Chapitre 16

Par Hylla

Une fois les autres partis, Baptiste relève la nappe qu’il époussète par la fenêtre avant de la plier pour mieux la remiser au fond du placard pour les semaines à venir.

— Elle est adorable, commente Baptiste.

— Isabella ?

Il hoche la tête pour mieux confirmer. Depuis l’encadrement de la porte, les bras croisés, il toise Sofia qui nettoie les tasses dans l’évier.

— C’est vrai qu’elle est mignonne, consent-elle.

Seul le bruit de l’eau qui ruissèle le long des tasses, de l’éponge que Sofia frotte frénétiquement et de la vaisselle qu’elle met à sécher comble le silence qui s’élève entre eux à présent.

Sofia fait de son mieux pour se concentrer sur sa tâche. Elle sent le regard insistant de Baptiste, elle refuse de donner cours à la conversation. Quelle conversation, après tout ? Il n’y en a même pas. Un simple constat. Oui, l’enfant est mignonne. Et alors ?

Pourtant, Sofia sait que cette remarque n’était pas anodine, et que Baptiste l’a bien compris. Elle le devine prêt à rouvrir le débat. Il pourrait même lui dire un « tu vois, tu l’as prise et tout s’est bien passé » qu’elle n’en serait pas étonnée. Elle est persuadée qu’il cherche ses mots et marche à tâtons dans cette valse de la parentalité inexistante qu’ils vivent ensemble.

Baptiste, lui, détaille les doigts crispés de Sofia. Quand elle repose les tasses, il se dit que si elle continue, elle va les briser. Sofia n’est pas délicate, mais il n’est pas difficile pour lui de deviner l’humeur de celle avec qui il partage sa vie depuis quatre ans maintenant : anxieuse, avec une pointe d’agacement. Il pensait pourtant qu’elle avait passé une bonne après-midi, il se demande bien ce qui a pu mal se passer.

— Et Paul, t’en as pensé quoi ?

Sofia écarquille les yeux un instant. Hausse les épaules.

— Il n’a pas l’air méchant.

Elle est elle-même étonnée de sa remarque. L’avait-elle trouvé si quelconque ?

— Il a l’air…

Mais ses mots se perdent en l’air. Elle a du mal à se faire son idée sur cet homme, qu’elle n’a vu qu’une fois et avec qui elle n’a pas particulièrement échangé. Il parlait surtout avec Baptiste, même si elle s’immisçait parfois dans la conversation. Elle avait été curieuse, elle avait été sur ses gardes, elle avait beaucoup d’attentes. Forcément, l’homme ne pouvait donner une impression sans faille avec une barre si haute. Ce ressenti est sûrement normal, se rassure Sofia. Après tout, Paul n’a pas fait mauvaise impression.

— Je crois que ça fait du bien à Ana d’avoir trouvé quelqu’un, finit par conclure Sofia.

— Je ne l’aurais jamais imaginé avec un gars comme ça, coupe Baptiste.

Sofia éteint l’eau et se sèche les mains en lui adressant un regard interrogateur.

— Il n’est pas du tout comme Samuel, tu ne trouves pas ?

— Encore heureux !

— Je croyais que tu aimais bien Samuel, dit Baptiste en fronçant les sourcils.

— Je l’aimais bien oui, beaucoup, même, confirme Sofia, et Baptiste inspire profondément à cela. Mais il lui a fait trop de mal, alors un peu de changement, ça ne fait pas de mal, tu ne penses pas ?

— J’espère juste qu’elle ne se jette pas dans les bras du premier venu…

Sofia s’approche de Baptiste et prend appuie sur le plan de travail en face de lui.

— J’ai la même peur, confie-t-elle. Mais que peut-on y faire ?

Baptiste se passe la main autour de la mâchoire et, ce faisant, tique sur son début de barbe avant de tirer une moue entendue. Il va se raser ce soir.

— C’est bien que ce soit quelqu’un de sportif. Mais c’est un peu spartiate, comme mode de vie, pour quelqu’un qui ne l’est pas, non ?

— Je n’ai pas assez parlé avec lui pour savoir ça.

— Enfin, t’as bien vu comment il parle de la montagne. Il respire la montagne, il vit pour la montagne. Dès qu’il a du temps libre, il part faire des randonnées. T’imagines Ana dans un gîte du GR10 ?

— Réchauffer son plat déshydraté sur un petit réchaud ?

Ils ricanent, et se dirigent vers le salon où ils s’affalent ensemble sur le canapé.

— Si c’est pour lui pondre un gamin, elle serait prête à accepter de monter l’Himalaya, vu comment elle est partie !

Sofia a lâché cela avant de réaliser ce qu’elle venait de dire. Ça y est, le sujet des gamins, c’est finalement elle qui l’a ramené sur le tapis. Alors elle se tait.

Baptiste ne dit plus rien non plus.

Il embrasse sa chevelure, et c’est un baiser long, sincère, et suave. Puis il descend le long de sa mâchoire qu’il détaille également du bout de son nez.

— Ce n’est pas le bon moment, murmure-t-elle.

— Tu n’en as pas envie ?

Baptiste accompagne sa question d’une main qu’il passe sous son tee-shirt. Ses doigts frôlent le dos de Sofia qui se raidit sous les frissons que ces caresses provoquent.

— Je voulais dire, il faut faire attention. Aujourd’hui, c’est capote.

— Ah… soupire Baptiste.

Il la fait s’allonger sur le canapé et laisse sa main se promener le long de ses pommes d’amour, puis de ses cuisses, avant d’empoigner sa fesse avec fermeté.

— Et si on commençait à s’en passer ? souffle-t-il à son oreille.

Sofia écarquille les yeux. Son corps entier se pétrifie. Sa respiration se coupe.

— Pardon, je ne voulais pas… commence Baptiste.

— C’est rien, coupe-t-elle.

Il se redresse et enlève sa main, qu’il passe alors dans ses cheveux qu’il ébouriffe au passage.

Sofia reste allongée. Baptiste ne la regarde plus. Le silence se fait de plus en plus lourd.

— Je veux dire, c’est rien. Je suis un peu remuée. Mais je suis prête.

Baptiste tourne la tête dans sa direction, dubitatif.

— Non, ce n’est pas rien, Sofia. Et je ne crois pas que tu sois prête.

— Mais si ! insiste-t-elle d’une voix peu naturelle. On en a discuté. J’y ai réfléchi. Enfin, on n’est jamais vraiment prêts, non ?

Baptiste continue de la toiser. Son dos raide. Ses doigts serrés sur ses cuisses. Sa mâchoire crispée.

— Ça ne peut pas se passer comme ça.

Il se relève et par dans la chambre. Sofia se redresse, attend d’entendre un nouveau bruit, signe qu’il reviendrait, mais non. Il est parti s’isoler, elle doit se faire une raison, et décider quoi faire. Rester là, cloîtrée dans le silence, donner raison à Baptiste qui pense qu’elle n’est pas prête, et qui n’a pas tout à fait tort, ou y aller. Dire quelque chose. Réaffirmer qu’elle serait prête, ce à quoi elle-même peine à croire, ou lui dire qu’elle ne l’est pas. Qu’elle ne le sera peut-être jamais. Et tout d’un coup, son cœur s’emballe, et le scénario de leur rupture se dessine. Elle jette ce script à la poubelle et enserre ses jambes, enfouissant sa tête entre ses bras.

Elle aussi a besoin d’espace.

Cette après-midi, alors qu’elle tenait l’enfant sur ses genoux, elle s’imaginait devenir mère et ce soir, elle se renfrogne dès que le sujet revient sur la table ?

Elle ne sait même plus si ses angoisses sont devenues des réflexes ou sont encore justifiées. Elle croyait avoir fait du chemin, ces derniers mois. Elle pensait s’être préparée à être prête. Et à présent qu’il est question d’avancer, elle fait du sur-place. Elle recule, fait demi-tour, revient à la case départ. Pour un pas en avant, elle en bondit de quatre en arrière.

Et elle en a marre.

Elle en a marre de stagner. Marre de ne jamais avancer dans rien. Marre de se laisser paralyser par ses peurs, marre de ne jamais faire un pas en avant pour elle, car tout n’est pas comme elle l’espérait.

Elle stagne, et en stagnant, elle retient sur place Baptiste aussi.

Elle le retient mais l’aime trop pour ne pas le savoir épanoui quand il pourrait l’être. Et elle l’aime assez pour se dire que peut-être, avec lui, elle n’aura pas peur. Qu’elle a peur aujourd’hui mais que demain, ils balaieront tout ça car le plus important, c’est de vivre.

Et que la vie, ce n’est pas que celle que l’on reçoit. C’est aussi celle qu’on donne.

Que si dans vingt ans, elle n’a pas eu de gosse, et se regardera dans un miroir en se disant que c’est trop tard. Qu’elle avait tout pour avancer mais qu’elle a préféré stagner. Stagner loin de Baptiste, qui finirait par partir. Stagner loin des autres, qui tous auraient continué d’avancer.

Sofia ne veut pas de cette vie pleine de regrets, de « et si » auquel elle répondrait « je n’ai jamais ».

Il est temps qu’elle reprenne sa vie en main et cela commence aujourd’hui.

Elle bondit hors du canapé et fait glisser sa jupe le long de ses cuisses. Elle ôte ses collants d’un geste trop vif. Ceux-là seront à jeter, eux aussi. Puis elle passe son haut par-dessus ses épaules.

Et vers la chambre, elle avance.

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LogistiX
Posté le 16/02/2025
Bonjour Hylla,
Oui, je commente directement le chapitre 16... il se pourrait que j'aie dévoré tous les chapitres en une fois, tellement l'histoire était passionnante.

On n'est pourtant pas sur le genre littéraire et les thèmes que je lis d'habitude. Mais le point de vue de Sofia est un point de vue d'actualité, et tu le décris avec beaucoup de justesse. On ne peut pas ne pas avoir d'empathie pour cette femme partagée entre ses passions et ce que la société et son conjoint attendent d'elle.

Les premiers mots du premier chapitre étaient un peu perturbants. J'ai eu du mal à comprendre que "la mère" était un troisième personnage dans la première scène. Je ne suis pas sûr qu'on puisse le rendre plus clair. Par contre, cela a beaucoup de force une fois qu'on réalise que son amie de longue date n'a plus de nom, qu'elle n'est plus décrite que par ce que Sofia perçoit au début comme une malédiction.

Le changement du point de vue de Sofia parait naturel, pas forcé. Il est cohérent. J'avoue que, devant tant de véhémence sur les premiers chapitres, je m'attendais à quelque chose de plus fort que "j'ai peur de ne pas être une bonne mère", même si tu apportes plein de nuances derrière (par exemple, "j'ai peur de ne plus pouvoir exercer ma passion pour la photo").

J'ai maintenant hâte de savoir où cela l'amène.
Merci pour ce partage et vivement la suite !
LX
Hylla
Posté le 19/02/2025
Bonjour,

Un grand merci pour ta lecture et tes retours ! Je suis heureuse de voir que ces premiers chapitres ont retenu ton attention et que l'histoire de ces personnages prenne !

Le choix d'appeler son amie "la mère" et non par son prénom m'est venu à l'écriture du tout premier chapitre. Toutefois, à l'écriture de toutes les scènes qui ont suivi, je n'ai pas trouvé toujours évident de bien l'introduire, et ce sera clairement un axe de réécriture que j'envisage. Tout comme ce n'était pas naturel à l'écriture, ça ne peut pas passer naturellement à la lecture. Je n'abandonnerai pas l'idée, mais j'essaierai de mieux l'exprimer.

De même, plus j'avance et plus je me dis qu'un pan du personnage de Sofia doit vraiment être bien repris sur tout ce début pour que les motivations et les choix du personnage soient plus percutants.

Bien à toi
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