A la sortie du port, nous prîmes un taxi pour nous rendre en ville. Ferdinand avait réservé un hôtel près du palais qui dominait l’ancienne cité. A peine eûmes-nous déposé nos bagages dans notre chambre qu’Astrid et moi nous précipitâmes dans les ruelles de la vieille citadelle pour aller visiter la forteresse. Nous avions gardé nos sacs à dos et toutes nos affaires personnelles précieuses, papiers, téléphone et argent. Arrivées au sommet de la colline, nous vîmes passer un éclair ailé au dessus de nos têtes, c’était Houang Ti qui nous rejoignait. Il vola devant nous au dessus de la muraille du château et disparut derrière les murs.
D’épais remparts entouraient une cour majestueuse où nous pénétrâmes en passant par un pont levis. Nous achetâmes nos billets et un petit guide dans une guérite à l’entrée. Le palais à l’intérieur des murs était magnifique, il était de style baroque, hérissé de coupoles dorées, de sculptures, de colonnades et de fenêtres aux vitraux colorés. La luminosité de fin d’après midi nimbait l’exubérance de la décoration de jeux d’ombres et de lumières. Cette étrange demeure avait un côté troublant qui provoqua en nous une émotion irraisonnée, comme si le palais avait quelque chose à nous dire, un message à nous transmettre. A l’intérieur, nous parcourûmes les salles et les appartements, émerveillées par la beauté et la richesse des lieux. Les pièces se succédaient les unes aux autres, luxueusement meublées, décorées de tentures les plus fines et les plus ouvragées racontant des scènes du temps de la splendeur du château, ou bien leurs murs couverts de tableaux de personnages et de paysages fantasmagoriques ou de miroirs tarabiscotés. Nous marchions sur des parquets de bois précieux, des carrelages de marbre rare ou des mosaïques colorées, qui disparaissaient parfois sous des tapis de soie ou de laine épaisse aux motifs chatoyants. Où que nos yeux regardent, ce n’était que profusion d’objets, de matières, de curiosités, il aurait fallu des années pour apprécier réellement toutes les merveilles accumulées au cours des siècles et qui se trouvaient là, étonnamment à leur place.
Quand nous ressortîmes encore éblouies par la visite, la nuit tombait doucement, entourant la bâtisse d’un halo de brouillard. Il était tard et le château n’allait pas tarder à fermer. Nous terminâmes la promenade par un tour dans les jardins. Le parc s’étendait au pied de montagnes couvertes d’une forêt dense, qui entouraient le palais comme un bijou précieux lové dans un écrin de nature. Le long des allées nous avançâmes au milieu de massifs de fleurs foisonnants et de bouquets d’arbustes. Une odeur de terre humide et de parfums végétaux nous plongea en quelques instants dans un autre monde. Et soudain, au détour d’un berceau de verdure, nous vîmes devant nous un arbre étrange, de belle envergure, que nous reconnûmes aussitôt, il ressemblait à celui du château de Phaissans.
Au pied de l’arbre se trouvait un banc de pierre sur lequel était assis un très vieil homme dont les deux mains étaient posées sur une canne à tête de loup. Son visage était ridé comme une vieille pomme, avec deux yeux brillants sous d’épais sourcils blancs qui nous regardaient fixement. Sa bouche était si fine qu’on la voyait à peine se dessiner sous son nez crochu.
-- Bonjour, dit-il d’une voix chevrotante. Vous êtes enfin venues, je vous attendais depuis si longtemps !
-- Vous nous connaissez ? répondis-je avec étonnement, mais qui êtes-vous ?
Houang Ti qui voletait autour de nous descendit soudain et vint se poser sur mon épaule.
-- Je suis Clotaire, fils de Clotaire, le dernier descendant d’une longue lignée. Je suis aussi le gardien du château, une responsabilité que nous exerçons de génération en génération depuis le règne du premier Clotaire. Et voici que je vois venir cet oiseau, Eostrix. Il a survécu aux siècles difficiles, il est revenu, et il est là avec vous, c’est un signe qui ne me trompe pas.
-- Que voulez-vous dire ? demanda Astrid.
-- Le signe que le conflit pourrait reprendre et que vous êtes là pour défendre le monde contre la pire des menaces. Jahangir est de nouveau sur le pied de guerre, il y a partout des preuves de ses actions maléfiques. Il faut compter sur l’arbre de paix pour vous aider, il est là devant vous. Prenez une branche, celle qui est par terre, elle vient de tomber, elle est pour vous. Et prenez des graines aussi, il y en a tout autour. Cet arbre est sacré, il a déjà sauvé le monde de la domination du monstre.
Inquiète par les propos mystérieux du vieillard, Astrid ramassa en silence la branche et les grains noirs que nous glissâmes dans nos sacs à dos à côté de nos précédentes récoltes.
-- Qui est ce Jahangir ? Nous n’en avons jamais entendu parler, dis-je.
-- Peu de gens le connaissent, répondit le vieillard, car il vit reclus. Il se nomme lui-même le magicien immobile, et il envoie ses séides partout dans le monde pour répandre le mal à sa place. Il reste à l’abri dans sa cachette pour fabriquer et lancer ses sorts destructeurs, il tire simplement les ficelles comme dans un théâtre de marionnettes.
-- Ce n’est pas lui que nous cherchons, ajoutai-je.
-- Mais sans le savoir, vous êtes au coeur de son complot, répliqua Clotaire, tout ce qui vous arrive est lié à Jahangir, ce sont ses créatures qui vous poursuivent, vous perturbez ses desseins.
-- Cà signifie que Ferdinand, Iga, Trevor sont au service de ce Jahangir ?
-- Peu importent leurs noms, ils sont les esclaves de Jahangir et lui obéissent aveuglément. C’est lui que vous devez atteindre et détruire, poursuivit Clotaire avec fougue.
-- Que voulez-vous dire quand vous dites que c’est un magicien ? repris-je.
-- Ce n’est pas assez clair ? s’insurgea Clotaire devant mon insistance.
-- A quoi servent ces branches et ces graines ? dis-je en désignant l’arbre pour faire diversion, car nous avons ramassé une autre branche semblable à Phaïssans.
-- C’est grâce à la magie de l’arbre sacré que vous pourrez vaincre le magicien immobile, ajouta le vieil homme, cette histoire vient de la nuit des temps, elle a été transmise par mes ancêtres au fil des siècles. Aussi je vous la rapporte comme je la connais.
-- La magie de l’arbre ? répéta Astrid, de plus en plus étonnée.
-- Vous saurez l’utiliser le moment venu, je ne peux pas vous en dire plus, poursuivit le vieillard, je n’en sais pas plus, je vous transmets le message qui vient de la nuit des temps.
-- Mais tout ce que vous dites, ce sont des légendes, la magie n’existe pas, s’exclama Astrid qui restait perplexe en écoutant Clotaire.
Et en même temps je pensais à la pimpiostrelle qui était en train de guérir Vincent et soudain il me sembla que le monde se mettait à tourner plus vite. La magie ! existait-elle vraiment ? toutes ces histoires d’immortalité n’étaient-elles pas que des contes à dormir debout, venus du fond des âges ?
-- Rentrons maintenant, dit encore Astrid, les visites sont terminées, ce serait dommage de nous laisser enfermer.
-- Ne retournez pas d’où vous venez, reprit le vieil homme, tous ces gens autour de vous sont mal intentionnés, fuyez-les. Immédiatement.
Son ton pressant me rappela celui d’Ezéchiel, qui m’avait poussée à devenir une fugitive. Je réfléchissais à toute vitesse. Si nous partions comme le voulait Clotaire, j’entraînerais Astrid avec moi dans des périls inconnus, pouvais-je prendre cette responsabilité ? Vincent serait-il d’accord, pouvais-je agir sans son consentement ? Mais Clotaire avait raison, le risque était encore plus grand de rester. Que faire ? Le vieil homme se leva. Et je compris que nous n’avions pas le choix, Houang Ti caressa mon cou de son bec et je hochai la tête.
-- Je vous emmène à l’entrée d’un souterrain par lequel vous quitterez le château. Vous ne pouvez pas sortir par le pont levis, c’est trop dangereux de retourner en ville s’ils vous guettent. Nous passerons par l’écurie et vous prendrez des chevaux.
-- Clotaire, l’interrompis-je, quelles sont les actions maléfiques dont vous parliez tout à l’heure, celles qui justifient votre aide ?
-- Jahangir est en train de répandre des mixtures létales dans le monde pour exterminer des populations entières. Il a racheté des laboratoires pharmaceutiques qui les fabriquent industriellement, avec des fonds obtenus en vendant des potions d’immortalité aux puissants.
-- Vous voulez parler de préparations à base de pimpiostrelle ? s’écria Astrid stupéfaite, elle n’arrivait toujours pas à croire ce que disait le vieil homme..
-- Oui. Il dépense sans compter pour obtenir le contrôle de la production de médicaments tueurs. Il inonde le marché de ses drogues mortelles. Il veut affaiblir le monde et le réduire à sa merci, en éliminant les faibles, les pauvres, les malades, pour soumettre les hommes et devenir le maître de l’univers. Depuis des siècles, il prépare sa vengeance. Et comme autrefois, il agit dans l’ombre avec ses créatures, l’élite qu’il a fabriquée et qui lui obéit sans discuter.
-- Mais quel est notre rôle dans cette histoire ? demandai-je.
-- Il n’y a plus de pimpiostrelle, répondit Clotaire, Jahangir n’a jamais pu en faire pousser et il a dû épuiser ce qu’il avait réussi à cueillir dans la nature. Il en a besoin parce que c’est sa source de revenus. C’est pourquoi ses créatures sont à votre poursuite, ils veulent que vous les meniez là où il y a encore une petite chance de trouver la fleur. Et vous, ce que vous devez faire, c’est détruire Jahangir définitivement grâce à la puissance de l’arbre avant qu’il ne soit trop tard. Je suis trop vieux pour vous suivre, mais je peux vous protéger pour l’instant et vous aider à fuir vos poursuivants. Quand vous les aurez semés, vous pourrez vous consacrer à votre vraie mission, celle que vous suivez en réalité depuis le premier jour.
-- Comment savez-vous tout cela ? questionnai-je, encore abasourdie par ce nouveau revirement de l’histoire.
-- Des visiteurs viennent au palais et ils manquent de discrétion. Ils se renseignent partout sur la plante, mais personne ici n’a jamais entendu parler de l’existence de cette fleur. Personne sauf moi, car je suis le dépositaire des secrets de mes ancêtres, et je sais ce qu’est la pimpiostrelle.
-- Ces gens sont venus récemment ? demandai-je.
-- Depuis quelques jours seulement. Et je vous vois soudain arriver toutes les deux ce soir avec Eostrix, cet oiseau qui traverse les âges ! Il était déjà aux côtés des héros de l’époque de la grande guerre contre Jahangir.
-- C’est Houang Ti, expliqua Astrid, il nous suit depuis que nous sommes allées à Phaïssans.
-- Sa présence à vos côtés est le signe que nous devons agir sans attendre, répondit Clotaire.
A ces mots, Houang Ti prit son essor et s’envola sans effort. En quelques instants et deux coups d’aile, il eut disparu dans les airs.
-- Cet oiseau est votre ami, répondit Clotaire, allons suivez-moi. Vous savez monter à cheval ?
-- Pas du tout, répondis-je, je ne l’ai jamais fait.
-- Monter à cheval faisait partie de mon éducation, ajouta Astrid.
-- Je vous trouverai deux montures adaptées, dit le vieil homme en marchant devant nous.
Il avançait vite, beaucoup plus souplement que nous aurions pu le penser à cause de son âge et de sa canne. Traversant la cour du château, nous constatâmes que le pont levis était baissé. Clotaire nous amena devant la porte des écuries où nous pénétrâmes à sa suite. De magnifiques chevaux se trouvaient dans les différentes stalles, mastiquant du fourrage qui retombait en abondance de leurs mangeoires. D’une main alerte, Clotaire attrapa deux selles qui pendaient au mur et avança au milieu des bêtes. Posant l’une des selles, il caressa un cheval gris pommelé aux pattes musculeuses qui frotta sa tête contre la main amicale.
-- Voici Cornélie, c’est une jument douce, elle vous emmènera au bout du monde, il n’y a pas cheval plus docile, dit-il en se tournant vers moi. Traitez la bien.
-- Je ne sais pas faire, balbutiai-je, perdue devant l’immense animal que Clotaire sellait prestement.
-- Je saurai, répondit Astrid.
-- Et pour vous la cavalière, ajouta le vieil homme en se tournant vers elle, je choisis Notos, ce cheval est fougueux, il saura vous entraîner aussi loin qu’il le faut.
Clotaire entra dans une stalle où l’étalon brun qui s’y trouvait s’ébroua vivement au contact de la main du vieil homme. L’animal était frémissant, impatient de partir, déjà prêt pour la course. Il gratta le sol de ses sabots et releva la queue tandis que Clotaire attachait la selle sur son dos.
-- Comment ferons-nous pour les ramener ? interrompis-je ?
-- Ne vous inquiétez pas pour le retour des chevaux, tout se passera bien. Pour l’instant, l’important est de vaincre Jahangir, c’est votre mission. Partez vite, dit Clotaire.
-- A qui pouvons-nous faire confiance ? demandai-je encore.
-- Ces jeunes gens que vous avez rencontrés sur le bateau, vos nouveaux amis, ils vous accompagneront, ils vous attendent à la sortie de la galerie, dit Clotaire. Ce sont de bonnes personnes.
-- Mais tout ceci était prévu ? reprit Astrid, notre rencontre avec eux sur le bateau ?
-- Dès qu’Eostrix est sorti de la grotte à Phaïssans, les petites antennes secrètes de nos guetteurs ont été en alerte. Nous savions que vous viendriez forcément ici, à Coloratur, et voici que j’ai pris le relais de tous les messagers.
-- Eostrix, Houang Ti, comment l’appeler maintenant ? dit Astrid.
-- Il comprend tous les langages, appelez-le comme vous le voulez. Et ne craignez rien, le pont levis du château est baissé maintenant, on ne viendra pas vous chercher ici, mais allez-y maintenant.
Nous ne parvenions pas encore à réaliser ce qui était en train de se passer. Marchant devant nous en tenant les licols des deux chevaux, Clotaire se dirigea vers le fond de l’écurie. Nous le suivîmes le long d’une galerie creusée dans la roche jusqu’à une pièce ronde. Là, il activa un mécanisme secret caché derrière une anfractuosité et un large pan de pierre pivota, découvrant une autre caverne qui se poursuivait par une galerie souterraine, assez large et haute pour laisser passer un cavalier sur sa monture. Clotaire nous tendit les rênes. Astrid monta élégamment sur son cheval, le vieillard m’aida à me hisser sur la selle de ma jument.
-- Vous parliez d’une grande guerre contre Jahangir… fis-je, de quoi s’agissait-il ?
-- C’était il y a si longtemps, soupira Clotaire, mon ancêtre faisait partie des héros qui ont combattu le mal, ils venaient de tous les pays du monde, de Phaïssans, de Vallindras, de Skajja, du Pays d’Argent. Ils ont mis des années à trouver le repaire de Jahangir qui se trouvait ici, à Coloratur. Et ils ont lutté contre lui ...
-- Mais il s’est échappé et depuis il a survécu ? demanda Astrid perchée sur son cheval.
-- Oui, vous n’avez qu’une chose à faire, dit-il, réussir votre mission : le trouver et le détruire, c’est Eostrix qui vous guidera.
Puis il donna une tape énergique sur le dos de Notos qui s’élança, entraînant Cornélie à sa suite.
Derrière nous la porte de la caverne se referma, plongeant la galerie dans le noir. Malgré l’obscurité, les chevaux galopaient sans hésiter. Je m’accrochai aux rênes et à la crinière ébouriffée de Cornélie, ne sachant quelle position adopter. Enfin nous aperçumes au bout du tunnel une lueur diffuse et lorsque nous approchâmes nous vîmes que la sortie de la grotte était protégée comme à Phaïssans par une cascade qui luisait dans la nuit, à travers laquelle les bêtes bondirent sans s’arrêter. Le passage sous la chute d’eau fut si rapide que nous fûmes à peine mouillées, comme si nous étions passées sous un brumisateur.
Dans la clairière où nous arrivâmes au galop, Jerem, Diego et Brennan nous attendaient, assis à la lueur de la lune sur des rochers moussus et bavardant comme à leur habitude. Leurs montures en liberté paissaient paisiblement l’herbe parsemée de fleurs, et les nôtres s’arrêtèrent brutalement en hennissant.
-- Salut, dit Jerem en se levant. Nous voici à nouveau réunis, cette fois en pleine connaissance de cause.
-- Pas très agréable de savoir après coup que vous étiez au courant de tout, répondit Astrid en caracolant sur Notos qui restait fougueux après la course.
-- Nous ne pouvions trahir la confiance de nos amis, répliqua Jerem en saisissant le mors du cheval.
-- Hum, répliqua Astrid qui n’était pas convaincue.
-- Pas de temps à perdre, reprit Jerem, nous devons nous éloigner de Coloratur.
Diego et Brennan enfourchèrent leurs montures et Jerem rejoignit la sienne. Quelques instants plus tard, nous nous remîmes en route. Du ciel tomba soudain une forme noire qui vint se poser en douceur sur mon épaule, Houang Ti nous avait rejoints.
Le chemin traversait une forêt dense, il faisait très sombre. Nous étions entourés de hauts arbres feuillus et la canopée masquait même la lueur de la lune. Nous avancions au pas, les uns derrière les autres, Jerem en tête et Brennan le dernier derrière moi. Nous ne parlions plus et les bruits des sabots des chevaux sur le sentier couvert d’aiguilles de pins et de feuilles étaient étouffés. Partout autour nous nous entendions l’agitation de la nature, les cris des animaux nocturnes et leurs courses furtives au milieu des fourrés. Houang Ti répondait parfois à un appel d’oiseau de sa voix rauque et me faisait sursauter sur le dos de Cornélie.
Nous marchâmes pendant plusieurs heures avant d’atteindre les contreforts montagneux à l’est de Coloratur. Le jour commençait à poindre lorsque nous nous arrêtâmes, toujours sous la protection des arbres.
-- Ils vont envoyer des drones pour nous chercher, dit Jerem. Nous avons pris un peu d’avance mais ils ne vont pas tarder à nous rattraper.
-- Quand nous serons à découvert, de jour, cinq cavaliers ne passeront pas inaperçus où que nous soyons, fit remarquer Astrid. Et même de nuit, les drones pourraient nous repérer avec la vision nocturne.
-- C’est exact, répondit Jerem. c’est pourquoi nous allons leurrer les drones.
Ni Astrid ni moi n’osâmes plus poser de questions, tout semblait prévu, nous n’avions rien à dire, qu’à nous laisser porter par le plan qui se déroulait. Avant que le soleil se lève tout à fait, nous arrivâmes devant une ferme de montagne nichée au coeur de la forêt de sapins. Nous avions commencé la montée depuis quelques heures, et nous nous trouvions désormais en altitude, le temps avait fraîchi. Au loin, nous apercevions les premières neiges sur les pics qui se dressaient comme des fantômes sur le bleu de la nuit. Au delà du chalet, les arbres s’espaçaient, se mêlaient de rhodendrons, de myrtilliers et de framboisiers sauvages et faisaient petit à petit place à l’herbe et aux fleurs. La montagne nous entourait de sa majesté sombre et somptueuse, tout autour de nous de vastes pentes pierreuses s’élevaient vers les sommets, couvertes de végétation rase. Le ciel avait rosi et soudain le soleil jaillit devant nous, astre blanc éblouissant au coeur d’une longue bande orangée qui s’étendait sur tout l’horizon, les neiges se colorèrent d’éclats roses et jaune pâle qui marquaient les moindres reliefs d’ombres et de lumières. C’était si beau que nous en avions le souffle coupé.
Jerem cependant nous pressait de rentrer dans le chalet et de mettre les montures à l’abri. Houang Ti qui avait dormi sur mon épaule pendant le trajet s’envola soudain à tire d’ailes et disparut dans l’azur.
-- Dépêchons-nous, le jour se lève, nous n’avons pas de temps à perdre.
Après être descendus de cheval, nous pénétrâmes les uns après les autres dans l’étable. Le fermier nous y attendait, il allait prendre soin des bêtes et nous invita à entrer dans la pièce principale. Le chalet était une vaste maison ancienne, construite en pierres à mi-hauteur, puis en bois avec des madriers montant jusqu’au toit couvert de bardeaux. A l’intérieur, un feu crépitait dans une vaste cheminée de pierre. Un long buffet de bois était garni de bols et d’assiettes, tout semblait prêt pour un petit déjeuner de montagne. De grosses miches de pain, des pots de beurre et de confitures étaient rassemblés au centre de la grande table au milieu de la salle. Une femme s’affairait devant un énorme fourneau.
-- Entrez, entrez, dit-elle sans se retourner et sans cesser de tourner une cuillère en bois dans une casserole.
A cet instant, un garçon et deux jeunes filles surgirent d’une pièce attenante, l’une était rousse aux cheveux courts et l’autre avait des boucles noisette. Elles avaient à peu près nos tailles, notre âge et notre allure. Je compris instantanément ce qu’avait voulu dire Jerem quand il avait parlé de tromper les drones. A distance, il serait possible de nous confondre et nous pourrions échapper à la surveillance de nos ennemis tandis qu’elles courraient tous les dangers.
-- Isla et Elli vont prendre votre place pour la suite de l’aventure, expliqua Jerem en nous présentant les nouvelles venues. Diego, Brennan et Hugo partiront avec elles pour mieux leurrer les poursuivants. Je viendrai avec vous. Nous aurons le temps de fuir de notre côté, une fois que nous serons certains que les drones ont mordu à l’hameçon.
-- C’est beaucoup trop dangereux, m’écriai-je en me tournant vers Isla et Elli, ces gens-là sont des tueurs.
-- Vous croyez que nous ne le savons pas ? répondit froidement Jerem, nous sommes les descendants d’une tribu qui a résisté à Jahangir, nous avons juré de protéger notre peuple contre la folie meurtrière de ce magicien. Nous nous préparons à ce combat depuis notre naissance, et nos ancêtres avant nous. Alors nous n’avons pas peur.
-- Cela fait peu de temps que nous avons conscience de ce danger, dis-je. C’est incroyable, comment est-ce possible que vous seuls soyez préparés à lutter depuis toujours alors que le monde entier ignore l’existence de Jahangir ?
-- Parce que c’est sur notre continent qu’il avait fait le plus de mal. Il avait soumis il y a très longtemps toute la population, la réduisant à l’esclavage, à l’exception d’une tribu irréductible qui s’est cachée dans la jungle pour lui échapper pendant des années, nos propres aïeux.
-- Mais ce magicien, demandai-je, pourquoi n’avait-il pas été éliminé, mettant fin à la guerre ?
-- Quand il a compris qu’il serait vaincu lors du combat final, ce qu’il restait de lui s’est enfui, expliqua Jerem. Quelques uns parmi nos ancêtres n’ont jamais cru à sa disparition totale et n’ont pas abandonné la résistance, enseignant leurs techniques de dissimulation et de combat à tous les membres de la tribu, qui à leur tour les ont transmises à leurs descendants. En préparation d’un retour éventuel du monstre. Ils ne savaient pas si l’impensable se produirait, mais grâce à leur sagesse, ils ont permis d’anticiper ce jour funeste.
-- Que s’est passé ensuite ? questionnai-je encore.
-- Avec le temps, notre tribu s’est ouverte au monde, mais nous avons poursuivi la surveillance partout où nous avions émigré. Et voici que nous avons il y a quelques temps eu connaissance d’agissements occultes qui ressemblaient à une guerre des temps modernes. Éliminer les faibles petit à petit, sans que finalement personne n’en prenne conscience jusqu’au moment où il sera trop tard, c’est la stratégie de Jahangir, il est machiavélique et il a su s’adapter aux nouvelles technologies. Mais heureusement nous sommes attentifs. PJ Sauveur a toujours été sous surveillance, son comportement irrationnel et dépourvu de sentiments nous a alertés depuis longtemps.
-- Je suis sa fille, intervint Astrid, ne me détestez-vous pas ?
-- Nous avons longuement hésité avant de t’accorder notre confiance, Astrid. Nous contrôlions tous les agissements de PJ et les tiens, et de bien d’autres. Par exemple de toutes ces start up qui financent des opérations criminelles. C’est comme cela que nous avons eu connaissance de l’existence d’Hazel, une inconnue orpheline, surgie de nulle part, sans aucun lien avec ce monde crapuleux. Quand tu es devenue fugitive, Hazel, l’un des nôtres est intervenu pour te sauver, mais il y a laissé sa peau, ajouta Jerem en me regardant.
-- Anchise ? répondis-je, comprenant que rien dans ma course rien n’était dû au hasard.
-- Oui.
-- Il était juste descendu dans la rue pour aller chercher à manger,.murmurai-je en revoyant le corps d’Anchise allongé sur la chaussée, au pied de son immeuble.
-- Il était une sorte d’agent dormant, vivant en milieu urbain, il n’était en effet pas très entraîné. Ceci dit, nous t’avons perdue à partir de ce moment-là. Nous t’avons retrouvée quand Ferdinand Mozell est venu te chercher après l’explosion de la tour Berova. Et là nous avons douté … douté jusqu’à ce que Eostrix vous rejoigne à Phaïssans. Eostrix ne vous aurait jamais adoptées si vous étiez à la solde de Jahangir.
-- Houang Ti ! dis-je, il nous suit depuis la grotte sous le château. J’ai d’autres questions pour toi. Que sais-tu de l’arbre sacré ? Clotaire nous en a parlé.
-- Apprenez à vous servir de son pouvoir, vous en aurez besoin. Quant à nous, nous savons peu de choses sur la magie, nous sommes de bons soldats et nous nous mettons à votre service pour remplir votre mission, répondit Jerem.
-- Qui est votre chef ? demandai-je.
-- Nous n’en avons pas … Clotaire est celui qui s’approcherait le plus de ce qu’on peut appeler un chef. Nous savons tous ce que nous avons à faire, il suffit que l’information nous soit transmise et nous agissons.
-- Connaissez-vous Vincent ?
-- Le fils handicapé de PJ ?
-- Oui. Nous savons qu’il a toujours été détesté par son père. Nous ne nous sommes jamais intéressés à lui, répondit Jerem.
-- Vincent a lutté à sa façon contre la folie de PJ, m’écriai-je. Seul, sans mobilité, il a essayé de se battre contre le consortium de son père. C’est grâce à lui que je suis sortie de l’anonymat et que j’ai été malgré moi mêlée à cette histoire.
-- Il est sur son île aujourd’hui, avec sa belle-mère et sa soeur. Il ne se passe rien de notable là-bas, répliqua Jerem.
-- Il faut l’associer à notre action, il peut beaucoup. C’est lui qui a fabriqué ce téléphone, ajoutai-je en sortant l’appareil qui ne me quittait jamais. Avec ça, je le contacte de n’importe quel endroit dans le monde et il me répond instantanément. Il est toujours avec nous, même s’il n’est pas là physiquement. Il voudra nous aider, j’en suis certaine. Depuis quelques jours, je n’ai plus communiqué avec lui, c’était impossible car nous n’étions jamais seules, Astrid et moi. Il doit être terriblement inquiet. Je vais l’appeler maintenant, je dois lui dire ce qui se passe. Il a toute ma confiance.
-- D’accord, répondit Jerem, mais avant je voudrais que nous regardions la carte, Ies autres doivent partir rapidement désormais.
Il étala sur un coin de l’immense table une carte topographique de la région. Tous les détails y étaient indiqués de manière précise et nous pûmes suivre notre trajet depuis notre départ du château jusqu’au chalet. Dans ma tête se trouvaient les coordonnées du lieu probable où devait pousser la pimpiostrelle, celui où je m’étais résolue à emmener Ferdinand. Je les donnais à Jerem qui les chercha sur une autre carte. L’endroit exact se trouvait beaucoup plus au sud, dans une région montagneuse qui surplombait une forêt tropicale.
-- Nous connaissons bien cette forêt, dit Jerem, c’est là que se cachait la tribu originelle. Et en altitude, là où tu penses trouver la pimpiostrelle se trouve un village de montagne. A mon sens, il n’y a pas de fleurs sauvages à cet endroit précis. Mais aucune importance, il faut leurrer les drones. Les randonneurs suivront cette piste, et tant qu’ils ne seront pas arrivés, on ne nous cherchera pas, nous pourrons aller ailleurs sans être poursuivis. Plus nos amis mettront de temps, plus nous aurons de chance de disparaître et de prendre la vraie route que nous devons suivre et qui mène à Jahangir.
-- Comment savoir où il se trouve ? demanda Astrid, nous ne le connaissions pas avant hier soir.
-- Il faut chercher la pimpiostrelle. Jahangir s’est installé à proximité, pour l’exploiter facilement là où elle poussait, répondit Jerem. Hazel doit avoir une petite idée.
-- Qu’est-ce qui te fait penser qu’il y a de la pimpiostrelle ailleurs et que je le sais ? demandai-je.
-- Parce que je te fais confiance, répondit Jerem, je suis certain que tu ne t’es pas contentée de trouver une seule localisation ! Si Ferdinand Mozell ne l’a pas compris, c’est un imbécile. Maintenant, donnez vos vêtements et vos sacs à Isla et Elli, les randonneurs vont partir tout de suite, il faut qu’ils s’éloignent du chalet très vite.
Dix minutes s’écoulèrent à peine, et nous fîmes nos adieux à Isla, Elli, Diego, Brennan et Hugo qui s’enfoncèrent sous le couvert de la forêt, vers le sud. Il faisait grand jour à présent, le ciel était d’un bleu limpide et le soleil inondait de ses rayons brûlants tout le paysage autour de nous, les parois de pierre vertigineuses au dessus de nos têtes et les résineux qui tapissaient la vallée à leurs pieds. Depuis la porte de la ferme, nous regardâmes nos compagnons s’éloigner et disparaître dans le coeur de la montagne. Jerem nous invita à prendre le petit déjeuner et j’appelai Vincent sans pouvoir m’isoler.
Moi seule savait qu’il prenait de la pimpiostrelle, celle qui poussait sur l’île des Gondebaud et qui le guérissait petit à petit. Je ne devais en parler à personne. Où en était-il ? je ne le saurais pas car je ne pouvais pas lui parler sans que les autres m’entendent. Nous prîmes le temps de lui expliquer tout ce qui était arrivé. Vincent était fou et malheureux de l’autre côté du monde, tant de choses se passaient sans lui et il ne pouvait rien faire pour nous aider. Je lui passais Astrid et il échangea avec Jerem, créant un lien avec notre nouvel ami.
Nous entendîmes soudain dans le silence de la montagne le bourdonnement caractéristique d’un drone. Nous approchant de la fenêtre nous vîmes passer au dessus du chalet une sorte d’oiseau métallique, muni d’un long bec qui volait en direction du sud.
-- Le drone est passé, dit Jerem, nous allons pouvoir bientôt repartir. Mais où irons-nous ? A toi de jouer Hazel.
Nous n’avions pas éteint le téléphone, Vincent suivait toujours notre conversation. Je donnai les coordonnées des deux positionnements où devait par hypothèse pousser la pimpiostrelle, l’île tropicale et le désert en altitude. Nous passâmes du temps à réfléchir quelle destination privilégier.
-- Jahangir se trouve sur l’île tropicale, dit Vincent soudain, c’est là qu’il faut aller.
-- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demandai-je
-- Il avait trouvé de la pimpiostrelle puisqu’il l’a utilisée. Et s’il a installé un laboratoire secret pour l’exploiter, c’est plus facile de se dissimuler sur une île à la végétation foisonnante que dans un désert montagneux, répondit Vincent.
-- C’est judicieux, fit Jerem..
-- Merci, répliqua Vincent, la seule aide que je puisse vous apporter est de faire fonctionner mon cerveau !
-- Mais comment allons-nous aborder discrètement sur une île perdue en plein océan ? Ce Jahangir doit avoir installé un système de sécurité, s’écria Astrid, il va nous voir arriver de loin et il nous attendra pour se défendre. Et même si nous parvenons à accoster sur l’île, il nous détectera avant que nous ayons le temps de faire quoi que ce soit ...
-- J’ai une petite idée, fit Jerem, mais pour cela nous devons repartir en sens inverse et retourner voir Clotaire. Attendons que nos poursuivants soient passés et nous reprendrons le chemin de Coloratur.
-- Ils vont nous chercher ici, dans cette ferme ? insista Astrid. Ferdinand, Trevor, Iga et les autres ? Comment pourrons-nous leur échapper ?
-- Ne t’inquiète pas Astrid, nous allons disparaître dans les profondeurs de la montagne, expliqua Jerem, ils ne soupçonneront même pas que nous sommes ici.