96.
Grenade papillote des yeux. Sa tête, penchée sur son épaule, lui fait horriblement mal. Elle la redresse. Son cou a souffert d’être tordu, mais c’est de derrière l’oreille que vient la douleur la plus vive.
— Ne bougez pas trop.
Elle voit flou, mais reconnaît cette voix. Il lui faut encore un peu de temps avant de reprendre complètement ses esprits et comprendre ce qui est en train de lui arriver. Elle est dans une pièce blanche, ligotée à une chaise, ses trois masques sont posés sur la table.
Chien est assis devant elle dans son costume impeccable, les genoux croisés, en train de lire un livre. Elle fronce les sourcils : est-ce qu’il bouquine « le corsaire sexy » ou elle ne sait plus quoi, en pleine zone d’interrogatoire ?
Il lève ses iris bleus vers elle et se met debout pour lui braquer une petite lumière éblouissante dans les yeux.
— D'accord. Combien j’ai de doigts ?
Il lui brandit sous le nez une main dont le pouce est replié.
— Qu’est-ce que vous faites ? demande Grenade d’une voix pâteuse.
— Vous êtes tombée sur la tête quand je vous ai fait descendre de votre perchoir. Il y a un risque de commotion cérébrale. Répondez à ma question, combien de doigts ?
— Quatre.
— Épelez votre prénom, matricule 466761 A.
— G-R-E-N-A-D-E.
— C’est bien, ne bougez pas.
Il tourne autour d’elle et désinfecte sa plaie avec une compresse imbibée d’alcool. Elle serre les dents durant le picotement. Chien revient face à elle.
— Vous portez des lentilles de couleur. Vos yeux sont tout rouges.
— C’est un déguisement.
— Logique. Levez les yeux et ouvrez-les grands.
Elle obéit. Il s’approche très près et ses doigts viennent cueillir les lentilles tandis qu’elle bat des cils. Il les récupère et les jette sur la table avant de lui lancer un regard étrange.
— À quoi pensez-vous ? Vous me dévisagez bizarrement...
— C’est un peu bizarre, je n’ai plus peur de vous. Vous me terrorisiez et ça a disparu.
— Parce que je ne veux pas que mon suspect me claque entre les doigts avant l’interrogatoire ?
— Pas vraiment, je crois que je vous comprends mieux.
Mais bien sûr, pour lui ça n’a aucun sens. Il se détourne et récupère son livre pour en corner une page :
— Je vais sans doute devoir vous tuer, vous le savez.
— Oui... mais je ne crois pas que vous allez me torturer, vous n’êtes pas vraiment méchant, en fait. Juste comme Loup le disait.
Il se tourne vers elle en fronçant les sourcils :
— Vous essayez de me faire gober l’hameçon ? C’est moi qui suis censé vous interroger, pas vous qui devez me donner des indices.
— J’ai de la peine pour vous.
Elle ne peut pas lui dire qu’elle a vu son passé dans le Rebrousseur. Et puis le passé avant le passé.
— Loup va bien, même si je ne peux pas vous dire où il est. Le QG a été déplacé après mon départ et je ne sais même pas comment le trouver à présent.
— Et vous croyez que je vais vous croire ? Vous étiez venue m’assassiner et vous pensez que je vais juste avaler toutes les salades que vous me dites ?
Il remarque en parlant qu’elle était très peu armée pour un assassin potentiel. Est-ce qu’elle voulait lui planter son couteau laser de cinq centimètres dans le bide et faire de lui du hachis ? Ça paraît peu probable alors il l’observe à nouveau avant de demander :
— Qu’est-ce que vous foutiez avec ces trucs ?
Il retourne le grand Dénominateur, le regarde avec perplexité et le pose sur son visage : rien ne se passe.
— Je pourrais vous demander la même chose.
— Moi je ne vous observe pas en me cachant dans des tuyaux.
Il marque un point. Elle continue :
— Si vous me ramenez Griffon, je vous dirai tout. Sinon, vous n’allez pas me croire. Peut-être qu’on n’est pas dans des camps différents, malgré les apparences...
Il veut répondre, mais une sonnerie résonne dans la cellule. Chien va ouvrir la porte et une jeune femme se trouve derrière.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-il, sèchement.
— Votre ordinateur n’arrête pas de sonner, Chef. Je me suis dit que vous voudriez le savoir.
— Mon ordinateur ?
Tony a l’air désarçonné. Il jette un coup d’œil à Grenade avant de sortir en refermant le battant derrière lui, la laissant seule. Elle attend quelques minutes pour être sûre qu’il ne va pas revenir. Par chance, il n’a pas remarqué le récepteur qu’Andiberry a greffé à l’intérieur de son oreille.
— Activation. QG, murmure-t-elle avant d’entendre la tonalité habituelle dans son conduit auditif.
Elle n’attend que trois secondes avant que la voix familière de Loup ne réponde :
— Grenade !
Elle est soulagée.
— Tu vas bien ?
— Pas vraiment, je suis dans une situation compliquée.
— Compliquée comment ?
— On en parle juste après. Comment va ta mission ? Tu as vu Chien ?
— Il m’a capturée, je suis dans une cellule du Mur. J’ai pu le voir à travers le masque et ce n’est pas lui qui a fait tout ce bordel, enfin, pas complètement. Mais c’est difficile sans mettre un contexte. Je vais potentiellement me faire tuer, mais s’il me ramène Georges, j’ai peut-être une chance. J’ai vu des tas de choses ! Oh, c’est si compliqué...
— Il faut que tu me racontes.
— Et toi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis rentré à la Machine.
Grenade reste sans voix alors il continue :
— J’ai entendu des trucs au QG : des infos qu’on me cachait. En plus, il y avait quelqu’un dehors pour m’empêcher de sortir. J’avais juste besoin de réfléchir, mais on m’a poursuivi et tiré dessus, alors je me suis mis à l’abri en emportant l’émetteur radio. Pour le moment, je suis bloqué dans l’ascenseur, mais bientôt quelqu’un se rendra compte que je suis là.
— Tu vas nous balancer ? Sérieusement ?
— Eh bien, tu vois, je ne sais pas encore. Ça dépend de toi.
— Quoi ?
— Tu m’as bien entendu. Je ne te menace pas ni rien. Je n’ai rien contre toi et je comprends mieux la pression qu’on t’a mise derrière pour que tu te taises, mais j’ai besoin de savoir ce que Gyfu ne voulait pas que tu me dises.
— On en est vraiment là ?
— Oui, je peux tout leur balancer maintenant ou bien rejoindre Chien et mourir avec lui quand vous prendrez le pouvoir. C’est toi qui choisis.
Elle soupire.
— Très bien, mais on n’est pas obligé d’en arriver au stade où Chien et toi devrez mourir et il est possible que je sois filmée en ce moment même. Tu t’en fiches ?
Il ne répond pas, alors elle continue :
— Il n’y a pas grand-chose à comprendre, pas de révélation folle. Tu t’imaginais que Lù était peut-être ta copine, mais ce n’était pas le cas. En fait, elle ne pouvait pas te sentir, c’est tout.
Personne ne répond, alors elle continue :
— C’est l’androïde qui t’a trouvé, nourri et élevé, Taïriss ou Mante si tu préfères. Et vous avez voyagé ensemble durant toute ta vie. Lù n’était pas contente, elle ne voulait pas que tu restes et elle te le faisait bien sentir. C’était viscéral.
Elle entend la respiration de Loup un peu plus forte dans l’oreillette.
— Ça va ?
Elle l’imagine très bien. Calé contre le mur du petit ascenseur noir tandis qu’elle-même est aveuglée par une série d’horribles néons.
— Tu pleures ?
Elle entend des bruits étranges, mais elle préfère lui laisser le temps d’assimiler ce qu’elle vient de lui dire. Il finit par marmonner, si bas que Grenade doit se concentrer pour comprendre ce qu’il dit :
— Alors je l’ai cherchée tout ce temps et elle était juste là. C’est ça la réponse ? Que ma mère ne m’aimait pas ?
— Ta mère ?
Grenade ouvre de grands yeux et répète :
— Comment ça, ta mère ?
Il y a un rire moqueur dans son oreille :
— Ah. Alors ils ne te l’avaient pas dit, à toi non plus. C’était elle ma génitrice. Tout devient plus clair maintenant : pourquoi voudrais-je faire revenir à la vie la mère qui m’a abandonné et me détestait ?
— Zozo...
Au son de sa voix, il se tait et Grenade continue, désolée :
— Je ne sais pas... je ne crois pas... Écoute, je ne suis pas sûre, mais... je crois qu’elle ne savait rien, elle ignorait qui tu étais pour elle. Et ce n’était pas toi qu’elle n’aimait pas. Elle était jalouse à cause de Taïriss et de Chien, parce que tu comptais pour eux.
— Chien ? Il était là aussi alors ?
— Oui, mais Zozo... il y a autre chose à propos de lui. Ça, c’est encore pire que pour Lù peut-être.
Nouveau rire nerveux dans le récepteur.
— Quoi ? Lui non plus, il ne m’aimait pas ?
Grenade hésite.
— Si. Si, il t’aimait beaucoup. Mais c’était une autre occurrence, Zozo. Ce garçon qui avait ton nom, ce n’était pas toi et Chien aussi était une autre personne. Tu ne peux pas faire comme si c’était pareil, tu comprends ce que j’essaie de te dire ?
Il comprend sans comprendre.
— Que s’est-il passé ?
— Le plus simple c’est que je te raconte depuis le début.
97.
Le matin est là et Bebbe a peu dormi.
Elle se redresse. Que peut-elle faire ? Vers qui peut-elle se tourner ? Il n’y a plus qu’une seule personne... juste une, peut-être, qui va bien vouloir l’aider. Depuis que le soleil s’est levé, elle guette par la porte entrebâillée le passage des membres vers la cuisine. Personne pour le moment.
Enfin, Bebbe l’entend venir... le premier debout et le premier à retourner se coucher, comme d’habitude. Elle le reconnaît à la cadence de son pas, à son côté dansant et spontané. Il passe devant la porte et elle l’entrouvre davantage.
— Griffon ! souffle-t-elle.
Il tourne la tête ; le masque d’oiseau la fixe, hésite puis murmure :
— Mais que fais-tu là ?
Elle lui fait signe d'entrer et il finit par la laisser l’attirer dans la salle de jeux.
— Tu n’es pas censée être en bas et sous clef ? Petite déserteuse !
Il la regarde. Elle est vêtue d’une robe incroyablement sale et ses cheveux emmêlés sont nattés de façon grossière. Ses yeux caves portent la trace de ses larmes et son ventre est si énorme qu’on dirait qu’elle va exploser.
— Par Mock... marmonne Griffon avant de se donner des gifles mentales. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je... je vais accoucher et j’ai besoin de ton aide !
Les yeux de verre la fixent.
— Pourquoi ne demandes-tu pas à Lièvre ?
— Ce n’est pas un garçon. Aide-moi !
Griffon bredouille :
— Mais Lièvre... Lièvre a dit que c’était un garçon.
— Il a menti pour me protéger. C’était avant les événements... il m’a trahie. Il devait venir me chercher, mais il a tout dit à Cerf...
— Es-tu sûre ? J’étais là avec lui et Cerf hier, et ils n’en ont pas du tout parlé. Nous avons parlé de Numéro 1, qui attend une fille et il n’est pas venu te chercher parce que ce vieux cornichon de Cerf nous a retenus pendant quatre heures.
Bebbe lève vers lui des yeux hagards :
— C’est vrai ? Je n'ose le croire...
Griffon sent que les jambes de Numéro 7 — celle de chair et la prothèse — se dérobent sous elle et il la rattrape.
— Tu as besoin d’un médecin et vite !
Il la soutient tandis qu’elle essaie de rester consciente et murmure :
— D’accord, allons retrouver Lièvre ! Si nous croisons quelqu’un, nous dirons que tu sors à cause d’un discours demandé par Cerf.
— Dis-leur plutôt que je suis malade. J’ai la tête qu’il faut.
— Oui, oui, bonne idée...
Griffon l’entraîne dehors et ils marchent une vingtaine de mètres avant d’entendre des bruits de pas venir dans l’autre sens. Griffon pousse Bebbe par la porte du petit salon puis la referme sur eux.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demande-t-elle d’une voix pâteuse. Je croyais qu’on disait que j’étais malade.
La sueur coule sur la tempe de Griffon jusque dans son col.
— Tout n’est pas encore très clair dans mon esprit...
C’est vraiment bizarre de voir cette tête de porcelaine froide parler avec une voix chevrotante.
— Ça n’a pas l’air, en effet, murmure-t-elle en se tenant le ventre.
Griffon jette un coup d'œil dehors :
— C’est bon, la voie est libre.
Ils se glissent sans autre rebondissement jusqu’à la serre de Lièvre. Griffon s’apprête à frapper, mais Bebbe utilise son passe et la porte s’ouvre. Elle est tout de suite alertée par le silence : les plantes de métal ont l’air mortes et les lumières sont éteintes. Elle sent monter en elle une peur infinie et terrible. Ils avancent et elle s’accroche au bras de Griffon. Le jardin s’ouvre comme une fleur à l’aube et soudain Griffon la serre fort en lui cachant le visage. Il crie :
— Ne regarde pas !
Elle se rappelle de nouveau ce jour. La toute petite tête aux cheveux bleus, maman, la prostituée... « Ne regarde pas, Georges. »
Bebbe écarte doucement les doigts que son frère a glissés devant ses yeux.
Ça fait comme Morse. Le corps qui se balance sous un arbre de fer. La nuque brisée. Le masque blanc qui l’observe, accusateur.
Elle veut pleurer, mais ses yeux bouffis n’ont plus de larmes. Une contraction la prend et elle ne sait plus trop où elle a mal, si c’est juste le corps ou si c’est l’esprit.
— Bebbe... murmure Georges d’une voix brisée.
— Décroche-le. Aide-moi à le décrocher, s’il te plaît.
— Nous ne pouvons pas faire ça... Il faut que nous partions, tu comprends ? Il ne faut pas qu’ils sachent que c’est à cause de l’enfant...
Elle comprend. Elle s’assoit parce qu’elle a trop mal, sur la chaise sous le saule où ils ont pris le thé. Griffon ôte son masque : il a besoin de respirer. Il observe le corps qui se balance :
C’est étrange la mort. Lièvre est juste là, mais il n’y a plus personne dedans.
Il ferme les yeux. Et Bebbe... Qu’est-ce qu’il va faire d’elle ? Et la fille dans son ventre ?
— Ton enfant, ce sera Lù, tu le sais...
— Oui.
Et lui, il comprend que le dilemme de Mock est là : il va devoir choisir maintenant. Malgré tout, ce chantage n’a aucun sens, car Griffon ne fait pas confiance à Mock. Il se rappelle cette ville avec juste des femmes et des robots où les hommes portent des masques et travaillent aux champs. Et il y a Bebbe qui est là, qui est sa sœur, peut-être...
— C’est si important de garder cette petite fille ?
— Oui, c’est une preuve d’existence. Que nous ne sommes pas juste ce que lui, il veut que nous soyons.
— Cela nous ôtera toute chance de transmettre le pouvoir à un enfant masculin qui pourra nous sortir de là.
Elle rit jaune :
— Il n’y a plus de temps, Georges. Nous allons tous mourir dans ce monde qui s’écroule. Comment pourrait-on arriver au bout de la gestation d’un autre enfant ? En plus, tu continues de croire ce que Cerf nous a enfoncé dans le crâne : il répète que Lù ne nous aidera pas, mais c'est peut-être un mensonge ! Il y a d'autres façons de s'en sortir que de l'écouter !
Il ne sait pas répondre.
— Pourquoi ne pas juste fuir ?
— La sortie est bloquée.
— Es-tu sûre ?
— Ça l’était hier soir et ce matin, tu peux revérifier.
— D’accord, je vais aller jeter un œil. Reste ici.
Le rythme cardiaque de Bebbe accélère :
— Non ! Ne me laisse pas seule avec lui !
— Ça va être difficile de faire autrement. Je reviens vite, je le jure. Je taperai deux fois trois petits coups au battant à mon retour.
Il récupère son masque et file par la porte, alors Bebbe reste seule avec Lièvre et le silence. Elle attend puis se lève. Le mort a des doigts bleus et bouffis qu'elle effleure avant de lui prendre la main, puis regarde son visage d’animal qui a abandonné.
Elle attend longtemps avant que Griffon ne revienne. La main de Bebbe retombe alors le long de son flanc et elle jette un dernier regard à la silhouette qui se détache en ombres chinoises parmi les plantes de métal.
— Adieu Lièvre. Je suis désolée, je crois que cette fois il va falloir que je m’en aille sans toi...
Ses pieds nus remontent l’allée pour la dernière fois et elle ouvre la porte à Griffon qui l’attire dehors.
— Alors ? murmure-t-elle.
— C’est fermé. J’ai peut-être une solution, mais... ce n’est pas idéal...
— Où va-t-on ?
— Suis-moi...
Ils se rendent jusqu’à ses quartiers et pénètrent la salle circulaire, déserte.
— Les voyageurs n’arriveront pas avant une heure ou deux. Nous sommes tranquilles jusque-là, assieds-toi.
Bebbe s’installe sur le sofa. Georges ôte son masque, se met à genoux devant elle, lui prend les mains et lève son regard jaune sur son visage :
— Écoute-moi, c’est vraiment crucial.
— Je ne suis pas une enfant, Georges.
— Tu es très éprouvée, mais c’est vrai, tu n’es pas une enfant. C’est même toi l’aînée, en quelque sorte.
Elle fait un maigre sourire. Il dit :
— Je peux faire quelque chose. Mais ça n’est pas... Il n’y a pas... Je vais essayer de t’envoyer dans Limbo. Dans un endroit où je pense que tu seras en sécurité pour accoucher. Je ne suis pas sûr d’y arriver, mais je sais que c’est possible. Et je l’ai déjà fait dans le passé, si je ne me trompe pas...
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je ne crois pas que je pourrais te faire revenir. Tu seras arrimée dans Limbo. Et pour Lù... elle est Changemonde et pourra fuir en passant dans un autre monde quand elle aura quinze ans ou seize ans si j'en crois l'apparence que j'ai aperçue dans Limbo ; mais j'ignore si elle pourra localiser le nôtre. Et encore, je ne vois pas de quelle façon elle pourrait obtenir le Chapelet.
— Quinze ou seize ans dans Limbo sans pouvoir rentrer, répète Bebbe tout en songeant que la perle dérobée à Lièvre devrait régler ce dernier problème.
— Ce n’est pas tout. Lù sera en sécurité loin de Cerf, mais je... il n’y aura pas de médecin là-bas, Bebbe. Et avec ce mécanisme que tu as dans ton ventre, ce n’est pas comme pour un bébé normal.
Elle se tait et baisse les yeux. Voilà qui semble plus fâcheux. Il ajoute d’un air malheureux :
— Tu comprends ce que cela signifie, n’est-ce pas ?
Bebbe hoche la tête lentement avant de murmurer :
— Je ne suis pas stupide.
Il lui serre les doigts.
— Nous pouvons encore faire autrement, nous pouvons te ramener dans ta cellule et continuer comme avant. Dès que Cerf sera décédé, tu sortiras.
Comme elle ne répond pas, il finit par la lâcher pour se relever, puis il s’assoit en tailleur derrière elle.
— Très bien. Ça doit être comme quand j’ai ramené la photographie dans le monde réel. Je vais juste essayer de t’emmener, pas seulement ton esprit, mais la matière aussi. Il faudra peut-être tenter plusieurs fois.
Il place une main de chaque côté de sa tête et ferme les yeux.
98.
L’ambiance est plutôt bizarre ce matin au Troll Radieux : pas de bière tiède devant les visages découragés, pas de chips molles posées dans des ramequins, un ou deux verres d’eau tout au plus. Duteil, le barman, essuie ses chopes d’un air sombre, sa large carrure placée en retrait derrière son comptoir. Il marmonne entre ses dents :
— Tant va la cruche à l’eau...
Les discussions fusent :
— Bon alors Berry ? Il s’est passé quoi au juste ? Il lui est arrivé quoi au gamin ?
Berry soupire en s’accoudant devant la plus grande table du sous-sol, là où les résistants se sont réunis.
— Le gamin de trente ans s’est rendu compte qu’on ne lui disait pas tout, voilà. Enfin, on suppose que c’est ça, et il est possible qu’il soit allé directement le répéter à la Machine. On est pas sûrs. On a eu des nouvelles par un de nos agents qui a infiltré le Mur : elle dit qu’il ne dira rien, mais qu’il n’a plus envie d’être mêlé à toutes ces histoires et qu’il veut qu’on le laisse tranquille.
Le Chef Martial intervient :
— Mais Berry, le gamin, c’était pas l’un des nôtres dès le départ. C’était le Loup de la Machine, pas vrai ?
Berry fronce les sourcils.
— Comment vous savez ça ?
Les rangs se relâchent et s’écartent devant une forte femme rousse qui tord son bonnet entre ses mains.
— Vas-y Hémerre, dit un homme. Raconte-leur comment ça s’est passé.
La femme a l’air mal à l’aise, mais elle regarde Berry dans les yeux :
— J’suis chauffeuse de taxi, M’sieur Berry. Et ces derniers temps, je travaillais pas mal la nuit à cause du couvre-feu. Les gens peuvent encore sortir s’ils ont juste à passer un perron, alors ça marche bien pour nous. Et cette nuit, c’est moi qui ai déposé votre fugitif à la Machine. Il avait un pistolet braqué sur moi et un masque blanc en porcelaine comme sur les images qu’on voit de la Famille, M’sieur Berry.
— Tu le savais alors, Andiberry ? demande Maja.
Berry s’accoude à la table et caresse machinalement les dessins gravés dans le bois par des clients peu précautionneux — une tête grossièrement dessinée avec une natte accompagnée de l’inscription « Go go Major Tom ! ».
— Oui, je le savais. Il avait décidé de changer de camp et on a eu plein d’infos grâce à lui, on a même récupéré des pistes pour entrer dans la Machine : des plans, des mots de passe... Il était vraiment de notre côté, mais on a mal joué. Pour le garder avec nous, on a dû lui dissimuler des trucs et quand ça s’est su, il n’a pas pu faire avec. Ce n’est pas de sa faute à lui, c’est à moi et Gyfu qu’il faut demander des comptes.
— Mais on s’en fout ça, mon gars. Ce qu’on veut savoir, c’est qu’est-ce qu’on fait maintenant, grogne le Chef.
Andiberry relève la tête et les regarde tous, un par un.
— Je crois malheureusement qu’on a plus qu’une seule solution : on ne peut pas compter sur la chance. Savoir s’il nous a vendus ou pas ? Non, on n’a pas le droit à l’erreur. À partir de ce soir, tous ceux qui ont croisé Loup en vrai changent de planques. Au Mur, ils vont sans doute organiser des descentes, mais il faudra tenir très peu de temps.
— Combien ?
— Un ou deux jours, pas plus.
— Et après, on fait quoi ?
— On attaquera la Machine.
Sa déclaration laisse un blanc dans les rangs pendant que les hommes et les femmes se regardent. Le barman, qui était en train de servir un verre depuis une grosse bonbonne où flotte une forme flasque, s’arrête dans son mouvement :
— Le malheur vient à cheval...1
Maja fronce son sourcil.
— Sérieusement ?
— Ouais, s’ils savent qu’on a des trucs sur eux, autant ne pas leur laisser le temps de se préparer. C’est moi qui vais m’infiltrer dans la bête et pendant ce temps-là, vous essayez de mettre hors d’état de nuire le plus d’enfants du Mur possible. De mon côté, je me débrouillerai pour faire sauter les verrous de cette sale araignée noire jusqu’à ce que tout le monde puisse rentrer et qu’on désactive leur système de défense.
— Et on les pendra tous sur la place centrale, crie un moustachu dans la foule.
Les ouvriers reprennent le même hourra pendant que Berry se lève et leur fait signe de s’asseoir :
— Du calme ! On n’est pas censé faire trop de bruit pour ne pas se faire repérer, vous vous souvenez ? On verra pour les exécutions. N’oubliez pas le message de la Dame de la Machine ! Apparemment, il y en a à l’intérieur qui sont prisonniers aussi et qui œuvrent pour la liberté commune tout comme nous. Alors on se calme et l'on fera des procès équitables à chacun quand on sera maître des lieux.
Berry se souvient des paroles d’Honorine et il n’a pas vraiment envie que les choses dégénèrent. L’ingénieur observe ses alliés et il voit à la fois de la compréhension et des visages fermés qui réclament vengeance. Il se lève et continue d’une voix forte :
— Il y a autre chose qui doit être tranché, peu importe comment les choses tourneront : Loup n’est pas coupable. Le premier qui essaie de lui faire du mal, je le refroidirai moi-même, est-ce que c’est clair ?
Nouveau silence.
— Clair ? répète Berry, un peu plus durement.
— Même s’il nous a trahis ? demande Maja.
Andiberry n’a pas vraiment envie de penser à cette éventualité. Il baisse les yeux et son visage devient froid comme de la pierre.
— Si c’est le cas, alors je le tuerai de mes mains. Je vous le promets, mais je pense qu’il ne le fera pas.
— Mais il est à la Machine ?
— Pour soutenir quelqu’un qui est à l’intérieur, pas pour les rejoindre. Il s’est mis à l’abri de nous sans prendre parti pour Cerf pour autant. C’est ce qu’il a dit à notre espionne et aussi ce que je veux croire pour l’instant. Mais nous ne prendrons pas de risques inutiles, je répète que son départ est de notre faute.
Andiberry sait ce qu’ils pensent tous, qu'il ne devrait pas laisser les sentiments prendre le pas sur son devoir et ils ont raison, bien sûr. Il se racle la gorge :
— Je vais mettre fin à la réunion générale. Dans deux heures, il faut que je sois en train de réparer les dernières pièces de mon vaisseau qui pourraient lâcher. Romain, Martial, Nancy, Maja et Erigon, je vous veux près de moi ; je vais vous répartir les tâches que vous transmettrez ensuite dans vos quartiers. Il va falloir mettre de la nourriture de côté, des couvertures, des trousses de soin, des plans de la ville et surtout des armes. On peut en faire nous-même : jeter des poêles à frire par les fenêtres est autorisé si l’on vise correctement...
99.
— Olween, je crois que tu préfères sortir.
— Encore ?
C’est la deuxième fois depuis que Grenade a quitté le QG et Olween se retient de soupirer parce qu’il s’imagine être un adulte responsable. Avec une évidente mauvaise volonté, il se lève de son fauteuil et finit par sortir du repaire par la porte.
Quelle belle décharge, il l’avait presque oubliée. L’air est humide ce matin et le temps aussi clair que la Brume le permet. Il agite doucement sa lèvre supérieure et grommelle :
— J’ai laissé mon ordinateur allumé.
— Ce n’est pas grave, l’électricité continuera à fonctionner en interne.
— Tu es sûre de ça ?
— Oui, oui... Normalement, les êtres vivants peuvent rester aussi, mais la sensation est désagréable.
Gyfu est debout, immense comme d’habitude et tient une clef minuscule dans sa main.
— Et tu vas réussir à retrouver ton pote sylphe si tu bouges encore ?
— Je lui ai envoyé un message par oiseau interposé. Il sait pour la situation et il sait pour Loup.
Le QG est juste devant eux, avec son réfrigérateur abandonné. Gyfu se plie en deux à l’intérieur et enfonce la clef dans la serrure de la porte cachée.
Il y a comme un énorme bruit de succion, si fort que même la terre se met à trembler. Olween observe avec intérêt la porte qui devient de plus en plus petite sous ses yeux jusqu’à disparaître complètement. Il ne reste que la main de Gyfu qui tient la clef en l’air au milieu de rien. Ce n’est pas la première fois qu’Olween assiste à ce spectacle, mais c’est toujours aussi impressionnant. L’antre mobile de Dame Gyfu... La toute première fois, il avait posé des tas de questions, la principale étant bien sûr : comment avait-elle récupéré cette clef qu’il pouvait aisément qualifier de « magique » ?
Elle lui avait répondu :
— À ton avis ? Pourquoi est-ce que j’ai fait un marché avec Lù si ce n’est pas pour avoir quelques petits avantages ? Je lui garde ses objets de valeur de côté et elle me rend quelques menus services...
— C’est Lù qui a créé le QG ?
Gyfu avait secoué la tête :
— Non, elle ne peut pas faire de choses comme ça. C’est un Pilier qu’elle a rencontré dans un autre monde, Célestin Dupoil.
— Un pseudonyme vraiment pourri... C’est quoi son don à Célestin ?
— La dilatation et la contraction de l’espace.
— Il bosse dans une entreprise de cachettes secrètes ?
— Aujourd’hui, je ne sais pas. À l’époque, il faisait des sacs à main et son business roulait bien.
— Ce ne m’étonne pas, mais c’est quand même triste d’avoir ce genre de don pour finir comme ça.
— Les ménagères n’étaient pas de ton avis.
Ça avait été une conversation absurde et depuis c’était toujours un petit spectacle de voir Gyfu utiliser son machin truc.
— Il va falloir trouver un nouvel endroit, dit la sylphide. On n'est plus en sécurité dans cette décharge.
— Vous avez une idée ?
— Je réfléchis.
— Le quartier des indigents ?
— Trop de passage et trop de miliciens. On va devoir marcher un peu plus loin.
— Vous n’avez pas peur de vous faire prendre ?
Bien qu’elle porte des vêtements très légers sur sa silhouette habituellement nue, il est difficile de ne pas repérer le genre d’escogriffe qu’est Gyfu à moins de cinq cents mètres. Elle le fixe.
— Bon, le quartier des indigents, c’est pas mal finalement... ou bien l’on pourrait rester ici quand même ?
Olween pose ses mains sur ses hanches et grogne :
— Oui, bon, un peu de sérieux. On est en pleine révolution, là, Dame, pas à la kermesse de l’école.
C’est un plaisir de papoter avec Gyfu, elle a toujours une anecdote à raconter sur des mondes où les gens marchent sur la tête et d’autres où les serpillières sont l’espèce dominante. Mais pourquoi est-ce que les sylphes sont si dénués de sens pratique ?
— Besoin d’un coup de main ?
Gyfu se retourne en direction d'une silhouette assise au volant d’un taxi à la casse. Ses chaussures noires à semelles épaisses traînent sur le tableau de bord et une casquette est rabattue sur son visage. Olween se met tout de suite en position de défense, mais Gyfu ne bouge pas et murmure d’une voix glaciale :
— Honorine...
La principale intéressée soulève sa casquette et lui fait coucou par la fenêtre avant d’appuyer deux fois sur le klaxon.
— Bordel ! Que nous fait cette connasse ? rugit Olween. Tu veux nous faire repérer ou quoi ?
Honorine ouvre la porte et en sort, les jambes gainées d’un magnifique pantalon en tartan.
— Relax, j’suis intouchable, vous vous souvenez ? Personne viendra nous chercher embrouille.
Son chien bigleux, qui ressemble à une hyène, émerge de la banquette arrière et se fait une joie de se dégourdir les pattes en courant comme un fou après sa queue.
Flottant dans un large sweat-shirt, ses cheveux bouclés jaillissant en queue-de-cheval de sa casquette, Honorine se précipite sur Gyfu pour lui donner un coup de poing dans l’épaule qui la projette à plusieurs mètres :
— Alors Gygy ? Comment ç'va, espèce de vieille goule périmée ? Tu boudes toujours ?
La sylphide lui lance un regard de tueur en dérapant sur le sol inégal.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— J’peux vous indiquer une planque. Une gâche tranquille où la milice passe pas trop d’habitude et encore moins en ce moment.
— Pourquoi nous aiderais-tu ?
Honorine incline la tête et regarde Gyfu avec un sourire en coin, de sous sa casquette. Olween l’observe : ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un Pilier de près. Elle est vraiment belle, avec ses grands yeux jaunes, ses longs cils noirs et sa bouche moqueuse, et Olween aime bien les filles grosses et très jolies. Honorine grogne :
— J’essaie juste d’vous aider. Arrête de croire qu’tous les maux de cette ville viennent de moi.
— Tu as tué Lù.
— C’est Lùshka qui s’est tuée, mais j’aurais pu l’faire, ça a pas d’importance. Elle devait mourir à c’moment-là pour que l’histoire puisse continuer.
Elle ouvre de grands yeux.
— Oh ! Alors c'est pour ça que tu t'méfie tant de moi...
— Tu laisses deux de tes alliées ensemble dans un autre monde et quand cinq minutes plus tard, tu jettes à coup d'oeil par la faille, l'une d'entre elle a une balle dans le crâne et l'autre sirote sa bière. A ton avis, quelles ont été mes conclusions ?
Honorine a un sourire sans joie.
— C't'un quiproquo. Tu sais que j'aurai jamais touché un d'ses cheveux. C'était son plan.
— Pourquoi ? Pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ?
— Les Piliers ont parfois des secrets d’Piliers dont y peuvent pas parler au commun des sylphes. Surtout quand des trouducs de la F.T. traînent dans le coin.
Honorine jette une œillade dégoûtée à Olween qui décide qu’elle n’est pas si jolie, après tout. Elle tourne à nouveau son regard vers la sylphide :
— Tu sais Gygy, les Piliers sont rien d’autre qu’une bande de gamins d’maternelle qui sautent à pieds joints sur des escargots. Et les escargots, c’est vous. Moi, j’suis cette gamine à lunettes que personne n’aime dans la cour de récré et qui pleure quand on verse du sel sur les limaces, alors vraiment, tu s’rais vraiment vraiment conne de refuser mon aide...
La sylphide la jauge de haut en bas et un petit sourire vient étirer ses lèvres :
— Je me demande. Je trouve que tu parles beaucoup, mais tout ça ne veut pas dire grand-chose sans acte ni preuve. Peut-être que tu es sincère, mais je crois que si j’étais du genre à me laisser convaincre par un joli discours, c’est là que je serais vraiment une idiote.
Entraînant un Olween perplexe dans son sillage, Gyfu quitte la décharge d’un bon pas. Résignée, Honorine s’installe sur le capot de son taxi volant et donne de petits coups de talons contre la tôle, par frustration. Ce n’est pas Gyfu qui est butée : c’est la vie de Pilier qui craint... Pourquoi ne peut-elle pas juste dire la vérité, bon sang ! Ce serait tellement plus simple !
Son chien trottine allègrement jusqu’à elle et allonge son corps noir et brun dans la poussière, la langue haletante.
Honorine fronce les sourcils : il y a quelque chose dans l’air et elle n’aime pas ça du tout.
— Les événements prennent une tournure inquiétante.
— Ne me dis pas qu’il n’y a plus de croquettes, répond Raclure.
100.
Quand Chien arrive dans son bureau, il se sent juste courroucé d’avoir été dérangé au beau milieu de son interrogatoire et ne pense plus du tout au signal de l’ordinateur, absorbé par ce qu’a dit Grenade, sa tranquille assurance, sa demande de voir Griffon et à ce qu’il va bien pouvoir faire d’elle.
Un peu énervé, il finit par s’asseoir derrière son bureau et remarque que, oui, effectivement, une diode rouge est en train de clignoter avec insistance. C’est à ce moment-là qu’il note que son masque est toujours posé devant lui et qu’il ne l’a pas mis en présence de l’enfant du Mur qui est venu le chercher.
Quel imbécile ! Il faut vraiment qu’il arrête cette merde de Vent, il perd les pédales. Chien s’allume une cigarette avant de cliquer sur le bouton d’alerte. Qu’est-ce que c’est que ce merdier encore ?
En expirant une bouffée de fumée, il active les caméras internes.
Ses yeux remontent sur l’écran, la cigarette lui glisse des doigts, il se lève, la chaise tombe et il appuie frénétiquement sur le bouton du micro.
— LOUP !!!
*
Isonima lève les yeux vers le haut-parleur et ouvre grand la bouche. D’un geste saccadé, il s’appuie sur ses bras pour se mettre debout en s’accrochant au mur.
— Chien ?
— Loup ! Putain de merde !
— Chien ! C’est vraiment toi ?
Le son sort de l’interphone de l’ascenseur. La jambe d’Isonima est toute raide, il serre les dents et s’appuie sur l’autre.
— Tu vas bien ? demande la voix de Chien qui grésille de l’autre côté.
La bouche de Loup ne peut pas s’empêcher de sourire jusqu’aux oreilles, même s’il est seulement face à cet interphone nul qui prétend pouvoir faire des rapports d’intentions.
— Ça fait tellement de bien d’entendre ta voix !
— Tu parles ! Ça fait surtout du bien de savoir que tu es vraiment en vie ! Je vais te sortir de là mon vieux !
Loup s’accoude contre la paroi de métal sans pouvoir cesser d’avoir l’air d’un imbécile heureux.
— Ouais, ce serait bien. Je crois que j’ai besoin d’un bon fauteuil et d’une bière.
— Mais t’as quoi à la jambe ?
Loup baisse les yeux vers le chiffon imbibé de sang qui entoure son mollet .
— Ce n’est rien, une balle qui a ricoché, mais ça a juste touché un peu le muscle, ça a beaucoup saigné, mais l’os va bien.
— Ça a l’air moche.
Loup appuie sa tête en arrière et a un rire nerveux :
— Tu ne crois pas que ça peut attendre ?
— Non, ça peut pas. Si tu meurs d’une infection maintenant, je ne te le pardonnerai pas ! Je trouve comment désactiver ce système de protection à la con et je file chercher Lièvre ! Il va te retaper en moins de deux.
— Ouais, ouais.
— Tu es sûr que ça va ? Même si là tu souris, on dirait que tu as pleuré.
— De joie de te retrouver, clébard.
— Ta gueule sac à puces! Ah, on dirait que j’ai trouvé un truc. L’ascenseur marche, là ?
Loup pianote sur les touches, mais rien ne se passe.
— Non ! Rien pour l’instant !
Il entend Chien qui grommelle dans l’interphone et se marre.
— Remets ton masque ! C’est lui qui active tout.
Isonima obéit, mais l’ascenseur ne bouge pas plus. Chien maugrée :
— Ah putain, je crois que j’ai vraiment trouvé cette fois. C’est Cerf qui a activé une sécurité supplémentaire pour toi, il me l’avait dit en plus.
— Quoi ?
— Il avait peur que tu viennes tenu en otage par des résistants et qu’ils t’utilisent pour rentrer.
Loup tousse un peu, mal à l’aise :
— N’importe quoi.
— C’est pour ça que ça s’est arrêté au milieu, pour piéger tout le monde au cas où.
Pour dissimuler son malaise — heureusement, son masque cache son rougissement — Loup fait semblant de rire et lève les mains en l’air :
— Je jure que je ne planque personne dans mes poches.
Il a toujours eu un don pour les blagues nulles aux moments qui s’y prêtent le moins.
— Tu vas pouvoir arranger ça ?
— Oui, j’ai presque fini.
Loup se mâchonne la lèvre nerveusement tandis que les secondes s’écoulent, puis la voix de Chien revient :
— C’est bon, essaie, là.
Loup appuie sur la flèche du rez-de-chaussée, l’ascenseur se met en branle avant de descendre et il ferme les yeux de soulagement :
— C’est bon ! Tu l’as fait ! Merci !
La porte de la cabine s’ouvre et en contemplant le couloir noir et vert, l’enthousiasme de Loup retombe un peu.
— Parfait, on se retrouve dedans ?
— Je suis au Mur. Je reviens tout de suite, le temps de récupérer Monsieur Lapin. À tout de suite !
— D’acc.
Avant que le grésillement du microphone n’ait pu s’éteindre, Loup appelle :
— Tony ?
— Oui ?
Loup s’humecte les lèvres :
— En fait, je...
— Oui ?
— Je... Tu m’as manqué Tony.
Il entend un rire.
— Je sais. Tu m’as manqué aussi. J’ai pensé à toi tout le temps.
Le microphone s’éteint et Loup ferme les yeux, le cœur battant, avant de pénétrer dans le couloir.
*
Chien se laisse retomber sur la chaise qu’il a relevée après avoir repris ses esprits.
Loup. Bordel ! Loup est de retour ! Il récupère la cigarette qu’il a fait tomber par terre et l’allume. Pour le coup, c’est Grenade qui va attendre et ça lui fera les pieds, ça lui apprendra à faire partie d’une secte et à pratiquer des rites vaudous dans les tuyaux d’aération.
Tony éteint son ordinateur et rejoint le couloir qui mène à la Machine, puis il fait demi-tour et jette dans la poubelle le Vent qui se trouvait dans sa veste. Manquerait plus que ça, qu’il se fasse engueuler par Loup s’il apprend quoi que ce soit. Il retraverse le couloir du Mur au trot en esquissant divers pas de claquettes, puis il se souvient de sa réputation, lisse sa veste et fait mine d’avoir l’air désinvolte pour se rendre chez Lièvre. Il toque à la porte du jardin plusieurs fois, mais personne ne répond : il est six heures du matin. Tony fouille dans ses poches et récupère son passe universel. Aha ! Parfois, il adore être le chef de la sécurité et il va pouvoir voir Lièvre en pyjama !
Il ouvre la porte en beuglant :
— Debout ! Debout, debout, debout !
Un grand silence lui répond. Perplexe, Chien fait quelques pas à l’intérieur et murmure :
— Lièvre ?
*
Loup avance dans le couloir. Tout est sombre et silencieux, il est encore un peu tôt pour que les autres membres soient levés. Il y a de la lumière un peu plus loin : la trace d’une porte qui se détache sur le sol. Loup hésite. Chien sera bientôt là, il devrait peut-être attendre.
— Rhinocéros ? demande une voix chevrotante et éraillée.
Loup danse d’un pied sur l’autre. Devant son silence, le murmure de Cerf insiste :
— Qui est là ?
Loup s’arme de son masque, de son courage et passe sa tête par la porte du roi de la Machine :
— C’est moi.
1Expression : Le malheur vient à cheval et s’en repart à pied.