un seul qui résonnait dans ses oreilles, lui chantait des mélodies du passé et ferait forcément celles de l’avenir... Ce nom composé de deux parties était celui qu’il avait été le plus fier d’entendre prononcer tout au long de sa vie. Il répétait ces deux prénoms continuellement dans sa tête. L’un, puis l’autre. L’un, puis l’autre. L’un, puis...

— Lars...

Tous les regards se tournèrent vers lui. Il avala sa salive et regarda Drace, puis l’Empereur.

— Larsa.

Des gloussements se firent entendre de part et d’autre de la grande salle tandis que Drace affichait une face traumatisée.

— Larsa ? répéta-t-elle.

— Larsa ? répéta Bergan.

— Nous avons bien entendu, Bergan, rouspéta le juge Drace.

— Nous avons bien entendu, Drace, rouspéta le juge Bergan.

Zargabaath mit sa main sur le manche de son arme, qu’il avait à son côté dans de telles occasions.

— Larsa Ferrinas. Ceci est, Excellence, le nom que je propose.

— Larsa ? lui susurra Drace. Serais-tu fou ? Tu veux qu’il soit maudit comme les autres ?

— Ainsi soit-il, trancha le seigneur Gramis en s’avançant vers son dernier-né.

Il se pencha vers le petit corps gigotant énergiquement et, en prenant sa petite main, lui sourit affectueusement. Il recula ensuite, et dit à voix haute :

— Puisse ce nouveau membre de la famille impériale nous donner matière à nous réjouir, et à trouver le courage d’un jour laisser les temps troublés derrière nous. Aucune crise du passé ne pourra avoir d’incident sur son bien-être et sa future action pour notre empire. Je te souhaite la bienvenue parmi nous et te proclame officiellement citoyen d’Archadia et membre de la maison de Solidor. Longue vie au seigneur Larsa !

— Longue vie au seigneur Larsa ! répétèrent toutes les personnes présentes d’un air presque jovial, excepté l’icône de la soirée qui remuait de plus belle.

 

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