Nous savons que si nous partons, nous ne pourrons pas revenir. C’est l’effet de surprise qui a nous permis d’entrer, le fait qu’il n’y ait pas eu d’ordre. Maintenant ils en auraient reçus. Nous restons longtemps ainsi, assis dans les jardins. Nous nous regroupons pour ne pas nous mettre en danger. Plus tard, le matin qui suit, on vient nous apporter à manger, à boire, et des couvertures pour dormir. Nous tournons en rond pour ne pas être constamment assis. Nous ne pouvons pas partir. Nous sommes coincés ici mais ça nous convient. Nous continuons de manifester. Des porte-paroles s’adressent à nous au bout du troisième jour. Nous refusons de les écouter – à la place, nous chantons ou scandons des slogans. Finalement ils comprennent que nous voulons voir le gouvernement en personne. Le lendemain les ministres et le Président arrivent. Ils nous font des promesses qu’ils ne tiendront pas. Nous ne bougeons pas. Ils reviennent ensuite, le jour suivant, en demandant à rencontrer nos porte-paroles. C’est Rose, Diya, Sohan, Kévin et moi qui nous levons. Je déteste cette entrevue. Nous sommes traités comme des enfants capricieux. Nous coupons court à la discussion et retournons aux jardins. Les animaux brillent plus fort que jamais. Nous n’avons jamais eu aussi peur. Nous ne savons plus quoi faire, à part rester ici pour l’éternité dans l’espoir qu’on nous écoute avant qu’il ne soit trop tard. Tout le courage que nous avions s’est évaporé. Toute l’envie de danser s’est envolée. Le soir, ma mère m’appelle paniquée :
– Estelle il y a la manifestation à la télé, j’ai cru t’apercevoir, tu es là ? Avec eux ? À l’Élysée ?
– Oui.
– Ton animal aussi ?
– Oui. Éléphant aussi. Tout va bien maman.
– Mais tu as encore peur ? On en avait parlé ensemble pourtant, Estelle… Je croyais que t’engager ça te faisait du bien, que les interviews ça t’avait aidée. Tu as encore peur ?
Nous avons organisé la plus grande manifestation du siècle, nous avons envahi les jardins de l’Élysée, nous avons fait part de nos revendications à ceux qui ont le pouvoir d’agir, et rien n’a été fait. Je suis terrifiée à l’idée que ça ne suffise pas. Si ce n’est pas assez j’ignore ce qui le sera. J’ignore ce qu’il faut faire pour qu’ils agissent à leur tour. Bien sûr que j’ai peur.
– Pas trop. J’ai confiance.
Bien sûr que j’ai peur – ça me fait tant de bien d’avoir peur de ça et pas d’autre chose.
– Je dois te laisser. Je te donnerai des nouvelles.
Elle m’encourage. Je raccroche. Rose à côté de moi me demande si tout va bien. J’acquiesce. Je lève la tête vers Éléphant, qui flotte à quelques mètres de moi. Elle se découpe nettement dans l’obscurité. Nous nous dévisageons. Pendant une seconde je ressens toutes les vieilles douleurs, toutes les vieilles terreurs, toutes les vieilles détresses. Elle se détourne. Je baisse les yeux. Bien sûr que j’ai peur.
L’attente m’épuise. Nous dormons mal, nous mangeons mal, nous vivons mal. L’aide que nous recevons de l’extérieur ne suffit pas à rendre les conditions confortables. J’ai connu pire cependant. Je peux endurer ça. Je supporte l’absence d’intimité, le dos haché par le sol trop dur, les vêtements de plus en plus sales. Seules les douches communes me terrifient, mais Éléphant m’accompagne chaque fois, ainsi que Rose. En échange je lui donne la moitié de mes rations (elle les refuse d’abord puis, quand j’insiste un peu, les dévore). Pour la plupart, nos téléphones n’ont plus de batterie, et nous sommes définitivement coupés du monde. Des journalistes viennent nous interviewer encore. Certains nous informent de ce qu’il se passe à l’extérieur. Apparemment, de nouvelles personnes – des adultes surtout – ont défilé dans Paris, pour nous soutenir et exiger qu’on accède à nos revendications. Des grèves ont aussi été lancées. À notre image, le pays est paralysé. Le mouvement n’est pas que national : ailleurs les manifestations comme la nôtre continuent. Ils n’abandonnent pas. Il faut que nous tenions aussi. Tous ensemble nous avons réussi à paralyser le monde, lui faire retenir son souffle. Nous devons prolonger l’asphyxie, jusqu’à ce qu’ils cèdent.
Le gouvernement se présente à nouveau à nous quatre jours plus tard. C’est l’aube à peine, c’est même le plus beau lever de soleil depuis une semaine. Ils ont fait venir de nombreux journalistes – ce sera une prise de parole importante. Nous restons assis, indifférents. Un micro est installé, afin que tout le monde entende ce que les adultes ont à nous dire. Je ne sais pas si j’espère encore quelque chose. Il me semble que je resterai ici pour toujours, pour toujours près de Rose et d’Éléphant. C’est le Président lui-même qui prend la parole.
– Nous avons entendu vos revendications.
Un silence glacial accueille cette déclaration. Il s’éclaircit la gorge.
– Nous avons réunis des scientifiques pour qu’ils réfléchissent à des solutions appropriées, aux mesures qu’il faudrait prendre pour respecter les accords de Paris et protéger massivement la biodiversité et réparer les dommages déjà causés. Cela sera compliqué. Cela prendra du temps. Nous avons commencé à élaborer un projet de loi. Elle passera dans plusieurs mois sûrement, un an, plus peut-être. Nous voulons vous proposer de participer vous aussi. D’assister aux réunions et de travailler avec nous, afin que nous ne nous éloignions pas de vos attentes. Nous voulons que ce soit une collaboration. C’est vous qui vivrez dans le monde de demain. Construisons-le ensemble. Nous avons compris l’urgence. Nous avons compris votre détresse et vos espoirs. Nous ne les décevrons pas. Nous serons sans doute le gouvernement le plus impopulaire de l’Histoire mais au moins, nous la ferons. Nous sommes prêts à agir. Nous agissons en ce moment même.
Je me tourne vers Rose et elle vers moi. Nous n’y croyons pas. Je regarde Diya, et nous éclatons de rire ensemble, et Sohan avec nous, et Kévin. Une joie immense m’envahit. Nous savons que c’est un beau discours et que la réalité sera sûrement différente, mais c’est déjà un grand pas. C’est ce qui ressemble le plus à une victoire. Je crois que nous avons gagné. Nous avons réussi.
Les animaux éclatent en milliers d’étoiles tout autour de nous. Nous sursautons tous, poussant des cris effrayés. De minuscules paillettes retombent sur nous et s’éteignent au sol. En quelques secondes il ne reste plus rien. Que des ombres plus noires. C’est glaçant. Les places laissées vides par les animaux sont comme des trous dans nos poitrines. J’entends des personnes se mettre à pleurer. Les journalistes prennent des photos, le gouvernement observe ébahi la foule amputée d’une partie de ses membres. À côté de moi Diya plaque une main sur sa bouche, et je pose une main sur son épaule. J’aimerais beaucoup que la lueur qui se dépose sur mes doigts soit celle de l’aurore, mais je ne peux pas autant falsifier la réalité. Je lève la tête vers Éléphant.
Elle flotte statiquement, près de Céphée. Elle semble me dévisager. Elle semble me défier même, à scintiller si ostensiblement. À être si réelle et si énorme. Je sens monter en moi une colère monstrueuse. Éléphant m’a menti. Elle n’est pas l’animal réconfortant que je pensais ; c’est l’atroce question qui me taraude. Éléphant m’a trahie. Éléphant a fait semblant de me sauver la vie mais c’est la raison pour laquelle j’ai essayé de me tuer. Éléphant me répugne. Éléphant est la pire des méduses.
Rose passe entre elle et moi sans s’arrêter. Céphée la suit aussitôt. Il n’a pas disparu non plus. Elle monte sur son dos et s’éloigne. Dans la foule, quelques animaux sont là encore également, mais bien trop solitaires. J’essaie de me convaincre que c’est parce que notre peur est plus tenace mais je sais pertinemment que c’est faux. Je sais me mentir mais pas à ce point (pas à ce point ?). Je sais quel est mon plus grand doute et je ne peux plus le nier. Je viens d’apprendre que celui de Rose est quelque chose d’autre, et je n’ai aucune idée de ce dont il peut s’agir. Je pensais qu’elle me faisait confiance, et elle m’a caché quelque chose d’immense. Il me semble que c’est une inconnue qui me tourne le dos et s’éloigne. J’’ignore tout d’elle soudain. J’ai l’impression d’être amoureuse d’une affiche de cinéma. D’un coup, j’arrache à mon cœur mes sentiments pour elle. Je cherchais à la rattraper mais je ralentis. Je ne sais pas qui elle est.
Je commence à trembler. Je voudrais ne pas commencer par cette phase, et être directement plongée dans celle où je me hais parce que j’ai osé croire que c’est vrai alors que c’est faux. Je voudrais ne pas commencer par :
« Et si j’avais vraiment été violée ? Et si mes douleurs mes cauchemars mes pensées mes souvenirs n’étaient pas dénués de sens ? ».
Je me plie en deux.
– Estelle !
Diya pose une main dans mon dos. Je m’écarte et m’écrie :
– Désolée ! J’ai besoin d’être seule !
Je me mets à courir, boitant à moitié. Malgré ma répulsion je bondis sur le dos d’Éléphant. Nous nous envolons au-dessus de l’Élysée, au-dessus de Paris. Tout est laid cette fois. Tout est hideusement déformé à travers mes propres yeux. Je me mets à pleurer. Je serre fort les tentacules d’Éléphant entre mes doigts, sans chercher à les arracher. Ça ne sert à rien de blesser cette méduse. Ça ne sert à rien de la diminuer, de la mutiler. Il n’y a qu’une seule manière de la faire disparaître.