Chapitre 16

101.

 

Un monde en noir et blanc a remplacé les teintes rosâtres de la salle ronde et Bebbe est si pâle que pendant un instant, Georges se demande s’il ne l’a pas entièrement recréée de l’étoffe dont on fait les rêves. Il sent son cerveau qui l’élance douloureusement. Par toutes les puissances de l’univers, qu’est-ce qu’il vient de faire ?

Accroupi devant des marches usées, il murmure en soutenant sa sœur contre lui :

— Je crois que je l’ai fait.

Bebbe hoche la tête doucement, l’air ailleurs. Il l’a fait, mais elle semble si épuisée qu’elle n’est plus vraiment là. Il l’aide à se relever :

— Viens, il faut que nous nous mettions à l’abri. Si le Ver de rêves qui est au service de Mock nous poursuit ici, je ne suis pas sûr de pouvoir te protéger.

Bebbe ne sait pas de quoi il parle, mais ça n’a aucune importance. Georges fait un tour sur lui-même pour observer les alentours : ils sont dans une vieille forêt sombre et couverte de brume. Un antique escalier de pierre craquelé monte une colline en pente douce où l’on ne voit pas à deux mètres. Il connaît cet endroit.

La douleur dans sa tête se fait plus forte et il se force à l’ignorer :

— C’est là, je suis déjà venu. Un tout petit effort.

Bebbe frissonne et ne bouge pas, alors il se penche vers elle et la soulève.

— Accroche-toi, s’il te plaît.

Elle lève mollement ses bras pour les crocheter autour de son cou et Griffon commence son ascension, lentement, mais à un rythme régulier. Bebbe est infiniment lourde, malgré le faciès de fantôme qu’elle lui oppose. Est-ce la jambe ? Les implants de métal ? Le bébé ? Il souffle et se contraint à ne pas s’arrêter.

À travers le brouillard, dix petites lumières commencent à percer et Griffon se force à les regarder, comme s’il était un voyageur perdu : ce sont des lanternes où brûlent des bougies.

Bebbe frémit contre lui, elle ouvre grand ses yeux gris et tend son cou vers les silhouettes qui commencent à se dessiner à travers le rêve : dix fillettes aux cheveux blonds bouclés les attendent devant la porte du Deck du seigneur des cauchemars.

Plus que quelques marches... Haletant, Griffon dépose la femme enceinte devant l'entrée et aussitôt, les fillettes l’entourent. Avec de grands yeux, elles la regardent, caressent ses cheveux et son ventre ; Bebbe leur tend ses mains et les enfants s’y accrochent avant de la prendre dans leurs bras, malgré sa saleté répugnante, comme si elles l’attendaient. Griffon les aide à la porter à l’intérieur du temple jusqu’à l’un des bassins, où ses vêtements sont ôtés pour qu’on la baigne.

Mal à l’aise, Griffon préfère ressortir. Ses maux de tête ne s’arrangent pas et ses bras le grattent de façon insupportable. Il relève ses manches et entreprend de s’attaquer à cette étrange démangeaison : il y a quelque chose sous sa peau et il frémit en pensant à ces parasites qui existaient dans l’ancien monde et qui grouillaient sous l’épiderme. Il gratte frénétiquement jusqu’à sentir quelque chose, comme la repousse d’un poil incarné. Il tire sur l’objet qui se laisse extraire sans opposer de résistance.

Une plume.

Griffon l’observe bouche bée avant de redescendre ses manches jusqu’aux poignets quand il entend des pas derrière lui. Elles sont deux : la première enfant s’assied sur les marches à côté de lui tandis que l’autre allume une longue pipe dont la fumée rejoint l’épaisse brume de Limbo.

— Que devons-nous faire d’elle ?

— Elle est en danger partout ailleurs, dit Griffon. Personne ne doit pouvoir entrer dans le Deck pour lui faire du mal et il faut l’aider à accoucher...

L’enfant assise sur les marches murmure :

— Ce n’est pas une femme comme les autres. Elle est en métal dedans, on ne sait pas accoucher un corps comme ça.

— Je sais, répond Griffon. Elle le sait aussi, mais vous devez... vous devez pouvoir...

— Le grand cauchemar peut la briser, dit celle qui fume. Et sauver l’enfant.

Le sang déserte le visage de Georges et le clone qui est assis lève un regard de reproche sur sa jumelle :

— Tu n’aurais pas dû lui dire comme ça, 7.

— C’est toi qui es trop tendre 2. On a fait un vœu et maintenant, c’est à notre tour de nous incliner devant son souhait.

— Mais elle est toi, 7 !

La dénommée 7 lâche un dernier halo de fumée dans la nuit avant de vider le reste de la cendre dans la terre de la forêt.

— Je ne sais pas, Bebbe est juste Bebbe, pas vrai ? Et moi, je suis moi. C’est stupide de faire des comparaisons.

Et sur ces mots, la fillette retourne à l’intérieur. 2 porte son regard sur Griffon et place sa petite main dans la sienne.

— Il faut y aller maintenant. Il faut dire au revoir, Georges.

Il fait non avec la tête, mais elle presse ses doigts alors il se laisse traîner à l’intérieur comme un garçonnet. Bebbe porte de nouveau sa robe de coton sale, mais sa peau est propre. Malgré son visage cadavérique, son regard ne montre pas de tristesse. Juste une détermination sans espoir. Elle lève deux pupilles métalliques dans sa direction et lui sourit d’une expression fatiguée. Sa main est dans la poche de sa robe et Georges voit ses doigts qui bougent dedans, comme si elle tripotait quelque chose. 7 s’approche d’elle et lui saisit le bras.

Bebbe se dégage doucement et titube vers son frère qu'elle prend brièvement contre elle.

— Merci, tu dois prendre soin de toi, Georges.

Il sent les larmes lui monter aux yeux et la serre fort. Elle ajoute :

— Mange autre chose que des sandwichs, d’accord ?

Il rit tout en essayant de ne pas pleurer :

— Je penserai à toi.

Elle se sépare de lui et prend d’elle-même la main que 7 lui tend. Ensemble, la petite et la grande s’enfoncent dans les profondeurs du Deck du seigneur des cauchemars, se coulant dans le clair-obscur des couloirs. Dans la poche de Bebbe, la perle roule entre ses doigts et ses pas sont difficiles, comme si elle marchait dans du coton. Une grille se profile devant elle où 7 s’arrête et brandit une grosse clef :

— Je ne peux pas aller plus loin, tu vas devoir affronter seule la grande bête.

— Qu'est-ce que je devrai faire ?

— Rien, il sait pourquoi tu es là. Il lit dans ta tête.

7 ouvre la porte qui émet un long grincement et en la dépassant, Bebbe cherche son regard tandis que leurs mains se lâchent.

— Tu as de la chance, dit 7. Quand ça devient trop dur, tu as le droit de mourir.

Bebbe ne répond pas, prend la torche que lui tend l’enfant et écoute le son de la porte qui se referme sur elle, puis elle s’enfonce à pas chancelants dans le monde du dessous.

En bas il fait noir, il y a des bruits et Bebbe entend toutes les bêtes grouillant par centaines autour d’elle, les reflets de la torche dansant sur leurs corps sombres et luisants.

Une grande forme l’attend juste au fond : elle devine la fraise défraîchie, la redingote râpée, le bec, les mains crochues et les yeux fixes ; elle entend sa respiration profonde. Le dieu des cauchemars est assis sur un imposant siège de pierre. Elle avance jusqu’à lui et ils se regardent. Il plante ses mains dans son ventre.

Le cri que Bebbe veut pousser meurt avant qu’elle ait pu le laisser sortir, la torche roule sur le sol et la femme s’écroule sur elle-même, comme une tour.

Bebbe ouvre de grands yeux, la bête est sur elle et la lumière du feu danse sur ses plumes et sur ses prunelles dilatées. Elle sent les griffes qui écartent la peau, au-dessus de l’armature métallique.

Ça fait moins mal que de trouver Lièvre. Elle sort la main de sa poche et pose sur sa poitrine la perle fermement serrée dans son poing. Les doigts de la bête ont trouvé la structure métallique et s’appliquent à la détruire. Les pattes griffues tordent, déforment et brisent le délicat mécanisme et elle sent les moignons de métal s’enfoncer dans sa chair. C’est si douloureux qu’elle ne ressent plus rien du tout. Dans un couinement affreux, le globe métallique s’effondre en se pliant sur les côtés.

Bebbe sent une substance poisseuse coller à son dos. Elle est en train de partir. La poche amniotique se crève comme un jaune d’œuf et elle devine plus qu’elle ne voit la petite main qui émerge de ses entrailles pour se poser par-dessus la sienne, juste sur la perle. Le Griffon pousse un grand cri.

La chose est toute petite ; toute, toute petite. Mais elle sort du ventre toute seule et elle se met sur ses pieds. Elle a les cheveux blonds, la peau pâle et grandit trop vite. La chevelure claire et bouclée pousse, raidit, fonce, la peau brunit. La chose devient une enfant, puis une adolescente. Elle ne ressemble plus trop à sa maman, la chose. Lui restent les yeux gris métal qui fixent le monde avec froideur. Le Griffon recule puis disparaît dans l’obscurité tandis que la chose se penche et écarte les doigts de la femme pour récupérer cet objet qui lui appartient.

La femme est morte.

Lù ne sait pas pourquoi ça la rend si triste.

 

 

102.

 

Les mains noires de cambouis, Berry émerge de sous son vaisseau et s’essuie le visage, ce qui a le mérite de lui laisser une trace graisseuse sur le bout du nez.

— Mon dix sur ton trois et je ramasse la mise de la salamandre.

L’ingénieur s’approche de son plan de travail et récupère deux clefs de tailles différentes ainsi qu’une nouvelle pièce pour refroidir le moteur.

— Je suppute que tu bluffes.

— Pas du tout. Pioche trois cartes.

— Arrh ! Ce n’est pas bon pour moi ça.

Berry se glisse de nouveau dans la gouttière qui passe sous sa machine adorée et recommence à bricoler soigneusement.

— À mon tour : je pose un aspic et je rafle ta mise.

— Mais c’est pas vrai !!

Berry émerge un peu et lance un regard furieux à Gyfu et Olween, en train de jouer à Salamandre et Bigorneaux sur un bidon d’huile vide.

— Ça vous embêterait de parler moins fort ? Y en a qui bossent pendant que vous faites les guignols !

Il n’aurait jamais dû les laisser venir s’installer dans le garage qu’il loue pour y retaper son vaisseau : la machine au rabais qu’il a fini par monter tout seul en récupérant des morceaux dans la décharge trône fièrement au milieu d’une grande pièce remplie d’outils et de vieux cartons.

Et maintenant, parmi tout ce bazar et en plus de la porte du garage, il y a cette petite ouverture qui mène à un quartier général tout neuf, plus du tout engoncé dans une montagne d’ordures, mais simplement dans des tunnels de béton semblables aux murs de ce garage.

Olween lui lance un regard mauvais de sous ses sourcils broussailleux :

— Je ne fais pas le guignol, j’attends que mon ordinateur ait piraté le protocole de la porte numéro 37 qui relie la cuisine au couloir de la Machine.

— Et ça va prendre combien de temps ?

— Une dizaine d’heures. Peut-être plus...

— Pour juste une porte ? Choisis-les bien, alors. On a que trois jours.

— Tu veux quoi ?

— La cuisine, c’est bien. Ils seront bien obligés de manger. La salle de bain et les toilettes aussi. La salle de l’androïde est importante si l'on veut récupérer le chapelet et celle de la police du Rêve : si Grenade lui parle, Griffon peut devenir un allié.

— Ça en fait trop, il va falloir choisir.

— Enlève la salle de bain, mais garde les chiottes, personne peut se passer de pisser.

— C’est noté.

Berry jette un regard vers Gyfu, orange de la tête aux pieds : c’est la pâmoison !

— Et vous ? Vous pensez que vous êtes au top de vos performances, là ?

Elle l’ignore et joue sa carte avant de daigner répondre :

— J’attends des nouvelles de la Machine. Radje ne m’a pas recontactée et on ne sait ni si Loup a parlé ni si Bebbe a accouché.

— Si l'on a Radje de notre côté depuis le début, pourquoi avions-nous besoin de Loup ? grogne Olween.

Gyfu esquisse un sourire un peu méprisant :

— Parce que Radje n’est pas de notre côté, Radje est uniquement avec lui-même. Nous faisons de l’échange d’informations, mais nous sommes adversaires et il va essayer d’atteindre Lù avant nous.

— Pour partir avec elle ? demande Olween.

— Non, il veut juste la trouver le premier.

— Et que se passera-t-il s’il y arrive ?

— Pour nous, rien. En revanche, si nous trouvons Lù avant lui, il risque d’avoir des problèmes, car nous pourrions filer avec elle.

— Ne serait-ce pas plus judicieux de collaborer complètement ?

— Radje ne vous fera pas confiance. Pour les sylphes, les promesses sans Mush n’ont que peu de valeur. Je pourrais engager le mien, mais je n’ai pas vraiment confiance en vous non plus.

Un mince sourire vient éclairer le visage d’Andiberry tandis qu’il replonge sous son appareil pour mettre les derniers tours de clef à molette nécessaires. Olween tend sa main — celle qui tient son jeu de cartes — d’un air accusateur vers Dame Gyfu :

— Oh oh ! On pourrait dire la même chose de vous, créature sournoise ! C’est quoi l’énigme de votre Ki ? Tant que nous ne le savons pas, vous êtes imprévisible pour nous.

Berry finit d’accrocher son refroidisseur, sort de la gouttière et rentre dans le cockpit pour vérifier que tout fonctionne, puis ressort.

— C’est bon, Olween. De ce côté, il n’y a pas de problèmes, Gyfu essaie juste de se barrer d’ici. Il n’y a pas d’entourloupe.

Il se lave les mains, puis part farfouiller dans tout son fourbi pour dénicher des pots de peinture noire, verte, des pochoirs et commence à tartiner les flancs de son vaisseau.

— Comment tu peux en être sûr ? grogne Olween.

— Parce que je sais ce que c’est que son Ki, j’ai fini par deviner. Un Ki qu’elle continue à faire grandir depuis plus de deux mille ans, sans jamais y mettre fin. J’ai tort, Dame ?

Gyfu l’observe avec curiosité :

— Alors, quel est donc le mystère de mon Ki, Andiberry ?

Celui-ci se met sur la pointe des pieds pour réussir à peindre le haut de sa machine adorée.

— C’est tous vos objets, toutes les merdouilles que vous accumulez dans votre QG mobile : c’est un puzzle en relief.

Olween fronce les sourcils : apparemment, tout ça n’a aucun sens pour lui.

— Quoi ?

— Les objets. Des objets toujours à la même place et qui ne doivent jamais être déplacés, car chacun d’entre eux possède un lien avec tous ceux qui les entourent : couleur, thème, phrase... Peu importe tant qu’un lien existe. Et tous les objets tapissent les murs, liés les uns avec les autres jusqu’à construire une gigantesque formation en relief.

— Mais il y a des tas de trous dans cette formation.

— Oui, car il est incomplet. Le jour où les trous auront tous été complétés alors POUM !

Berry mima une explosion avec les bras :

— Plus de Gyfu !

Olween jette un coup d'œil à la sylphide :

— Et vous faites ça depuis plus de 2000 ans ?

— Je la soupçonne d’avoir déjà pu finir sa construction, mais d’y avoir renoncé pour faire quelque chose de plus gros. Car plus le défi est grand, plus le Ki est puissant si j’ai bien compris, au point d’ajouter une sylphide léthargique à votre collection alors qu’elle était convoitée par un autre.

Dame Gyfu plisse ses yeux noirs et sourit :

— Tu es un petit malin, Berry. C’est ce que j’ai toujours aimé chez toi.

 

103.

 

Grenade a beau froncer les sourcils, elle ne voit le Mangoin nulle part, bien qu’il fasse jour ; la mer est recouverte d’une couche mouvante de rêve qui modifie son éclat comme si elle n’était pas vraiment là. Malgré l’absence d’astre, Grenade a l’impression de sentir une chaleur sur sa peau, c’est pour ça qu'Honorine et elle ont sorti les transats, d’ailleurs. Elle se retourne pour contempler sa compagne qui lit son exemplaire dédicacé du « Corsaire sexy », langoureusement affalée sur sa chaise longue aux rayures fanées.

Grenade aurait bien voulu s’y installer elle aussi, mais c’est Dïri qui lui a piqué la deuxième. Somnolent, un chapeau posé sur le visage, le grune maigrichon savoure tranquillement sa cigarette.

— Je m’ennuie ! proteste Grenade.

Honorine baisse son livre. Elle porte un maillot de bain noir très décolleté sur son corps dodu et des lunettes de soleil cachent ses yeux.

— On pourrait descendre ?

Grenade hausse les épaules :

— Pour faire quoi ?

— Tu veux qu’on baise ?

Grenade appuie ses coudes sur le bastingage du Machina.

— D'accord, mais il faudra consulter les tarifs. La TVA a augmenté et j’ai tout noté sur la porte des toilettes.

— Pas d'soucis, j’suis toujours en règle !

Honorine pose son roman sur le bras de la chaise longue et Dïri se rue dessus, avant de se justifier devant le regard des deux filles :

— C’est le best-seller de l’été, je ne voudrais pas rater ça. Chien est mon auteur préféré, il a un don incroyable pour les sagas romanesques et en plus, ton exemplaire est dédicacé.

Ses tentacules tremblent d’excitation sur sa tête et cela met Grenade mal à l’aise. Elle aimerait bien dire qu’elle trouve l’écriture de Monsieur Chien très affectée et que tous ses livres sont les mêmes, mais comme elle ne sait pas lire, elle n’ose pas le critiquer à voix haute : Honorine pourrait se moquer d’elle.

Grenade préfère se laisser entraîner dans la cale du bateau sans protester tandis que Dïri lui fait un signe de la main, les yeux plongés dans le roman qu’il a approché très près de son visage.

Arrivée en bas, Grenade s’assoit sur la table et bat des jambes tandis qu'Honorine lit avec attention le papier accroché sur la porte des toilettes :

— Deux écus pour une partie de devinettes, ça m’paraît très exagéré.

— C’est les nouveaux tarifs, je suis agréée maintenant ; je prends la carte de la Sécurité sociale !

— Est-ce que c’est remboursé ?

— Oui.

— Entièrement ?

— Pour les devinettes, oui. Mais il y aura une part à tes frais si tu veux jouer à Salamandre et Bigorneaux, parce que c’est la super mode.

— D’accord, on va rester sur l’idée de départ et baiser.

— Pas de soucis, ça fera trois écus et il faut prendre un bain de bétadine pour éviter tout risque infectieux.

Honorine lève les yeux vers le ciel :

— Relax, j’suis intouchable, tu t’souviens ?

Ses doigts viennent ôter le bouton du bas de Grenade puis descendent sa braguette.

— J’ai l’impression qu’y a un problème.

— Ah ?

Grenade se lève, puis baisse son short et sa culotte sur ses genoux. Son entrejambe est aussi lisse que celui d’une poupée.

— Ça, c’pas banal, commente Honorine. Mais j’ai d’jà vu ça une fois.

— Tu crois que je ne suis pas normale ? J’ai chopé un truc ?

Honorine fronce les sourcils et lui tourne autour pour observer le phénomène d’un œil expert :

— Non, j’pense pas. J’crois plutôt que tu t’es déplacé quelque chose, je vais t’ausculter.

Grenade remonte son short alors qu’Honorine se met dans son dos et lui masse les omoplates :

— Ah, t’es toute tendue, j’me doutais qu’il y avait quelque chose de c’côté-là.

Les mains remontent dans sa nuque :

— Les nerfs sont coincés là, t’as mal ?

— Juste un peu.

— Bouge pas, j’vais te remettre tout ça en place.

Grenade reste sage tandis qu'Honorine lui brise la nuque d’un coup sec.

*

Grenade se réveille en sursaut en poussant un grand halètement. Elle est toujours assise dans la petite salle blanche, les néons lui éblouissent les yeux et sa nuque est encore plus douloureuse qu’avant. Ça lui apprendra à dormir la tête en arrière. Elle voudrait masser son cou, mais l’épais adhésif qui relie ses poignets aux barreaux de la chaise s’enfonce cruellement dans sa chair.

C’était un rêve vraiment bizarre. Elle ne sait pas ce que sont la TVA, cet homme sirène, la Sécurité sociale et la bétadine. Elle aurait dû en demander plus sur Limbo à l’époque où elle vivait avec Georges, mais comment aurait-elle pu deviner ?

 

104.

 

Malgré ses trente ans et des poussières, Loup continue à trouver cet endroit effrayant : la salle remplie de moniteurs, l’odeur de maladie et de médicaments, ce vieil homme mourant avec son masque royal trop lourd pour lui, le bras mécanique posé sur les draps amidonnés... et puis sa voix sans chaleur qui ne l’appelait que pour lui donner de nouvelles instructions.

Et voilà, il y est de nouveau ; Cerf est là, bien caché derrière son masque. Loup est finalement heureux que le sien soit sur son visage, il y a une forme d’égalité dans cette absence de sourire et de regard.

— Loup, tu es rentré.

— Oui, j’ai réussi à fuir...

— Approche...

Isonima obéit et avance jusqu’au lit du vieillard. Cerf a l’air bizarre : sa tête est lourde, sa voix lente et éteinte ; même son bras de chair est rachitique et peine à remuer.

Il est mourant... 

— Où étais-tu ?

— J’ai été capturé par des résistants.

Il a eu le temps de potasser sa petite histoire dans son ascenseur et à nouveau, il est content que Cerf ne puisse pas lire les expressions de son visage, car il n’est pas un très bon menteur. Loup jette un regard vers la porte. Pourvu que Chien arrive vite.

— Pendant tout ce temps ?

— Oui, j’étais enfermé dans un sous-sol où on m'a drogué...

— Comment t’ont-ils trouvé ?

Loup hésite. Il a une sensation étrange, du mal à respirer et passe une main entre son cou et le bord de la porcelaine. Inspirer, expirer. Lentement.

— Je... j’ai été cambriolé et ils ont trouvé mon masque.

— Tu as été cambriolé ? Comme ça, par hasard ? Par quelqu’un qui faisait partie de la résistance ?

Son ton pue le mépris et la sueur coule le long de la tempe de Loup.

— Je... Ils devaient avoir des infos ou bien peut-être... ils ne me connaissaient pas et ils me trouvaient bizarre.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien... ma taille, la couleur de mes yeux, tout ça... Peut-être que même sans imaginer que j’étais un membre de la Famille, ils ont pensé que j’avais des choses à cacher.

— Tu as commis des imprudences ?

Loup déglutit :

— J’ai peut-être... Il y a une fois, je travaillais et les ouvriers parlaient de révolution. J’ai préféré quitter la pièce, peut-être que ça leur a mis la puce à l’oreille.

— Tu donneras leurs noms à Griffon.

— Ils ont été arrêtés peu de temps après.

— Et leurs noms ?

— Je ne me souviens plus...

Isonima sent qu’il est vraiment en train de jouer très mal. Il sait que Cerf est d’un naturel méfiant, mais il ne s’attendait pas à devoir l’affronter seul si vite.

— Tu te moques de moi ? Tu rencontres des ennemis de la Famille et tu oublies leurs noms ?

— Quand il y a beaucoup de monde qu’on ne connaît pas, c’est difficile de retenir tous les noms. Je n’allais pas revenir vers eux pour leur demander, ça aurait été étrange. J’essayais de me fondre dans la masse.

Le vieil homme ne répond pas tout de suite. Sa main robotique est croisée sur ses doigts de chair.

— Et comment es-tu entré ? J’avais mis en place une protection de la part de S.I.T.A.R pour que tu sois bloqué le temps qu’on vérifie si tu étais seul ou accompagné.

— Ça a été fait. Chien a vérifié que je n’étais pas pris en otage avant d’ouvrir les portes.

— Vraiment ? Est-ce que tu as été fouillé également ? Afin qu’on soit sûr que tu n’as pas sur toi de micro ou de caméra ?

Loup ne répond rien : il n’y a rien à répondre. Après tout, n’est-ce pas ce qui aurait dû se passer initialement ? Peut-il oublier l’émetteur dans son oreille et tout ce qu’il a pu révéler à la résistance ?

Les accusations de Cerf sont toutes vraies.

— Ils ont capturé une fille qui a réussi à s’infiltrer au sein du Mur, dans les tuyaux de ventilation. Dont personne ne connaît les plans à part toi...

Loup veut répondre, mais il ne le peut pas : le masque de porcelaine s’est resserré et appuie sur sa trachée. Il halète pour aspirer une dernière goulée d’oxygène et ses doigts cherchent par réflexe le mécanisme d’ouverture. Un effort inutile bien sûr, car le masque ne s’ouvre pas.

Cerf le regarde.

Oh par Mock ! C’est lui qui est en train de faire ça !

— Je suis désolé Loup. Peut-être que tu n’as rien à voir avec ça, mais je ne peux pas prendre de risque, c’est pour notre Famille.

Loup veut crier. Il voudrait bien lui tordre le cou, à cet horrible vieillard, mais son cœur vient d’accélérer d’un coup et il sait que cela lui fait dépenser son oxygène plus rapidement. Il faut qu’il se calme. Il fonce sur Cerf.

Isonima ne l’a pas vu toucher à une machine. Il lui saisit la main et le vieillard ne se débat même pas tandis que Loup observe le bras mécanique. Sa vue commence à se brouiller. Comme dans un rêve, il entend Cerf rire. Il n’y a rien sur ce putain de bras ! Il se met à tâter les draps à la recherche de quelque chose, les secondes s’écoulent, il arrache les tubes qui rentrent dans le nez du vieil homme.

— Ça ne sert à rien, Loup...

Sa vision se dédouble, ses mains et ses bras se mettent à trembler, la force le quitte...

Je suis en train de mourir...

Il trébuche, tombe, ses doigts accrochent le bord du lit et il ne croit pas qu’il va réussir à se remettre debout. Il a vaguement conscience du bruit de la porte qui s’ouvre et de la silhouette immense qui se détache dans l’encadrement.

Radje entre et ses pupilles se dilatent. Cerf est à moitié hors de ses draps, son corps tout tordu est secoué de rires nerveux tandis que sur le sol, Loup est agité de soubresauts. Le sylphe a bien reçu le message de Gyfu, mais il ne s’attendait pas vraiment à ça. Pas si vite.

Il appuie sa paume sur le récepteur et la porte se referme. Ses pupilles sont si énormes qu’elles lui mangent le faciès. Loup se retourne sur le dos, voit le visage de Radje et entend le feulement qui sort de sa bouche. Ses traits habituellement si calme se révulsent et il montre ses canines.

En quelques pas, il précipite son grand corps sur la silhouette fragile de Cerf et l’attaque à la gorge. Ses doigts glissent sous le masque de cervidé, dans la bouche et le nez. Le vieillard se débat, essaie d’appeler à l’aide, mais c’est inutile. Loup se sent tourner de l’œil et c’est dans un semi-coma qu’il entend le sylphe susurrer au visage de Cerf :

— Espèce de monstrueux centenaire. Dans quelle sorte de dimension est-ce que vous pensez que je vais vous laisser blesser la plus minuscule parcelle de mon fils ! J’ai patienté pour cet instant à chaque seconde de mon existence à votre service, à chaque déshonneur, à chaque sourire que je faisais en réponse à votre prétentieux despotisme. Somme toute, je suis satisfait d’être celui qui consomme votre misérable substance !

Le corps fragile de Cerf tressaute.

Loup ferme les yeux.

Il ne les rouvre que quand la pression de son masque autour de sa gorge se relâche d’un coup. Par réflexe, il convulse et aspire une grande goulée d’air avant de hoqueter et de tousser. Il cligne des yeux ; Serpent est agenouillé devant lui et le corps de Cerf est sur le lit, inerte.

— Loup ? Est-ce que tu es conscient ?

— Huh... Huh...

Les mains de Loup activent l’ouverture du masque en tremblant. Il le décolle de son visage et le lâche sur le carrelage pour pouvoir respirer plus librement, puis laisse aller sa tête contre le sol et dilate ses poumons le plus possible. Les yeux en amande de Radje le fixent avec un incroyable sérieux et Loup leur rend leur regard.

Son père.

Le sylphe sait qu’il sait.

— Je suis soulagé que tu te sentes bien, ou presque...

Loup ne répond pas. Il va encore pleurer. Ses yeux se brouillent de larmes et son géniteur lui pose une main sur le bras :

— Reste calme, la situation est à notre désavantage. Je n’avais pas d’autres options, car c’était les pensées de Cerf qui faisaient fonctionner le mécanisme qui t’asphyxiait. Personne ne doit savoir ce qui vient de se passer sinon nous aurons à faire face à une discorde au sein du cercle de la Famille. Tu saisis, n’est-ce pas ?

Loup ouvre la bouche, mais Serpent le coupe :

— N’essaie pas de discuter et masse ta gorge. Tu as une trace, il va nécessiter que tu hausses ton col pour la dissimuler, et aussi que tu puisses t’exprimer quand tu seras en présence des autres. Chien est avisé de ta survenance ?

Loup acquiesce.

— Essaie de te redresser doucement. Je suis désolé, mais je n’ai pas les capacités de te seconder, il faut que nous fassions semblant que nous venons d’accéder à cette pièce avant de solliciter de l’aide.

Loup s’appuie sur ses avant-bras et se redresse avec difficulté.

— Réussis-tu à prononcer quelque chose ? Juste une syllabe ou deux ? On justifiera ton silence avec le traumatisme du décès.

— D’acc... ccord...

Les sons sont tout éraillés dans sa bouche. Il déglutit et ce simple geste est douloureux. Il montre sa jambe blessée à Radje puis indique sa gorge. Le sylphe comprend :

— Excellent. Nous ferons savoir que cela vient de la même chose. Te sens-tu de remettre le masque ? Non ? Alors, dissimule-le dans ton sac, il ne doit pas rester ici.

Loup l’attrape par la manche, plante son regard violet dans celui du sylphe et devant les secondes de silence qui s’écoulent une à une, Radje finit par murmurer :

— Nous discuterons de tout cela quand nous serons en sécurité, c’est un serment.

Loup le lâche, ils sortent dans le couloir et Radje l’entraîne derrière lui :

— Je vais les aviser des récents rebondissements, reste auprès de moi...

Il n’a pas le temps de crier quoi que ce soit que Chien arrive en courant dans l’autre sens. Il aperçoit Serpent d’abord et lui fait signe. Loup a un mauvais pressentiment : le visage de Tony ne porte pas son masque de Chien, mais celui de l’angoisse. Celui-ci l’aperçoit alors et sa direction change subtilement ; il accélère le pas et l’enlace de toutes ses forces.

Malgré la douleur et la peine, le cœur de Loup fait un petit bond. Il s’accroche de tous ses doigts à la veste impeccable de Tony. C’est lui. En vrai. Ses cheveux, son odeur et sa voix...

Tout en gardant sa tête calée sur l’épaule d’Isonima, Chien murmure en tremblant :

— Il s’est passé quelque chose d’horrible !

Serpent fronce les sourcils :

— Quoi ? Tu le sais déjà ?

 

105.

 

Plus nerveux que d’habitude, le Chapelet n’est pas serein. Taïriss ignore ce qui est en train de se passer : c’est comme si les perles essayaient de lui dire quelque chose, mais il a d’autres priorités.

Un nouveau panier : une nouvelle borne mémoire. Il la passe doucement entre ses doigts, un peu effrayé de ce qu’il va découvrir. Les deux premiers souvenirs lui ont occupé la mémoire vive pendant tant de temps qu’il se mettait parfois à ramer quand on lui posait une question, mais la curiosité est trop forte.

Est-ce qu’un robot est vraiment curieux ?

Il ne connaît pas la réponse. Les perles frémissent nerveusement avant de se transformer en une forme géométrique pendant que Taïriss enfonce la borne mémoire dans son port céphalique. Comme le précédent, le souvenir porte son matricule.

*

— Deux mille ans plus tôt... —

 

La fille était assise dans un fauteuil à bascule installé dans la cour, un châle de laine grossière enroulé autour de ses épaules. La lune gibbeuse diffusait une lumière bleue sur la terre mauve des champs.

Lù se balançait lentement d’avant en arrière, parfaitement silencieuse. Elle avait l’air très vieille et il s’approcha pour voir que son visage était marqué de cernes.

— Vous m’avez fait demander, Mademoiselle ?

— Il fallait que je te donne mes dernières instructions.

Taïriss inclina la tête sur le côté, légèrement inquiet :

— Vos dernières ?

Lù humecta ses lèvres et glissa sa longue natte devant son épaule :

— Je partirai demain avec l’enfant. Je veux que tu continues à vivre ici pour veiller sur ma sœur.

Taïriss se sentit décontenancé :

— Mais pourquoi ? Il ne lui reste que peu de temps. Demeurez avec nous, car elle aura besoin de vous et nous irons où vous voudrez ensemble après...

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Mais pourquoi ? Je ne comprends pas...

Lù fuit son regard, finit par se lever et esquissa quelques pas au milieu de la dizaine de paires de bottes boueuses qui traînaient dans la cour.

— C’est comme ça, Taï... Ne te fâche pas, je voudrais que nous nous séparions bons amis...

— Mais vous m’aimez !

Lù se retourna et son visage se tordit en un sourire méprisant :

— Ah oui ?

Ses mains étaient enfouies dans les poches de sa robe informe, trop de fois reprisée et avec son châle sur les épaules, elle ressemblait à une gamine déguisée en grand-mère. Il ne devait pas avoir l’air plus malin avec son tablier à carreaux.

Les yeux gris le fixaient avec orgueil, alors il dit :

— Ne me prenez pas de haut, je vous ai vue grandir. Deux fois. Je connais vos mimiques et j’entends votre cœur, même d’ici.

Elle ne répondit rien alors il vint à elle puis s’arrêta, embarrassé, et murmura :

— Je ne vieillirai pas et je ne mourrai pas, le temps n’a pas d’emprise sur moi et vous ne serez plus jamais seule. Qui d’autre que moi ?

Il se pencha sur elle et l’embrassa. Il n’avait jamais fait ça alors il pensa aux petits films en noir et blanc qu’on passait à Sainte-Mère-des-Plumes à la kermesse. C’était maladroit, mais elle se laissa faire. Il sentit ses lèvres de chair contre sa mâchoire articulée recouverte de latex, ses mains touchant ses cheveux et sa nuque.

Il l’entendit tout entière.

Le bruit des valves de son cœur contre le cliquetis de montre du sien, le glissement imperceptible de ses os les uns contre les autres tandis qu’il l’enlaçait dans les grincements de ses articulations de métal, le fouillis de vie de son ventre contre le silence complet de ses circuits.

Elle se détacha de lui doucement, mais fermement.

— Tu es un robot, Taï.

Ses yeux gris étaient si las, elle fit l’effort de le regarder bien en face et articula d’une voix vide d’émotion :

— Tu ne m’aimes pas. D’ailleurs, tu n’aimes rien et tu ne ressens rien.

Il ne savait pas quoi répondre : ça faisait très mal, même si dans ses circuits, son cœur-horloge gardait un rythme lamentablement régulier. Une substance huileuse déborda de son œil indemne et coula jusqu’à son menton.

Lù sembla furieuse contre elle-même et murmura en fermant les yeux :

— Mais pourquoi ai-je permis cela ?

Elle se retourna et rajusta son châle sur ses épaules alors qu' il l’appelait :

— Lù...

— Je vais enterrer les corps. Occupe-toi des survivants, s’il te plaît...

Elle contourna la maison et disparut dans le clair-obscur de la nuit. Il resta debout et seul avant d’essuyer son visage sur les carreaux de son tablier.

 

106.

 

Quand la grille s’ouvre, Georges est assis en haut des marches, la tête entre les mains. Il remonte les yeux immédiatement avec un espoir qui s’éteint comme une bougie qu’on souffle :

Lù est debout devant lui, dans toute la nudité de ses quinze ans, portant avec difficulté le corps de Bebbe, trop grand pour elle. Il se lève d’un bond, fixe la morte, détourne les yeux et se met à sangloter entre ses poings.

Lù l’observe avec curiosité puis le dépasse, sans un mot. Les dix petites filles s’approchent, mais ne vont pas jusqu’à elle et Lù ne semble même pas y faire attention. Elle les contourne et se dirige vers le fond du Deck comme si elle connaissait l’endroit. Griffon la suit des yeux avant de marcher dans ses pas.

Il y a un cloître à l’arrière, un endroit froid, humide et sans soleil. Des gouttes d’eau glacées pendent aux grappes de glycines sans couleur qui ont poussé sur les vieilles arcades. Lù a laissé le corps inerte allongé sur un banc en pierre brisée, marche jusqu’à une porte et entre dans l'édifice.

Griffon reste sous les colonnades et 7 le rejoint.

— Comment est-ce possible ? demande-t-il. Elle est née il y a à peine une demi-heure...

L’enfant le regarde.

— C’est la perle. Normalement, Lù ne doit pas être en contact avec une perle du Chapelet avant d’avoir quinze ans. Et nous venons de voir ce qui se passe quand on ne suit pas la règle, reste à savoir à quel prix.

— Comment cet objet est-il arrivé ici ? Bebbe a dû la prendre à Lièvre. Une seule perle est donc capable d’un tel prodige ?

7 hausse les épaules. Elle n’en sait rien, après tout...

— Peut-être que Limbo est responsable aussi ; la matière ne fonctionne pas pareil ici. Le reste doit être quelque part dans un vrai monde. Limbo peut beaucoup de choses, mais pas recréer le Chapelet.

Lù ressort de la cabane, vêtue d’une guenille éculée, mais propre. Cette fois, elle regarde Georges, marche vers lui et lui tend une pioche :

— Aide-moi à l’enterrer.

Il se dit qu’elle ne sait pas qui il est ; qu’elle croit qu’il est le Georges d’avant, celui qui était son ami et qui est devenu la bête. Elle le fixe et il prend la pioche qu’elle lui tend, puis elle retourne dans le jardin, contourne la petite mare où ne nage aucun poisson et s’arrête sous le vieux saule pleureur.

— C’est assez bien, ici ?

Comme toute réponse, Georges recommence à pleurer. Il pleure en enfonçant le premier coup de pioche, il pleure en enlevant les rochers tandis que Lù sort la terre à grandes pelletées. Ses larmes s’apaisent un peu alors qu’ils terminent de creuser le trou, mais il se remet à sangloter quand elle l’encourage à déposer le corps tout au fond.

— Comme elle avait de beaux cheveux, dit Lù. Est-ce que je devrais les brosser ?

— Non. Finissons-en, c’est trop horrible.

Il allonge le corps de profil, les genoux contre la poitrine, selon leurs traditions.

— Attends...

Lù descend dans la fosse, ouvre la bouche de la femme et y dépose un bouton de nénuphar entrouvert. Georges s’approche du tas de terre pendant qu’elle ressort, mais elle l’arrête :

— Je vais le faire...

Devant son regard interrogatif, elle dit :

— C’est ça le plus dur : voir disparaître les visages, les laisser tous seuls en bas. Tu ne devrais pas le faire, Georges.

Il acquiesce lentement, s’assoit sur le banc tandis que des larmes silencieuses continuent à dévaler ses joues et il regarde la jeune fille recouvrir la forme inerte de sa mère. C’est long et court à la fois.

Quand elle a fini sa tâche, elle s’allonge sur la terre fraîchement retournée et ferme les yeux tandis que Georges essuie ses paupières rouges et enflées.

La fille de deux mille ans dort sur la tombe. Combien de mamans a-t-elle eues ? Combien de corps a-t-elle enterrés de ses mains ?

Lù ouvre les yeux et lui fait un sourire infiniment triste.

— Je suis restée en dehors du monde combien de temps ?

— Un peu plus de cent ans.

Elle bâille, passe sur son visage des ongles noirs de terre et murmure en refermant les yeux :

— C’était bien...

 

107.

 

Ce matin, le cercle a peur.

La plupart n’ont pas eu le temps de se changer : Rhinocéros porte un ample pyjama, Griffon un peignoir rouge... Bebbe semble hagarde et inquiétante de maigreur. À côté de Loup, Chien reste digne, l’expression fermée et Serpent a posé une main sur son épaule, le visage grave. Loup a la tête entre les mains et Carpe paraît hébété. Seul Taïriss demeure très calme, mais son faciès ne présente pas son habituelle expression de bienveillance.

Les badges de Cerf, Morse et Lièvre sont retournés et Griffon a terriblement envie de cacher aussi le nom de Bebbe.

— Il nous arrive quelque chose d’inattendu, commente Rhinocéros d’une voix sombre.

Serpent se tourne vers Griffon :

— Cerf avait sollicité la présence de Rhinocéros. Ce face-à-face a-t-il eu lieu ?

— Il m’avait demandé de le faire ce matin. Rhinocéros n’était pas encore levé, je ne pouvais décemment pas le sortir de son lit à 5 h. Cerf devait sentir que...

— Quelle est la cause exacte du décès ? demande Carpe.

Chien secoue la tête :

— Impossible de savoir maintenant que Lièvre n’est plus là. Il n’y a pas de marques sur le corps, sans doute un AVC ou une crise cardiaque.

Griffon relève la tête :

— Maintenant que j’y pense, Lièvre a été le dernier à sortir de la pièce quand nous avons parlé à Père, hier soir. Aurait-il pu revenir et avoir avec lui des mots qui auraient provoqué une crise chez Cerf et auraient motivé le suicide de son fils ?

Aurait-il avoué la vérité à propos de Bebbe ?

Carpe observe Loup.

— Et lui ? Ce ne serait pas sa réapparition miraculeuse qui aurait donné une crise à notre patriarche ?

Serpent appuie son visage sur ses paumes.

— Impossible, je l’ai escorté depuis l’ascenseur jusque dans la pièce. Nous l’avons trouvé ensemble et Loup n’est responsable de rien, je peux le certifier.

— Tout ça n’a aucune importance...

Rhinocéros vient de briser la conversation et tout le monde se tait quand il reprend :

— Cerf est mort et nous n’avons aucun code. Quand S.I.T.A.R. va s’arrêter, nous ne pourrons plus circuler dans la Machine et plus aucun appareil électrique ne fonctionnera à Vérone, mais il y a plus grave : la station d’épuration va cesser son travail et il n’y aura plus d’eau potable nulle part dans la ville. Avant de mettre en place n'importe quel changement politique, nous devons régler ça ou nous mourrons tous.

Un grand silence règne dans la salle.

— Dans combien de temps S.I.T.A.R. demandera sa nouvelle activation ? interroge Carpe.

Sous la table, Chien serre très fort la main de Loup ; il conclut :

— Dans deux jours.

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Kitsune
Posté le 12/07/2017
Coucou Lou !! 
JE VEUX LA SUITE 
Voilà, ça c'est dit ! 
Je reste sur ce que j'ai dit dans mon précédent commentaire : ton monde me fascine. Les personnages sont justes tellement géniaux, uniques et complexes, que je n'arrive quasiment pas à en détester un - excepté Cerf - et me sens concernée par le sort de chacun (Lièvreeeee naoooonnn). 
Un passage m'a énormément marqué : quand tu fais référence au "recyclage" des cadavres des enfants du Mur. Ça m'a soulevé le cœur tant cela m'a fait penser à ce que les nazis faisaient des corps dans les camps d'extermination (On le voit dans Nuit et Brouillard : Ils tentaient de transformer la peau en savon, par exemple, pour que tout soit utile). Mais, comme je l'ai déjà dit, pour moi, c'est horrible mais justifié. Tu mets bien en avant jusqu'où les dirigeants sont capables d'aller dans un régime totalitaire. 
J'ai vraiment envie d'en savoir plus sur ce Mokh et la raison pour laquelle il a tué Lù. Et puis, j'ai hâte de voir évoluer la relation Loup/Chien *^* (ce pauvre Berryyyy !) !! 
M'enfin, ton intrigue est toujours aussi captivante et me tient toujours autant en haleine. 
J'attends avec impatience le prochain interlude, 
Des bisouuus 
Kitsune  
GueuleDeLoup
Posté le 12/07/2017
Haha merci, ça me fait super plaisir!!
Surtout si tu aimes tous les persos (j'espère que Cerf regagnera des place dans le coeur de tout un chacun quand j'aurais l'occasion d'écrire son histoire à lui, mais ce sera un autre roman :D).
Quand au recyclage, il faudra que je précise à un endroit que tout les cadavres sont recyclés, il n'y a aps de cimetière dans VN. Effectivement ça fait penser aux camps d'extermination mais là, c'est surtout lié à cet absence totale de rssource ce qui fait que tout est recyclé. Je devrai aussi insister là-dessus. et en soit je ne trouve pas ça si horrible.
Effectivement, c'est terrifiant dans un monde où certains morts méritent d'être mis en terre et que d'autres sont utilisés comme des objets parce que ça différencie terriblement la valeurs des êtres vivants. Quand on pense aux gens qui donnent leur corps à la scienc ec'est un peu pareil. (Je n'ai aps de coeur :'()
 
Quand à la suite, elle finira bien par arriver pour répondre à (presque) toutes les questions <3.
DE gros bisous et merci encore!!!
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